Les relations entre jeunes des quartiers populaires de Bruxelles et forces de l’ordre sont rarement au beau fixe. Mais l’application des règles du confinement et le décès d’Adil ont ajouté de la tension et de l’incompréhension. Des acteurs de terrain dressent un premier bilan.
Le 11 avril, les rues d’Anderlecht sont le théâtre d’échauffourées entre jeunes et policiers. La tension est à son comble suite au décès d’Adil, renversé par une voiture de police et dont la mort reste entachée de zones d’ombre. Adil. Le nom cristallise désormais les tensions accumulées entre jeunes des quartiers populaires de Bruxelles et une partie de la police, principalement du centre et de l’ouest de la région. «C’est vraiment après la mort du jeune Adil que ça a débordé. Que les contrôles abusifs se sont multipliés, avec matraques et spray au gaz. Parfois avec six policiers pour une même personne», témoigne Aboul Seck, de l’association Jeunes Ambition Marolles (JAM).
Le décès d’Adil et les tensions qui se sont ensuivies se sont déroulés en plein confinement. Une période qui exacerbe les difficultés, comme l’affirme Katrien Ruysen, fonctionnaire de prévention à Anderlecht. Selon elle, ce drame, «c’était la goutte de trop pour des jeunes de la commune», à l’historique jalonné de difficultés et d’incompréhensions. «Avec le confinement, tous les problèmes se démultiplient, ajoute-t-elle. Le 11 avril, cela faisait un mois que le confinement avait commencé avec encore des incertitudes sur ce qu’il était possible de faire ou de ne pas faire, avec un contexte de vie difficile pour ces jeunes. Dans une telle situation de stress, un événement comme le décès d’Adil et le lien de ce décès avec un contrôle de police, cela crée un mélange de tristesse, de colère. L’intervention forte de la police a ajouté de l’adrénaline.»
«Il existe un certain flou dans l’application des règles. Et dès qu’il y a un flou, les ‘cow-boys’, qui existent parmi les policiers, se manifestent.» Bilal Chuitar, coordinateur du foyer des jeunes des Marolles.
Plusieurs associations de terrain sises dans des quartiers populaires de la capitale ont constaté le regain de tension entre jeunes et forces de l’ordre pendant le confinement. Beaucoup parlent de contrôles abusifs, d’interprétation fluctuante et arbitraire des règles, d’amendes à répétition, d’interventions spectaculaires et disproportionnées, voire de brimades physiques et de coups. «Un jeune s’est fait arrêter à une heure du matin alors qu’il marchait dans le quartier. Mais il n’y a pas de couvre-feu en Belgique, explique Bilal Chuitar, coordinateur du foyer des jeunes des Marolles. Il existe un certain flou dans l’application des règles. Et dès qu’il y a un flou, les ‘cow-boys’, qui existent parmi les policiers, se manifestent. Des jeunes ont l’impression que la police ‘profite’ du confinement pour mettre des P-V.»
Des règles… pas toujours prévisibles
Les règles qui prévalent pendant le confinement donnent effectivement de larges pouvoirs d’appréciation aux forces de l’ordre. Le principe de base du confinement: les personnes sont tenues de «rester chez elles». Dès lors, tout individu à l’extérieur est susceptible d’enfreindre ce règlement… même si les exceptions sont nombreuses et relativement flexibles si l’on compare à d’autres pays européens comme la France et l’Italie. Il est en effet possible de faire des promenades ou de l’exercice physique sans besoin d’attestation et sans limites géographiques. Les rassemblements sont, bien sûr, interdits.
Cette mise en quarantaine a été définie dans plusieurs actes légaux pris dans le cadre des «pouvoirs spéciaux» confiés au gouvernement. L’arrêté royal du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus, modifié à plusieurs reprises, l’arrêté royal du 6 avril sur la mise en place de sanctions administratives communales (SAC) et les circulaires des procureurs généraux qui tentent de préciser l’application des règles par la police.
