Alter Échos: Quelles sont les caractéristiques de cette enquête?
Frédéric Vesentini: Il s’agit d’une enquête centrée sur les victimes, qui doivent donc avoir conscience du fait qu’elles ont subi quelque chose, ce qui rend les événements extrêmement anodins et très courants difficiles à détecter. Autre chose: l’enquête est effectuée en population générale, ce qui veut dire que l’on enquête sur l’ensemble de la population. Une question comme les mutilations génitales féminines, qui est au cœur des violences de genre, n’est donc pas atteignable avec ce type de procédé parce que ce phénomène touche une catégorie très spécifique de la population – les personnes primo-migrantes, issues de certaines régions du monde – pour lesquelles il faut mettre en place un dispositif particulier afin d’enquêter.
Chloé Janssen: L’aspect européen est une des grosses richesses de l’enquête: le même questionnaire a été «joué» partout. Il sera intéressant dans le futur d’aller coupler les résultats belges avec ceux d’autres pays européens. Le deuxième point de force, c’est que ces statistiques ne sont pas un «one shot», il y aura d’autres collectes de données et le cœur de l’enquête restera le même, ce qui va nous permettre de suivre l’évolution des phénomènes constatés.
AÉ: Une autre spécificité de la version belge de l’enquête, c’est qu’elle se penche aussi sur les violences faites aux hommes. Pourquoi avoir choisi cette option alors que les États étaient laissés libres de le faire ou pas?
FV: L’enquête européenne est clairement centrée sur les violences faites aux femmes à ceci près qu’il existe en Belgique des acteurs de terrain, notamment du secteur judiciaire, qui nous demandent aujourd’hui de pouvoir disposer de chiffres pour les hommes, de ne pas occulter cette réalité. Dans les années 80 ou 90, la priorité des politiques publiques et d’égalité, c’étaient les violences faites aux femmes, il fallait mettre un coup de projecteur sur ces violences qui étaient occultées. Poser alors la question des violences faites aux hommes était un peu maladroit. Maintenant que nous avons deux ou trois décennies de recul, nous ne sommes plus dans le tabou et nous sommes mieux armés pour mieux comprendre les inégalités entre hommes et femmes au niveau des violences subies.
«Dans les années 80 ou 90, la priorité des politiques publiques et d’égalité, c’étaient les violences faites aux femmes, il fallait mettre un coup de projecteur sur ces violences qui étaient occultées. Poser alors la question des violences faites aux hommes était un peu maladroit.»
Frédéric Vensentini
AÉ: Vous évoquez les inégalités. On voit en effet dans le rapport que les hommes et les femmes ne subissent pas le même genre de violences, même si la situation peut paraître «équitable» au premier regard. Ainsi, 33,1% des hommes et 31,3% des femmes rapportent des violences par partenaires intimes. Mais en grattant, on se rend compte que les hommes recensent majoritairement des violences psychologiques alors que les femmes font état aussi de violences physiques, sexuelles, d’un cumul de violences ou de viols ou tentatives de viol pour 7,2% d’entre elles…
CJ: Cela met en évidence certains aspects de la victimation des femmes et nous éclaire sur les dynamiques des violences. Quand on prend les violences physiques par non-partenaires, on voit que plus d’hommes rapportent ce type de violence et que celles-ci sont souvent le fait d’hommes également. Alors que dans le cadre intime, quand on va vers des formes de violences plus graves, sexuelles, mais aussi psychologiques, qui s’apparentent à une forme de terrorisme intime ou de contrôle coercitif, on voit que les femmes sont plus nombreuses à en souffrir. Ce ne sont pas les mêmes violences dont on parle, et l’aspect genré n’est pas le même.
AÉ: C’est une tendance générale dans le rapport: ce sont les femmes qui subissent les violences les plus graves.
FV: Tout est clair: plus on entre dans le «dur» des violences, plus on constate de l’asymétrie de genre en défaveur des femmes.
AÉ: Existe-t-il d’autres résultats issus de l’enquête qui vous ont marqués?
CJ: La corrélation entre l’exposition aux violences dans l’enfance et la victimation à l’âge adulte par partenaire ou non-partenaire. Il existe de la littérature à ce sujet, mais dans le rapport la proportion passe du simple ou double (la proportion d’individus ayant subi au moins une forme de violence par partenaire est de 10,2% parmi les personnes n’ayant pas subi de violence dans l’enfance et de 19,9% chez les personnes en ayant subi, NDLR), ce qui est particulièrement interpellant. Cela montre à quel point la victimation doit être pensée en termes de trajectoire de vie.
FV: Les critères de surexposition m’ont marqué. On voit que le fait d’être au chômage ou en incapacité de travail, de se sentir en mauvaise santé ou de ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue augmente fortement l’exposition aux violences.
AÉ: Un autre critère qui semble avoir une influence est le critère géographique. On voit que les femmes habitant à Bruxelles ou en Wallonie ont plus de risques d’être victimes de violences que celles habitant en Flandre…
CJ: On observe des écarts semblables au niveau des pays européens. C’est ce que la recherche appelle le «paradoxe nordique». Les pays nordiques ont des taux de prévalence beaucoup plus élevés que des pays comme la Pologne ou le Kosovo alors qu’ils sont connus pour être plus égalitaires en termes de genre. Et on voit que la Wallonie et Bruxelles se situent dans des taux de victimation proches des pays nordiques tandis que la Flandre est plutôt proche de la Pologne (le taux de victimation des femmes pour des violences sexuelles par partenaire intime s’élève à 4,5% en Flandre, contre 10,3% à Bruxelles et 12,4% en Wallonie, NDLR).
«Quand on va vers des formes de violences plus graves, sexuelles, mais aussi psychologiques, qui s’apparentent à une forme de terrorisme intime ou de contrôle coercitif, on voit que les femmes sont plus nombreuses à en souffrir.»
Chloé Janssen
AÉ: Est-ce qu’il peut y avoir un effet de biais généré par des manières différentes d’aborder les faits ou de les rapporter?
FV: Il existe clairement un effet de structure. Je l’ai déjà dit: certaines catégories fragiles de population sont surexposées. Et ces catégories de population vivent majoritairement en Wallonie et à Bruxelles. Cela ne signifie pas que toute la différence s’explique par cela, mais il s’agit d’une première piste d’explication.
AÉ: Et un sujet d’étude futur?
FV: Nous n’avons exploité qu’une toute petite partie des données récoltées. Il ne s’agit pas d’un rapport final, mais initial. Avec Chloé, nous faisons maintenant le tour des universités, des labos en leur disant «Les données sont là, elles sont accessibles, produisez de la recherche sur des aspects spécifiques…»