Chargé d’études en éducation permanente aux Équipes populaires, Guillaume Lohest est l’auteur d’une étude intitulée «Nos démocraties peuvent-elles passer l’arme à gauche?». Face à la montée du populisme, les progressistes doivent parler une autre langue, au risque de condamner nos sociétés à l’extrémisme.
Alter Échos: Déconstruire les idées de l’extrême droite n’est pas neuf. Vous vous y exercez par le détour de la forme notamment, celle du journal et de la liste. Au bout du compte, vous remettez en cause toute une série de postures progressistes…
Guillaume Lohest: En rédigeant cette étude, je cherchais l’angle le plus légitime dans la mesure où je ne suis ni spécialiste de l’extrême droite ni politologue. Je voulais parler comme citoyen, comme personne travaillant dans un milieu progressiste, d’éducation permanente. J’ai choisi de le faire à travers un exercice d’introspection: d’abord, individuelle sous forme de journal où j’explique ma prise de conscience des menaces qui pèsent sur la démocratie, puis collective, sous forme de liste, en provoquant mon propre camp politique. Il ne s’agit pas du tout d’amoindrir le danger de l’extrême droite. Évidemment, c’est une idéologie à combattre et ses premiers adversaires sont les mouvements antifascistes. Mon regard se porte davantage sur le terrain des discours, des postures et de l’imaginaire culturel. Comme les mouvements progressistes sont surtout focalisés depuis des décennies sur la lutte contre le néo-libéralisme, contre tout ce qu’il amène comme inégalités et oppressions, le risque est d’oublier qu’il y a un autre front à mener, celui de la défense de la démocratie, malgré toutes ses imperfections. Défendre la démocratie est une lutte en soi, qui ne peut ni être noyée dans d’autres causes ni se résumer à lutter contre le capitalisme. Avec une telle posture, on risque hélas de légitimer, à gauche, des fragments de discours, des attitudes qui s’approchent de celles de l’extrême droite, en renforçant le fascisme malgré nous.
«Il y a mille raisons de se dire aujourd’hui que le peuple n’a pas le pouvoir… Néanmoins, j’ai l’impression que limiter la démocratie au pouvoir du peuple est une conception immédiate, simpliste, qui passe à côté de l’essentiel.»
AÉ: Il y a aujourd’hui un grand malentendu autour de la définition de la démocratie, en voulant en faire l’expression directe du pouvoir du peuple, à travers le référendum d’initiative citoyenne (RIC) ou le tirage au sort, par exemple. Or, vous rappelez que le peuple et le pouvoir sont des principes impossibles à fixer que la démocratie a dû s’inventer.
GL: Il est tout à fait normal d’être déçu par la démocratie représentative qui n’a pas répondu à une série de promesses, qui a oublié certaines parties de la population. Qu’il y ait une colère, une volonté d’autre chose, des attentes plus grandes, c’est légitime. Il y a mille raisons de se dire aujourd’hui que le peuple n’a pas le pouvoir… Néanmoins, j’ai l’impression que limiter la démocratie au pouvoir du peuple est une conception immédiate, simpliste, qui passe à côté de l’essentiel. Des solutions comme le référendum d’initiative citoyenne ou le tirage au sort peuvent probablement amener un nouveau souffle à nos systèmes, mais se focaliser uniquement là-dessus, c’est oublier la consistance de la démocratie qui ne se limite pas à des concepts aussi simples que ceux-là. Plutôt que d’être considérée comme le pouvoir du peuple, la démocratie doit permettre au contraire de faire peuple à travers un ensemble de droits formels comme l’État de droit, la liberté de la presse, la protection des minorités ou la séparation des pouvoirs qui garantissent la possibilité de faire peuple. La démocratie est aussi une culture du débat qui ne peut pas se limiter à dire oui ou non à un référendum, qui tend, en général, à simplifier beaucoup. Cette culture du débat est fondée sur la vigueur des corps intermédiaires, des associations, de la société civile, de la concertation sociale… Elle demande une forme de compétence du conflit, du pluralisme, en ayant toujours plusieurs idées, souvent contradictoires, à travailler. Face à la la colère, à la déception, de surcroît dans l’émotion collective, on risque de jeter le bébé avec l’eau du bain, en oubliant toute cette consistance de la démocratie au nom d’une conception simpliste, un peu slogan, celle du pouvoir du peuple.
AÉ: Sur le pouvoir du peuple, vous abordez le populisme, notamment celui de gauche dont la stratégie de discours est similaire, à bien des égards, à celui du populisme de droite. Selon vous, il faut s’interroger sur les risques de cette rhétorique de gauche dans la lutte contre l’extrême droite.
