Après un long essor des classes moyennes, celles-ci seraient aujourd’hui confrontées à leur propre déclin. En cause, un marché de l’emploi envahi par les nouvelles technologies et remanié par la mondialisation. Si le phénomène est difficile à objectiver, les classes moyennes belges semblent relativement protégées par notre modèle social. Jusqu’à quand?
Article publié le 11 octobre 2016.
La fin des années septante sonne le glas des Trente Glorieuses. Avec la montée du chômage et la précarisation des contrats de travail (CDD, intérims, temps partiels), peu à peu, les travailleurs des classes populaires sont fragilisés. Mais, depuis quelques années, c’est désormais l’idée d’un «déclassement» des classes moyennes qui fait son chemin.
Classes moyennes: de quoi parle-t-on?
Les «classes moyennes» sont une notion fourre-tout qu’aucune définition ne parvient à caractériser de manière unanime. Si l’on fait appel au «sentiment d’appartenance», les classes moyennes regroupent à peu près tout le monde. «Personne n’aime se dire pauvre, personne n’aime se dire riche», explique l’économiste Philippe Defeyt (Institut pour un développement durable).
Les catégories sociales, les professions ou encore le capital culturel peuvent être utilisés pour définir les classes moyennes. Si l’on opte pour une approche par les revenus, il convient de prendre en compte tant les salaires que le patrimoine. Dans un article en date de 2014, Olivier Derruine précise cette notion(1). Du point de vue des salaires, la valeur médiane se situe à 2.750 euros brut (autrement dit, 50% de la population gagne un salaire mensuel brut inférieur à ce chiffre, tandis que 50% de la population gagne davantage). Partant de cette valeur, l’économiste situe la classe moyenne comme correspondant aux 50% de la population dont les salaires sont compris dans une fourchette entre 2.500 et 4.250 euros brut. Pour compléter cette approche, l’auteur prend en compte le patrimoine net des ménages (économies, héritage, maisons familiales…), dont la valeur médiane s’élève à 206.200 euros.
Pour Philippe Defeyt, il importe aussi de distinguer les classes moyennes inférieures des classes moyennes supérieures, car les risques de «déclassement» liés à ces deux tranches de population sont très différents. Selon lui, la population active pourrait être catégorisée de la sorte: 20% de personnes avec de tout petits revenus; 30% appartenant à la classe moyenne inférieure; 30% à la classe moyenne supérieure; et 20% représentant la classe aisée.
L’idée de déclassement se rapporte à une dégradation des conditions de vie au cours de sa propre existence (à la suite d’une perte d’emploi par exemple) ou entre les générations. Il peut aussi faire référence à la dévalorisation des diplômes, autrement dit le fait d’obtenir un emploi «inférieur» à celui auquel le diplôme aurait permis d’accéder quelques années auparavant. Le jeune ingénieur qui sert des «double cheese» et des portions de frites au MacDonald’s représente la caricature de cette évolution.
Chez nos voisins français, la question du déclin des classes moyennes fait débat. Après la publication de son essai Les classes moyennes à la dérive (2006, Seuil-La République des idées), le sociologue Louis Chauvel remet le couvert et sort, en septembre 2016, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions(2). Sur un ton alarmiste, l’ouvrage fait le «diagnostic désagréable du creusement des inégalités […], qui conduit les classes moyennes et des générations nouvelles à suivre les classes populaires sur la pente de l’appauvrissement, entraînant une spirale générale du déclassement». L’auteur ne se contente pas de tenter d’objectiver le phénomène par une série d’indicateurs, il pointe aussi le déni dans lequel se vautre la société française, «cette capacité générale à se constituer un monde de représentations parallèles sans relation avec des réalités évidentes».
La thèse de Louis Chauvel ne fait pas l’unanimité. De leur côté, des auteurs comme Dominique Goux et Éric Maurin dénoncent le mythe du déclin des classes moyennes et proposent une autre lecture de la réalité(3). Pour eux, les classes moyennes n’ont jamais occupé une place aussi centrale dans la société française et elles sont loin d’être en voie de disparition. La peur du déclassement, disent-ils, caractérise la condition même des classes moyennes, au même titre qu’une aspiration à l’ascension sociale. «Au sein des classes moyennes, seule une petite minorité de personnes se trouvent dans cette situation [de déclassement] (de l’ordre de 15%) et cette proportion est très stable dans le temps», déclarait Éric Maurin en 2012 dans une interview accordée au journal Libération(4).