Au bureau du délégué général aux Droits de l’enfant, Pierre-Yves Rosset, conseiller de Bernard De Vos, on estime qu’avec le confinement «les règles de base ne sont pas toujours prévisibles, elles font l’objet d’interprétations. Les règles changent constamment, de semaine en semaine en fonction des divers arrêtés et circulaires des procureurs généraux. Cela crée un flou juridique qui pose des questions de prévisibilité. Sur le terrain, des inquiétudes s’expriment, des allégations de non-respect des règles de la part de la police». «Le simple fait d’être dehors est suspect, ajoute Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la Ligue des droits humains. Il devient possible de contrôler n’importe qui pour n’importe quoi.»
«Un jeune m’a dit qu’à Ixelles, lorsqu’un jeune sort, on dit qu’il flâne, à Cureghem, il traîne. Comme s’il y avait deux champs lexicaux différents.» Mohammed Boho, coordinateur du centre de jeunes Rezolution
Et sur le terrain, justement, c’est l’impression d’une forme de double standard qui s’applique en défaveur des quartiers populaires de Bruxelles. C’est ce que relate Mohammed Boho, coordinateur du centre de jeunes Rezolution, proche de la place Lemmens, à Anderlecht: «Un jeune m’a dit qu’à Ixelles, lorsqu’un jeune sort, on dit qu’il flâne, à Cureghem, il traîne. Comme s’il y avait deux champs lexicaux différents.» Pourtant, selon Mohammed Boho, dans son quartier, au départ, la police s’est montrée assez souple, «avant de serrer la vis». Selon lui, «les habitants du quartier, qui se connaissent tous, ont vraiment respecté le confinement. Il y a eu des décès liés au Covid. Les gens ont commencé à prendre le virus au sérieux. Mais la police, en parallèle, s’est montrée plus sévère, a pas mal interpellé, parfois pour de bonnes raisons, parfois pour de mauvaises». S’il a pu se dégager une impression d’application lâche du confinement dans des quartiers très habités de Bruxelles, c’est aussi parce que «le Conseil national de sécurité donne des consignes uniformes à appliquer qui ne sont pas adaptées aux différences de densité», explique Thomas Devos, de l’association de jeunesse flamande Jongeren Maken de Stad. Pour lui, le confinement «aggrave des problématiques qui existent depuis longtemps».
La résurgence de vieilles problématiques
Parmi ces problématiques, il y a le logement. Car sans école, sans activité, sans sport collectif, le temps de confinement peut s’avérer explosif lorsqu’on est entassés à plusieurs dans quelques mètres carrés insalubres. «Dans certaines familles, lorsqu’il y a cinq ou six enfants, les grands dorment le jour pour laisser l’espace de vie aux plus petits la journée, décrit Bilal Chuitar. Alors oui, il arrive que certains sortent.» Et en sortant, les gens se croisent, veulent discuter un peu, prendre quelques minutes en position statique.
Dans ce contexte, il arrive que les amendes pleuvent. «Certains jeunes ont reçu jusqu’à six amendes pendant le confinement», témoigne Aboul Seck. Les amendes Covid – qu’elles aient la forme d’une transaction pénale ou d’une sanction administrative communale – c’est le même tarif pour tout le monde: 250 euros. «C’est une somme colossale, c’est vécu comme une injustice, ajoute Mohamed Boho. Donc certains jeunes ne l’acceptent pas.» Une somme qui pèse sur le budget – parfois bien maigre – des familles en quartier populaire.
