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Regard critique · Justice sociale

Reportage

Pincemaille, la vie de chalet

En Wallonie, près de 12.000 personnes vivent de manière permanente dans des sites initialement dédiés au tourisme, que ce soit par hasard, nécessité ou conviction. Au domaine de Pincemaille, dans le Hainaut, les habitants historiques cohabitent avec les nouveaux venus, en quête d’un mode de vie alternatif ou d’un chez-soi à moindres frais.

Au cœur d’un massif boisé situé entre Binche et Merbes-le-Château, non loin de la frontière française, il était une fois le domaine de Pincemaille. Dans les années 60 et 70, les Bruxellois venaient passer de longs étés hennuyers sur ce terrain privé de la commune d’Estinnes. C’était le temps où l’on choisissait entre la mer et la campagne, toujours en périmètre national. Un tourisme qui a été peu à peu délaissé dans les années 80, tandis que la crise du logement poussait un nombre croissant de personnes à s’installer durablement dans ces habitations rudimentaires. Reconverti en «projet d’écovillage» depuis 2021, Pincemaille est aujourd’hui un lieu d’habitat permanent pour 90 ménages installés dans les chalets historiques, mais aussi dans des yourtes, roulottes, bungalows et tiny houses répartis le long des allées qui quadrillent la cinquantaine d’hectares. Soit le plus vaste domaine accueillant des habitats légers en Wallonie.

Cicatrices des années sombres

Sous le soleil éclatant de début mars, deux jeunes retraités contemplent, mains sur les hanches, la parcelle encore déserte qu’ils s’apprêtent à aménager – quelque 1.000 m2 loués 250 euros par mois. «Nous vivons en simplicité volontaire. Cet endroit, on le cherche depuis vingt ans», racontent-ils. Après une vie «dans le traditionnel», le couple a songé à poser sa yourte dans la Drôme, département fécond en projets alternatifs et panoramas splendides. «Mais on voulait rester près des petits-enfants. La famille, c’est important. Bien sûr, là-bas, ce n’est pas comme ici… Là-bas, c’est beaucoup plus beau!», rigolent-ils sans regret.

Reconverti en «projet d’écovillage» depuis 2021, Pincemaille est aujourd’hui un lieu d’habitat permanent pour 90 ménages installés dans les chalets historiques, mais aussi dans des yourtes, roulottes, bungalows et tiny houses répartis le long des allées qui quadrillent la cinquantaine d’hectares. Soit le plus vaste domaine accueillant des habitats légers en Wallonie.

Car le royaume de Pincemaille est perclus de cicatrices. Chalets incendiés, dépôts sauvages de pneus, règlements de compte, toxicomanie: jusqu’à il y a peu, son nom était régulièrement épinglé dans la presse locale. «Dans les années 90, la loi Tobback (1) a permis la domiciliation dans les campings, ce qui a obligé le propriétaire à installer un réseau d’eau courante, raconte Alexia Bucelli, 34 ans, coordinatrice du projet d’écovillage. Mais la gestion n’a pas suivi. Il y a eu des fuites, des branchements sauvages, des gens qui ne payaient pas… Cela a marqué le début d’une période sombre pour Pincemaille, avec des habitants qui ne se sentaient plus en sécurité.» Entre les arbres, on aperçoit la décharge où s’empilent appareils électroménagers, débris de meubles et aussi «biens de consommation et de surconsommation» laissés par ceux qui ont quitté le navire. «On part de loin. Mais, petit à petit, les choses s’améliorent. Notre objectif pour 2031, c’est que 150 parcelles soient occupées», poursuit Alexia, qui est elle-même en train d’achever la construction de sa tiny house. «Après mes études, j’ai beaucoup voyagé, en Nouvelle-Zélande, à Bali… Je travaillais dans l’événementiel, sur des festivals alternatifs. Quand je suis rentrée en Belgique, je ne me voyais plus du tout dans un mode d’habitat classique», raconte la coordinatrice. Le package bétonné travail-de-bureau-maison-quatre-façades, très peu pour elle: «Vivre dans la nature, ça n’a pas de prix!»