«Moins important que ce qu’on ne pense»
La vérité se trouve probablement quelque part entre les deux affirmations. C’est en tout cas ce que suggère l’économiste Philippe Defeyt, de l’Institut pour le développement durable, qui distingue les classes moyennes inférieures et des classes moyennes supérieures (voir encadré). Le risque de déclassement serait en fait très distinct selon la position où on se situe au sein même de la classe moyenne. Cette hypothèse rejoint les travaux du chercheur français Camille Peugny(5), pour lequel ce sont en effet les franges inférieures des classes moyennes qui sont «confrontées à un mouvement de déstabilisation et de déclassement réel», tandis que «les franges plus intégrées des classes moyennes parviennent en revanche à maintenir leurs positions».
«On est plus dans quelque chose de l’ordre du ressenti que du réel, parce que les salaires en tant que tels n’ont pas baissé.», Philippe Defeyt, économiste
Le risque de déclassement, en Belgique, touche directement les familles qui se séparent (familles monoparentales), les indépendants et, fait nouveau, les jeunes. «Jusqu’il y a cinq, dix ans, c’était surtout les vieux qui ‘morflaient’, commente Olivier Derruine, économiste et auteur à la Revue nouvelle. Aujourd’hui, avec les mesures du gouvernement Di Rupo (stages d’insertion) et la crise du marché de l’emploi, les jeunes ont du mal à s’installer de manière durable.» Les jeunes sans emploi, ni à l’école ni en formation (les NEET) représentent un coût faramineux: 1% du PIB, soit 4 milliards d’euros, souligne au passage l’économiste.
Mais peut-on objectiver ce phénomène de déclassement? En Belgique, c’est difficile, faute de statistiques fiscales suffisantes, explique Philippe Defeyt. «On est plus dans quelque chose de l’ordre du ressenti que du réel, parce que les salaires en tant que tels n’ont pas baissé.» Il faut ajouter à ce constat le fait que les standards de vie ont évolué, ce qui trouble l’image que l’on peut se faire de l’évolution des conditions de vie. Vacances d’hiver et d’été, city trips, smartphone… «Si l’on compare le niveau de vie de la classe moyenne qui s’estime aujourd’hui ‘exploitée’ avec celui des classes moyennes d’il y a trente ans, il est très différent en termes de consommation!»
«Je suis convaincu qu’il y a des gens qui trinquent, conclut Philippe Defeyt. Ce risque de déclassement existe, oui, bien sûr. Et il est plus important qu’il y a vingt, trente ans. Mais le nombre de gens réellement touchés par ces situations est probablement moins important que ce qu’on ne pense.»
Un marché du travail en mutation
À l’origine de cette précarisation des classes moyennes dans les pays européens? Le développement des pays émergents et, en conséquence, l’arrivée sur le marché du travail mondial de 1,5 à 2 milliards de personnes en quelques années. Entre 1988 et 2008 (soit avant même l’explosion de la crise), la globalisation avait déjà généré ses gagnants et ses perdants. Les quelques pour cent parmi les plus aisés dans le monde ainsi que les classes moyennes des pays émergents en sortent vainqueurs, tandis que les pauvres de la planète et les classes moyennes des pays «développés» voient leurs revenus stagner, explique Olivier Derruine, s’appuyant sur les recherches de Branko Milanovic, ancien directeur de recherche économique de la Banque mondiale (voir graphique «Global inequality»).