Des associations informent les jeunes des voies légales pour contester les amendes, s’ils le souhaitent, et les aident à s’y retrouver dans les possibilités de déposer une plainte contre un usage de la force qu’ils estiment disproportionné. C’est le cas par exemple du service d’Aide en milieu ouvert (AMO) TCC Accueil. «Beaucoup de jeunes ont un sentiment d’injustice, ils se sentent désemparés face aux amendes à répétition. Notre but, c’est de les outiller, de les informer par rapport à leurs droits», explique Mathieu Blairon, coordinateur pédagogique au sein de l’AMO qui travaille sur ce thème en collaboration avec le délégué général aux Droits de l’enfant. Au sein de l’AMO, les travailleurs aident à introduire des réclamations auprès du fonctionnaire sanctionnateur lorsque l’infraction au règlement «Covid» s’est traduite en une sanction administrative communale.
Si c’est un mineur qui ne respecte pas les règles de l’arrêté ministériel, alors il n’est pas possible de lui infliger de sanctions administratives communales «Covid» ni de sanctions pénales. Pas d’amende de 250 euros au programme. Toutefois, en cas de non-respect du confinement par un mineur, le policier est tenu de dresser un procès-verbal qui sera transmis au parquet de la jeunesse. C’est ce dernier qui décidera de classer sans suite le dossier, d’envoyer une lettre d’avertissement au mineur ou de saisir le juge de la jeunesse, qui dispose, en théorie, d’une panoplie de mesures qu’il peut imposer au jeune ayant commis une infraction. «Mais en ces temps de confinement, les alternatives au placement en IPPJ sont difficilement praticables, précise-t-on chez Bernard De Vos. Le risque est donc grand que des infractions au règlement ‘Covid’ aboutissent à des ordonnances de placement. Il s’agirait d’une forme de criminalisation de conduites à risque.»
Quel contrôle démocratique de l’action policière?
Dans cette atmosphère particulièrement tendue, des jeunes qui estiment que leurs droits n’ont pas été respectés peuvent se tourner vers le bureau du délégué général aux Droits de l’enfant s’ils sont mineurs ou vers des associations de terrain comme TCC Accueil. Les cas de violences policières peuvent aussi être rapportés au site policewatch.be, l’observatoire des violences policières que la Ligue des droits humains (LDH) a relancé juste avant le confinement. Selon Pierre-Arnaud Perrouty, «le confinement met surtout en lumière des problèmes préexistants, même si celui-ci exacerbe les tensions». Les premiers témoignages récoltés par la LDH «comportent presque tous une dimension de discrimination, de profilage ethnique. Malheureusement, rien de neuf.» Mais globalement, en cas d’allégations d’un usage de la violence disproportionné, «beaucoup de jeunes ne portent pas plainte; car ils se disent que cela ne sert à rien», assène Aboul Seck. Face aux frustrations de jeunes, et parfois aux provocations, des policiers cultivent leur propre ressentiment. C’est ce que raconte Katrien Ruysen: «Il existe aussi une frustration chez les policiers qui manquent de personnel sur le terrain et qui travaillent dans un contexte difficile. Ils ont aussi parfois l’impression que la réaction de la justice pour mineurs est trop lente après la constatation des faits».
«Le confinement met surtout en lumière des problèmes préexistants, même si celui-ci exacerbe les tensions.» Pierre-Arnaud Perrouty, LDH
Vu le gouffre communicationnel qui sépare parfois les policiers qui interviennent en quartiers populaires et des jeunes désœuvrés en confinement, des associations des Marolles – le foyer des jeunes et JAM – ont demandé à rencontrer le bourgmestre pour tenter de calmer le jeu. Un dialogue a été entamé entre ces associations, le bourgmestre et la police de la zone pour tenter de recréer les conditions d’une possible communication. Ces interlocuteurs sont amenés à se revoir à la fin du mois de mai puis peut-être sur une base régulière.
