Où plongent les racines de la violence des jeunes ? Comment pacifier des relations sociales souvent en crise ? En un mot, comment faire une place à l’autre ? Telles sont lesquestions auxquelles tente, depuis des années, de répondre l’universitaire et chercheur Pierre Karli.
C’est un sémillant octogénaire qui reçoit sur le seuil de sa maison, située dans un quartier résidentiel de Strasbourg. Le salon dans lequel il invite às’asseoir comporte une baie vitrée qui donne sur un paysage de verdure. Il y traîne des livres, des notes, un manuscrit en cours d’écriture… Il se dégage dulieu une belle impression d’harmonie. Pierre Karli est un homme simple. Il pourrait ne pas l’être : membre de l’Académie des Sciences, ancien professeur de neurophysiologie à lafaculté de médecine de Strasbourg, il est aussi l’auteur de plusieurs essais, dont L’homme agressif et Les racines de la violence, tout deux publiés chez OdileJacob. Spécialiste du mal-être des jeunes et de la violence qui en découle parfois, Pierre Karli a créé, il y a tout juste neuf ans, l’Institut pour la promotion dulien social (IPLS)1, structure vouée au raffermissement de la solidarité et des relations interpersonnelles. Il étudie donc depuis de nombreuses années lesmécanismes de relâchement du maillage social, selon lui responsable du désarroi actuel d’une partie de la jeunesse. Entretien en forme de constat :
Alter Échos : Vous expliquez la violence des jeunes par un déficit de transmission générationnelle : vous pouvez développer ?
Pierre Karli : J’ai eu l’occasion d’en discuter avec des juges pour enfants : les gamins qu’ils reçoivent portent presque toujours en eux le poids dedysfonctionnements familiaux. Alain Brunel, l’ancien président du tribunal pour enfants de Paris, me disait que les jeunes qu’il voit n’ont généralement pasreçu la parole du père. Il y a là un manque à être qui entraîne une revendication de l’avoir et du paraître qui mène elle-mêmeà des frustrations – voire à des violences – si elle n’est pas satisfaite. Il faut comprendre que c’est une question de repères : si l’on ne nousdonne pas ces repères, si l’on n’est pas conscient des limites, alors on est invertébré. C’est le cas de beaucoup de jeunes, qui ne vivent que sousl’emprise des émotions du moment, parce que personne ne leur a appris à les maîtriser.
AE : C’est aussi une question de rapport à l’autre…
PK : Bien sûr. Le manque à être dont je parle est directement responsable d’une construction insuffisante de la relation à l’autre.
AE : Quelles sont, selon vous, les causes de ce déficit de transmission ?
PK : Elles sont multiples. Il me semble tout d’abord que l’école a une grande part de responsabilité. On fait souvent le constat que l’éducationdonnée par les parents reproduit les inégalités sociales et qu’il faut donc que l’école y remédie. C’est très bien, sauf quel’école considère souvent toute intervention sur le plan de la morale comme un formatage, voire un endoctrinement de l’enfant. On le laisse donc se construirelui-même, comme s’il était le bouton d’une fleur dont le développement se fera naturellement tout seul. Ce qui, à mon sens, est une grande erreur… Parailleurs, la transmission du langage est en crise. Or une pauvreté de langage entraîne une pauvreté de la pensée. On pense ici à la belle formule d’EtienneBaulieu : « Le contraire de la violence n’est pas la douceur, c’est la pensée. »
AE : On est encore ici dans la gestion de la relation à l’autre…
PK : Mais oui ! Si je ne peux pas gérer cette relation, si je ne peux pas la négocier par le dialogue, je vais donc l’imposer, éventuellement par la violence.
AE : Vous remettez aussi en cause les nouvelles formes que prend, de nos jours, la cellule familiale.
PK : Je ne les remets pas en cause, je constate seulement que ces formes dont vous parlez peuvent fragiliser le rôle de transmission qui doit être celui de la famille. Lespremières années de la vie jouent un rôle fondamental. L’attachement mère-enfant sécurisant, la parole structurante du père… L’environnementdans lequel se développe un adolescent doit être marqué par la sécurité et la cohérence. Or ce ne sont pas toujours les caractéristiques de la familleactuelle…
AE : Cela peut sembler une position un peu réactionnaire : ne faut-il pas accepter ces évolutions ?
PK : Je ne dis pas qu’il faut les refuser, je pointe seulement les failles qu’elles peuvent comporter. Faut-il tout bénir au nom de la modernité ? Par ailleurs,les agents traditionnels de la transmission que sont les parents et les enseignants sont aujourd’hui concurrencés et de plus en plus étouffés par d’autres influencesextérieures : les bandes de copains, les médias, les nouvelles technologies…
AE : Ces influences extérieures sont toujours néfastes ?