Une transgression nécessaire

Aujourd’hui, Pincemaille compte environ deux tiers d’habitants historiques, parfois héritiers d’un chalet familial, et un tiers de nouveaux venus – pour la plupart des jeunes retraités ou des 18-35 ans en quête d’un mode de vie alternatif, plus collectif et plus écologique. Avant de s’installer, tous les aspirants pincemaillais doivent remettre un dossier de candidature et apprendre à connaître le projet à travers des réunions et des week-ends d’immersion. «Il faut qu’on ait des atomes crochus, des valeurs communes, souligne Alexia. On demande aussi aux gens de bien réfléchir car vivre en habitat léger n’est pas si facile que ça en a l’air. Cela exige beaucoup de ressources. Même si la communauté peut aider, il faut être très autonome.»

Mieux vaut aussi avoir une certaine inclination à la désobéissance et ne pas craindre les imbroglios juridico-administratifs. «Par exemple, poursuit Alexia, on sait que, si les gens demandent un permis d’urbanisme avant de construire, ils recevront un refus. C’est pourquoi beaucoup préfèrent ne pas le demander…» Et pour cause: habiter (au titre de résidence principale) dans une zone de loisirs demeure en Wallonie une infraction potentielle à l’aménagement du territoire. Par ailleurs, depuis le début des années 2000, le Plan Habitat permanent (Plan HP), coordonné par le ministre du Logement et des Pouvoirs locaux, s’est donné comme finalité de reloger les habitants de ces zones de loisirs, au nom de la lutte contre la pauvreté et de l’accès aux droits fondamentaux, notamment le droit au logement (2). Pour Vincent Wattiez, coordinateur du Réseau brabançon pour le droit au logement (RBDL), le Plan HP «porte en lui un énorme flou». «À la fois bienveillant et malveillant», il serait sous-tendu par une vision «pauvriste» des métiers du social, qui «objectalise les personnes comme s’il s’agissait de corps éteints à sauver». Autrement dit, qui leur dénierait la capacité à faire le choix de vie qui leur convient le mieux, dans le monde tel qu’il va.

La phase 1 du plan, presque achevée, visait à reloger les habitants des campings et sites en zones inondables, tout en empêchant les nouvelles installations. La phase 2, toujours en cours, concerne le relogement des habitants des parcs résidentiels et zones de loisirs (comme Pincemaille), sauf pour quelques sites pouvant prétendre à une reconversion en «zone d’habitat vert» (17 équipements sur les 142 aujourd’hui concernés en Wallonie) (3). Néanmoins, malgré les relogements (4.357 ménages relogés entre 2004 à 2020), le nombre d’habitants n’a aucunement diminué! Ainsi, en 1999, on dénombrait 8.514 habitants dans les zones de loisirs (4.084 ménages) contre 8.924 (5.039 ménages) en 2022 (4). Un chiffre qui doit être majoré, compte tenu du fait que toutes les communes concernées n’adhèrent pas au Plan HP et que certaines continuent à pratiquer des refus de domiciliation: 12.000 habitants seraient en réalité concernés. Signe que ce mode de vie n’est pas près de disparaître, d’autant que les motivations écologiques des uns rejoignent désormais les impératifs économiques des autres…

Ainsi, en 1999, on dénombrait 8.514 habitants dans les zones de loisirs (4.084 ménages) contre 8.924 (5.039 ménages) en 2022. Un chiffre qui doit être majoré, compte tenu du fait que toutes les communes concernées n’adhèrent pas au Plan HP et que certaines continuent à pratiquer des refus de domiciliation: 12.000 habitants seraient en réalité concernés.

