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Emploi/formation

Des syndicats pour tous?

Les syndicats sont-ils capables de prendre la défense de publics de plus en plus précarisés comme les jeunes, les travailleurs sans emploi? Et peuvent-ils se pencher sur certaines mutations du travail telles que la numérisation?

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Les syndicats sont-ils capables de prendre la défense de publics de plus en plus précarisés comme les jeunes, les travailleurs sans emploi? Peuvent-ils se pencher sur certaines mutations du travail telles que la numérisation?

Mercredi 7 octobre 2015, gare du Nord à Bruxelles. Il est 11 h et un cortège de près 100.000 personnes se met lentement en marche. Pour cette manifestation nationale contre le gouvernement Michel, les syndicats se sont fédérés autour de thèmes en vogue: refus de la pension à 67 ans, rejet du saut d’index. Deux points au centre de toutes les démonstrations de force du front commun. Et ce pour plusieurs mois encore.

Pourtant, derrière cette belle unanimité, des dents grincent. Pas assez fort pour venir couvrir le bruit des sonos crachant leurs décibels tout au long du défilé. Mais tout de même. En tendant l’oreille, on peut les entendre. Et le son qu’elles émettent a tout d’une mélodie de la frustration. Car, à bien y regarder, dans toute cette marée humaine, on trouve bien peu de calicots pour dénoncer ce que certains qualifient de «mesure la plus dégueulasse du gouvernement Michel». Les conséquences de la baisse de l’âge maximal pour introduire une demande d’allocation d’insertion à 25 ans ne sont certes pas faciles à «vendre» dans une manifestation. Mais elles sont potentiellement désastreuses pour les jeunes (voir encadré). Bien plus que celles engendrées par la pension à 67 ans ou par le saut d’index pour les travailleurs. Pourquoi le sujet n’est-il pas plus évoqué par les syndicats, leurs sections jeunes exceptées? Cette question en rejoint d’autres, évoquées jusque dans le monde syndical avec une insistance grandissante. Les syndicats sont-ils capables de prendre suffisamment la défense de publics de plus en plus précarisés comme les jeunes, les travailleurs sans emploi, les allocataires sociaux? Ou ne se centrent-ils que sur leur cœur de métier, à savoir les travailleurs salariés de plus de 40 ans? Sont-ils en mesure d’intégrer dans leurs réflexions certaines mutations du travail, comme la numérisation, l’émergence de l’économie collaborative – autant de modèles potentiellement fragilisants pour toute une nouvelle génération de travailleurs précaires –? Ou s’arc-boutent-ils sur le modèle qu’ils ont défendu jusqu’ici: le contrat à durée indéterminée auprès d’un employeur identifiable?

Allocations d’insertion

Les allocations d’insertion permettent à une personne de bénéficier d’un certain montant d’argent sans avoir travaillé. En 2015, le gouvernement fédéral a décidé de baisser l’âge maximal pour introduire une demande d’allocation d’insertion à 25 ans. Une limite située à 30 ans jusqu’ici. Les étudiants devront donc étudier très vite… au risque de se retrouver sans un sou.

Les centrales au pouvoir

Première précision: les syndicats ont souvent mis en place des groupes ou des sections destinés aux jeunes, aux travailleurs sans emploi. La question est de savoir si ceux-ci sont en mesure de faire entendre leurs revendications au niveau du syndicat dans son ensemble. Ce qui ne semble pas évident. «Les Jeunes FGTB existent depuis les années soixante, raconte Angela Sciacchitano, secrétaire générale wallonne des Jeunes FGTB. Pourtant, nous menons une bataille perpétuelle pour nous faire reconnaître dans la structure Détail piquant: à la FGTB wallonne, la section jeune est donc représentée au bureau wallon du syndicat. Mais pas au bureau fédéral, là où se prennent les décisions.