PK : Non, bien sûr. Mais regardez les modèles que nous présentent les médias télévisuels : le plus souvent, c’est le vide absolu. Audemeurant, tout est contenu dans la formule de Le Lay, ahurissante de cynisme, sur le temps de cerveau disponible2. On remplace la culture par le divertissement et on transforme desanimateurs en maîtres à penser : c’est assez effrayant. Et cela marche parce qu’on est dans une société où l’on pratique souvent le déni dela réalité. On aime bien vivre sur des fictions…
AE : Si je vous comprends bien, on a oublié les fondements essentiels sur lesquels devraient reposer les échanges humains ?
PK : Il est difficile d’être péremptoire sur cette question. Mais il faut bien se résoudre à constater que sur le plan des échanges humains, lasituation n’est guère brillante. Il y a une crise généralisée de la confiance, doublée d’une dérive individualiste qui est favorisée parl’actuel modèle social. Il s’agit aujourd’hui de consommer. Or le matérialisme et l’hédonisme ne peuvent pas être les outils d’uneconstruction sociale fiable, ni une source d’inspiration pour nos jeunes. Dans le meilleur des cas, on promeut une vision utilitaire des échanges humains ; dans le pire, onprésente l’autre comme un compétiteur, un rival. C’est un modèle absolument catastrophique qui ne doit pas être la base d’une éducation.
AE : Peut-on changer cela ?
PK : Sans doute, mais c’est difficile. Ce sont des changements qui demandent beaucoup de travail, de volonté et surtout de patience. À cet égard, ils ne
peuventpas se mesurer dans un temps limité. Or, notre société demande des résultats concrets, visibles et rapides : c’est le contraire de ce qu’exige lapensée.
AE : La création de l’Institut pour la promotion du lien social est-elle une conséquence de votre volonté de changement ?
PK : Sa création remonte à 2000 et s’est faite sur un concours de circonstances. À cette époque, Catherine Trautmann, qui était encore maire deStrasbourg, m’avait demandé de réunir un comité de réflexion sur la violence et sur ses origines. J’ai constitué ce groupe avec différentschercheurs et universitaires et nous avons commencé à travailler. Une conférence a été organisée et elle a surpassé même nos pronostics les plusoptimistes : huit cents personnes y ont assisté. Ce succès inattendu nous a donné l’idée d’aller plus loin et de mettre en place une structure pérenne.C’est ainsi que j’ai crée l’IPLS avec Marc Haug, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique.
AE : Quels étaient vos objectifs ?
PK : Nous avons imaginé l’IPLS comme un lieu d’échanges et de partage de connaissances entre chercheurs et acteurs du terrain. Il s’agitd’appréhender par des regards croisés les phénomènes de société, de façon à rendre les pratiques mises en œuvre plus efficaces. Enfait, nous souhaitons constituer un trait d’union entre l’université et la Cité.
AE : Quelles sont les activités mises en œuvre par l’IPLS pour répondre à cette mission ?
PK : Elles sont diverses. Nous organisons des journées d’étude, des actions de formation, des séminaires thématiques, desconférences-débats… Ces dernières nous ont permis d’aborder de nombreux thèmes de réflexion : les origines multiples des comportements violents, laprévention et la résolution des conflits dans la famille et dans le cadre scolaire, plus récemment l’emploi des jeunes dans les quartiers populaires…
AE : Rien de plus pratique ?
PK : Si, bien sûr. Nous engageons également des actions qui sont conduites sur le terrain – notamment dans les quartiers considérés comme sensibles. Nousavons par exemple mené une vaste enquête qui a mobilisé de nombreux collaborateurs dans une vingtaine de collèges alsaciens, afin de pointer et d’analyser lesproblèmes rencontrés au quotidien dans l’univers scolaire.
AE : Pouvez-vous dire un mot à propos du Forum de la tolérance et de la fraternité, organisé par l’IPLS ?
PK : C’est une initiative destinée à promouvoir le vivre ensemble. Ce forum a été organisé en 2006 et en 2007 au Centre européen de lajeunesse, à Strasbourg. L’objectif était de permettre à plus d’une centaine de jeunes issus des banlieues de s’interroger sur le regard porté surl’autre. Cette action a été menée à travers de nombreux ateliers encadrés par des professionnels : musique, danse, théâtre, jeux de rôle,création de fresques murales… Il s’agissait de sensibiliser les adolescents aux difficultés du vivre ensemble mais aussi à la chance qu’il peutreprésenter pour chacun d’entre nous. Ce forum a rencontré un grand succès auprès des jeunes, c’est pourquoi il a été reconduit. Et j’ensuis très heureux : promouvoir le lien social ne peut se faire qu’entre acteurs libres et responsables.
1. IPLS, Campus du CNRS :
– adresse : rue du Loess 23, Bât. 40, F-67037 Strasbourg Cedex
– courriel : accueil@ipls.u-strasbg.fr
2. Référence à la fameuse citation de Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1, qui estimait que la fonction de sa chaîne était de vendre à ses annonceurspublicitaires du « temps de cerveau disponible »