«La transgression est nécessaire, estime Maëliss Debune, étudiante en master en transitions et innovations sociales à l’UCLouvain et stagiaire à Pincemaille. Elle est nécessaire parce qu’elle répond à des besoins et s’inscrit aujourd’hui dans la transition écologique et sociale. Les lois sont tellement carrées qu’elles freinent l’évolution.» Alors que le Plan HP est sur le point de faire l’objet d’une nouvelle évaluation (les précédentes ont eu lieu en 2005, 2009 et 2019), Vincent Wattiez souligne pour sa part la nécessité de «réveiller les forces vives»: «Aujourd’hui, le Plan HP doit devenir un outil pour aider le droit au logement, tout en évitant de mettre des gens dehors ‘pour leur bien’. Proposer de l’aide et imposer de l’aide sont deux choses différentes. Or, le problème avec le Plan HP, c’est que bien souvent les personnes concernées n’ont pas voix au chapitre…»

Propriétaire à moindres frais

Au 151, drève des Hirondelles, Christine met la dernière main à son bassin d’eau, qu’elle a agrémenté d’une cascade et de deux bouddhas sculptés. Ses chiens nous annoncent à la grille. Enseignante à la retraite originaire de Grimbergen, Christine a emménagé l’été dernier dans ce pavillon de plain-pied acheté pour 60.000 euros. «Je n’avais jamais entendu parler de Pincemaille, raconte-t-elle. Un jour, totalement par hasard, j’ai vu une annonce sur Marketplace. Quand je suis arrivée ici, je me suis dit: ‘Tiens ça me correspond vraiment bien, beaucoup, très fort… passionnément!’» Récemment divorcée, Christine avait un peu d’argent à investir et aucune envie de «louer une petite maison pour 1.500 euros» ou, pire, un appartement. «Je serais devenue folle!, lance-t-elle. Ici j’ai trois chambres, un jardin… J’ai 60 ans, je me dis qu’il me reste 10 ou 15 belles années pour être active, travailler dehors…» Bien sûr, dans sa vie rêvée, Christine se serait plutôt vue sur la côte bretonne, comme en témoigne la décoration bleu ciel, tout en voiliers miniatures et coquillages, de sa véranda. Mais obtenir un prêt auprès d’une banque belge pour acheter à l’étranger n’était pas possible: ce serait donc Pincemaille.

En règle générale, pour investir dans un habitat léger, il faut compter entre 30.000 et 40.000 euros. «Quand on est très débrouillard, raconte Alexia, il est possible de s’en sortir pour 10.000 euros. Quand on est très très débrouillard et qu’on utilise uniquement des matériaux de récup, on peut s’en sortir pour 3.000 à 4.000 euros.» Des montants sans commune mesure avec le prix de l’immobilier classique et que certains financent grâce à des prêts à la consommation. Car comme l’a montré le sociologue français Gaspard Lion, auteur de Vivre au camping. Un mal-logement des classes populaires (Seuil, 2024), l’attrait des zones de loisir comme lieux de vie correspond aussi pour certains au désir persistant d’accéder à la propriété et à la maison individuelle, y compris – et faute de mieux – sous forme de mobil-home ou de tiny house.

Drève du Pigeon Ramier, nous achevons notre visite par «le plus beau jardin de Pincemaille». Bernadette, 68 ans, nous salue, bêche à la main, enchantée de la météo clémente. Elle fait partie des Pincemaillais qui ne partiraient pour rien au monde. «Je suis ici depuis 19… 88? 89? Je n’avais que 32 ans?», demande-t-elle, sincèrement étonnée. Au domaine de Pincemaille comme ailleurs, le temps passe en un éclair et on fait de son mieux. «Ici, on essaie juste d’être de bons humains, de s’en sortir et de survivre», conclut Alexia.

 

  1. La loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population (appelée «loi Tobback») impose aux communes de domicilier les personnes où elles résident, peu importe que l’habitat soit en situation légale ou pas. Mais dans la pratique, certaines communes refusent – illégalement – les domiciliations dans les habitats légers.
  2. http://cohesionsociale.wallonie.be/sites/default/files/Plan_HP_actualise%202012.pdf
  3. http://cohesionsociale.wallonie.be/sites/default/files/Base%20de%20données%20synthétique%2010.2023.xlsx
  4. https://www.habiterleger.be/quest-ce-que-le-plan-hp/
Julie Luong

Julie Luong

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