Mais il y aurait un facteur qui influerait encore davantage sur la situation que la globalisation, affirment de leur côté Maarten Goos et Anna Salomons, de la KUL au journal Apache(6): il s’agit des évolutions technologiques touchant le marché du travail. Les offres d’emploi destinées à cette frange de la société diminuent de manière plus importante que celles des autres classes sociales, car ce sont ces emplois qui peuvent être remplacés par les machines et les robots: «Les professions les moins bien rémunérées, telles que les serveurs ou le personnel de nettoyage, sont difficiles à automatiser. Ensuite viennent les emplois de la classe moyenne. Il s’agit ici des travailleurs dans l’industrie, comme les assembleurs de voitures, ou des travailleurs de bureau chargés de tâches comme la comptabilité. Et il devient de plus en plus aisé d’automatiser ce type de tâche à l’aide de logiciels.» Et si on peut délocaliser des centres d’appels (call centers) en Inde, c’est aussi grâce aux nouvelles technologies, ajoutent les chercheurs.
L’écart entre les revenus des 20% qui gagnent le moins et des 20% qui gagnent le plus n’a pas vraiment augmenté ces dernières années.
Les causes sont aussi endogènes à chaque pays. Olivier Derruine pointe du doigt la mauvaise gestion de la dette publique en Belgique depuis la fin des années septante: «La précarisation des classes moyennes peut être liée à de mauvaises décisions prises à partir de 1976-1983: les économies et les cures d’austérité décidées par les gouvernements en vue de ramener la dette publique à 100% aujourd’hui.»
D’un autre côté, certains facteurs protégeraient nos classes moyennes de l’érosion. Un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) datant de février 2016 établit que la montée des inégalités ces dernières années a effectivement abouti à un rétrécissement des classes moyennes en Europe(7). Malgré la crise, révèle aussi le rapport, quelques pays ont pu maintenir une classe moyenne stable. Dont la Belgique. Mais comment? Grâce à notre dialogue social solide, notre mécanisme de fixation des salaires, et la survie, jusqu’à aujourd’hui, de notre système d’indexation.
L’écart entre les revenus des 20% qui gagnent le moins et des 20% qui gagnent le plus n’a pas vraiment augmenté ces dernières années, confirme Philippe Defeyt: «Même les économistes ‘mainstream’ ou supposés de droite conviennent aujourd’hui que notre système social a servi d’amortisseur pendant la crise.» Une étude de 2011 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie à l’échelle européenne (Credoc, Paris)(8) mettait déjà en avant les éléments qui permettent d’éviter un déclassement des classes moyennes en Europe: la survie de l’État providence, l’importance de l’emploi public, la démocratie, des prélèvements d’impôts importants et le dynamisme associatif… CQFD.
(1) «Finie la classe moyenne à papa!», La Revue nouvelle, 15 mars 2014, par Olivier Derruine, disponible en ligne: http://www.revuenouvelle.be/Finie-la-classe-moyenne-a-papa
(2) La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Éditions du Seuil, septembre 2016, par Louis Chauvel.
(3) Les Nouvelles Classes moyennes, Paris, Seuil-La République des Idées, 2012, par Goux D., Maurin É.
(4) «Éric Maurin: ‘Politiquement, les classes moyennes ont un rôle d’arbitre qu’elles n’ont jamais eu avant’», Libération, 12 janvier 2012, par Sylvain Bourmeau.
(5) «Des classes moyennes déclassées? Les limites d’une analyse globalisante», Cahiers français n°378, janvier-février 2014, par Camille Pugny.
(6) «Enkel nog topjobs en rotklussen: het einde van de middenklasse», 21 juin 2013, interview par Peter Casteels, sur https://www.apache.be/2013/06/21/enkel-nog-topjobs-en-rotklussen-het-einde-van-de-middenklasse/, traduction française: https://www.apache.be/fr/2013/08/19/la-crise-fait-lentement-disparaitre-la-classe-moyenne/
(7) http://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—europe/—ro-geneva/—ilo-brussels/documents/genericdocument/wcms_455739.pdf
(8) «Les classes moyennes en Europe», Cahier de recherche du Credoc, décembre 2011, par Bigot R., Croutte P., Müller J., Osier G.
Aller plus loin
«Jean Faniel: ‘La classe moyenne? Un concept fourre-tout’», Alter Échos n°431, octobre 2016, par Martine Vandemeulebroucke
«Smart: la cannibalisation du salariat?», Alter Échos n°431, octobre 2016, par Cédric Vallet