Du côté des forces de l’ordre, la zone de police Bruxelles-Midi a préféré ne pas répondre à nos questions. C’est dans la zone de Bruxelles-Nord que l’on a pu trouver des interlocuteurs qui tentent de nuancer l’image d’une police aux abois, prête à dégainer des amendes au moindre geste. Gauthier Peremans, patrouilleur dans la zone, pense «qu’il y a eu très peu d’événements problématiques dans notre zone. Bien sûr, il a fallu faire appliquer les nouvelles règles qui n’ont pas toujours été tout de suite bien comprises, donc cela nécessite des explications. Mais nous parions sur la communication avant tout. On préfère prendre 10 minutes pour bien expliquer. Ce qui n’empêche pas que des P-V ont été donnés». Et en effet, sur l’ensemble de la zone – qui couvre Schaerbeek, Evere et Saint-Josse –, 2.372 SAC «Covid» ont été distribuées du 19 mars au 10 mai contre 610 P-V judiciaires. Très peu de mineurs ont été interpellés. «La grande majorité de ces amendes a concerné des jeunes entre 20 et 30 ans», explique Audrey Dereymaeker, responsable de la cellule de communication de la zone de police. On note ensuite une baisse importante de ces chiffres à partir de la fin du mois d’avril. «À l’approche du déconfinement, nous ne pouvons plus être dans une politique de tolérance zéro.» La porte-parole reconnaît qu’il y a eu «quelques situations difficiles, notamment liées à l’occupation d’infrastructures sportives, mais nous avons travaillé à trouver une solution en bonne intelligence, dans le dialogue».
Un bilan flatteur… en partie écorné par l’expérience d’associations locales. Au sein de l’AMO AtMOsphères, à Schaerbeek, on déploie un autre récit. Khaled Boutaffala, directeur, note que «la situation, pendant le confinement, n’a été ni noire ni rose. Au départ, un contrôle de police avait tourné en petite émeute place Liedts. Puis les choses se sont calmées. De notre côté, nous avons vite repris le travail de rue pour sensibiliser les jeunes. Il est vrai qu’avec les policiers de la zone il y a eu des espaces de dialogue. Mais d’un autre côté certains jeunes ont reçu plusieurs amendes et ont regretté le manque de communication. Il y a parfois eu des mots déplacés.»
«À l’approche du déconfinement, nous ne pouvons plus être dans une politique de tolérance zéro.» Audrey Dereymaeker, responsable de la cellule de communication de la zone de police
Ces différences de versions donnent un écho au plaidoyer du délégué général aux Droits de l’enfant qui pense que l’urgence, ici, «c’est de repenser le contrôle démocratique de l’action policière». À Anderlecht, Katrien Ruysen, chargée de prévention, estime que «la police devrait prendre des mesures pour faciliter le contrôle interne et donner davantage de transparence à ses interventions. Cela protégerait aussi les agents qui ne font jamais de contrôles abusifs. On pourrait penser à une ‘bodycam’. Car les contrôles abusifs sont aussi des formes d’atteinte à l’intégrité de la fonction. En interne, les dérives devraient davantage être dénoncées, mais cela impliquerait un changement d’ordre ‘culturel’. Investir encore plus dans le lien avec le quartier, dans la proximité et dans la formation par rapport aux problématiques sociales serait utile».
Pierre-Yves Rosset, au nom du délégué général aux Droits de l’enfant, avance qu’il serait utile de «repenser la formation initiale et continuée des forces de police et de créer un guichet unique de première ligne, tenu par des professionnels, par exemple des travailleurs sociaux, qui pourraient accueillir des plaintes à l’encontre de la police. L’objectif serait de lutter contre le sentiment d’impunité et d’éviter le non-recours aux droits».
En attendant, le déconfinement, bien que progressif, permet de lâcher un peu la pression. Pour l’instant. Après, on verra. «Car les jeunes sont restés, comme des animaux en cage, enfermés pendant deux mois, affirme Mohammed Boho. Ils vont sortir et être à cran. Il va falloir gérer ça.»
En savoir plus
Uneus : cow-boys de proximité, Alter Échos, 15 novembre 2018.
SAC : vers une justice spectacle ?, Alter Échos n° 416, 3 février 2016.