GL: Le populisme de gauche, sous forme de stratégie pour conquérir le pouvoir, n’est pas une réflexion à balayer d’un revers de la main. Elle doit être discutée. En outre, entre le populisme de gauche et de droite, il y a des différences, notamment sur la redistribution des richesses. Mais il y a des points communs évidents, comme l’opposition entre le peuple et les élites, la logique anti-système, la condamnation des médias… C’est un jeu dangereux car la démocratie y perd à tous les coups. On le voit en Italie, où le Mouvement 5 Étoiles, un populisme plutôt de gauche, a pu trouver un allié comme la Ligue du Nord, parti d’extrême droite. Il n’y a plus grand-chose qui les distingue au final… C’est d’autant plus dangereux qu’il y a grande confusion au niveau des idées, avec beaucoup de personnes qui n’ont plus de vision politique claire. Le FN a pu récupérer une partie des thèmes de la gauche en portant par exemple une dénonciation de l’Europe dans sa version austéritaire, un discours très social… Dans cette confusion, il suffit qu’une petite partie de la population se laisse convaincre par ce genre de message pour conduire à des basculements décisifs dans un équilibre électoral de plus en plus fragile dans nos démocraties. L’extrême droite ne s’embarrasse pas de la vérité: elle a moins de scrupules pour tordre les faits, notamment sur la question migratoire, alors que, même populistes, les mouvements de gauche seront toujours affaiblis par leurs contradictions, leurs incohérences, leurs simplismes ou préféreront se taire sur ce qui les distingue de l’extrême droite, comme sur les valeurs d’ouverture… Historiquement, le fascisme est toujours né dans des contextes qui n’étaient ni strictement ni majoritairement d’extrême droite, mais il est apparu dans des sociétés où l’extrême gauche était forte, avec des passerelles entre gauche et droite, avec une confusion des idées permise par un climat où dominent l’émotionnel, le ressentiment, le rejet et où le sens des mots a moins de poids.
«Historiquement, le fascisme est apparu dans des sociétés où l’extrême gauche était forte, avec des passerelles entre gauche et droite, avec une confusion des idées permise par un climat où dominent l’émotionnel, le ressentiment, le rejet et où le sens des mots a moins de poids.»
AÉ: Dans cette lutte, il y a néanmoins la difficulté, voire l’impossibilité, de porter un contre-discours, un récit collectif à gauche…
GL: C’est une prise de conscience qui m’est venue très fortement avec l’apparition en Europe de la figure de Steve Bannon, qui a le projet de mettre l’Union européenne à terre et de favoriser la montée de toutes les listes extrémistes pour la paralyser. Je me suis intéressé à sa vision, à sa conquête du pouvoir. Dans un contexte émotionnel et de sentiment de désarroi comme celui qu’on connaît, Bannon a pris conscience que les valeurs, les faits ou la vérité sont des armes impuissantes. Aussi, pour conquérir l’imaginaire culturel, a-t-il utilisé des séquences très fortes, très marquantes, avec un récit classique, simple, mais populaire avec un personnage principal, du genre loser, qui a un objectif assez lisible et des adversaires très identifiés. Son histoire est celle du peuple, celui du Blanc, oublié par la mondialisation, avec comme adversaires tous les symboles de celle-ci: la finance et les migrants… C’est assez fort au niveau dramaturgique. Face à cela, la gauche est impuissante, avec un récit basé sur les valeurs, les droits ou la vérité, un discours d’autant plus difficile à porter que nos démocraties n’ont jamais cessé de trahir ces valeurs qui portent les droits de l’homme et que, désormais, le terme de droit-de-l’hommiste est même devenu une insulte… Le seul espoir que personne n’a vu venir et qu’il nous reste est celui des jeunes pour le climat. C’est un récit qui peut faire arme égale face à celui du repli nationaliste et autoritaire.
«L’éducation populaire ou permanente est le seul moyen pour que la démocratie soit vivante, et pas uniquement limitée au moment du vote…»
Alter Échos: À vos yeux, il ne faut pas non plus négliger ces nombreux espaces de démocratie que sont les réseaux sociaux. Vous rappelez tout l’intérêt de l’éducation permanente en la matière…
GL: Je ne vois pas d’autres solutions pour avoir une conscience critique, individuelle et collective. L’éducation populaire ou permanente est le seul moyen pour que la démocratie soit vivante, et pas uniquement limitée au moment du vote… J’y crois tellement que je suis un peu inquiet du retard de notre secteur sur l’extrême droite qui ne s’embarrasse pas elle de toute une série de valeurs, de l’esprit critique ou de la vérité. Cela fait des années que la fachosphère a investi des formats pour amener le débat de manière virale, en imposant des questions, des discours sur lesquels les mouvements progressistes, et notamment ceux de l’éducation permanente, ont pris beaucoup de retard. Les réseaux sociaux, qu’on le veuille ou pas, sont devenus un espace politique central: on sait bien que l’élection de Trump, le Brexit ou les printemps arabes n’auraient pas eu lieu de la même manière, sans eux. Institutionnellement, notre secteur reste attaché à des formes classiques de communication, assez formelles, réservées à un public restreint. Tout l’enjeu sera de réfléchir en profondeur sur de nouveaux formats pour permettre de faire de l’éducation permanente sur ces espaces politiques virtuels.
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À paraître : « Entre démocratie et populismes » : 10 façons de jouer avec le feu, Éditions Couleurs Livres, 10 euros.