«Nous menons une bataille perpétuelle pour nous faire reconnaître dans la structure.» Angela Sciacchitano, secrétaire générale wallonne des Jeunes FGTB

Comment expliquer ce phénomène? Tout d’abord par des raisons historiques. Si l’on en croit Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp), les syndicats se sont construits sur la base du salariat traditionnel centré sur un homme salarié, blanc, actif dans un emploi stable. «Si vous êtes un chômeur, un jeune, un étudiant, une femme, un pensionné ou en contrat à durée déterminée, le modèle de base des syndicats n’est pas vraiment adapté pour vous», explique-t-il. Un constat que fait également Angela Sciacchitano, pour qui les cadres de la FGTB ont tous plus de 40 ans «et sont parfois loin de se rendre compte de ce que vivent les jeunes et de la manière dont ça pourrait être pris en compte au sein du syndicat».

Deuxième aspect pour Jean Faniel: les syndicats sont des organisations construites pour durer. Cet aspect a un corollaire: l’organisation tourne également pour elle-même, en tentant de se préserver. «Les revendications des chômeurs, par exemple, peuvent parfois les mettre en difficulté. Les syndicats sont membres des comités de gestion de l’Onem, d’Actiris, où ils sont dans une logique technicienne. Ils peuvent y faire avancer certaines revendications, mais cela doit rester dans des limites admissibles, sans mettre leur position en danger. Ce qui fait qu’il y a parfois un choc de cultures entre les gars membres des comités de gestion et ceux travaillant dans les commissions de travailleurs sans emploi.»

Ce tableau semble peu propice à l’émergence de revendications issues de publics plus fragilisés. D’autant plus que l’organisation des syndicats elle-même plomberait le tableau. Structures politiques très complexes, stratifiées, les syndicats sont aussi des lieux de pouvoir où l’on se bat pour celui-ci. Notamment entre centrales professionnelles. Pour Jean Faniel, il a fallu des décennies pour arriver à une harmonisation des statuts d’employés et d’ouvriers pour une raison très simple: elle remettait en cause la division des syndicats en centrales ouvrières et d’employés. Dans ce contexte, avoir un grand nombre d’affiliés est important pour les centrales. Car qui dit plus d’affiliés, dit plus de pouvoir au sein du syndicat. Ce qui pose problème aux syndicats jeunes ou aux groupes de travailleurs sans emploi. «Pour être pris en compte, il faut pouvoir générer un rapport de force, explique Pierre Ledecq, ex-responsable national des Jeunes CSC. Or, la mobilisation des jeunes n’est pas évidente.» Un point de vue que l’on retrouve aussi du côté de Lazaros Goulios, permanent régional interprofessionnel à la CSC-Bruxelles, en ce qui concerne les travailleurs sans emploi.

«Les questions liées à la numérisation, à l’économie collaborative sont assez disruptives dans notre organisation.» Pierre Ledecq, ex-responsable national des Jeunes CSC

Plus volatils, plus difficiles à mobiliser et à affilier que les travailleurs organisés dans une centrale professionnelle, les jeunes ou les «TSE» ne donnent pas toujours l’assise suffisante à leurs représentants. «Les revendications des jeunes ne sont pas au cœur des revendications du syndicat parce qu’ils ne représentent pas la majorité des affiliés, constate froidement Ludovic Voet, responsable national des Jeunes CSC. Il est donc parfois compliqué de dire à une centrale ouvrière de prendre en compte nos revendications. On peut dire que, philosophiquement, le sort des jeunes est le cœur de métier des syndicats. Mais au jour le jour, ils ne s’occupent pas toujours des gens qui ne sont pas affiliés chez eux…» Du côté de Marc Goblet, secrétaire général de la FGTB, on se dit conscient du travail à mener. «Nous avons une vision large de la société, et nous travaillons sur les questions relatives aux jeunes et au travail précaire comme lorsque nous proposons des mesures relatives à la réduction collective du temps de travail. Mais il est clair qu’il n’est pas toujours évident de convaincre les centrales et certaines régionales de l’importance de ces enjeux. Elles ont parfois tendance à ne se pencher que sur les thématiques qui les concernent…»

En «off», un autre syndicaliste fait remarquer qu’en ces temps de crise, les syndicats semblent également s’être recentrés sur leur cœur de métier. «La solidarité avec les chômeurs, les écarts salariaux entre les hommes et les femmes, l’environnement, le prospectif, tout ça semble un peu être passé à la trappe», regrette-t-il.

Des syndicats bloqués?

Quand on parle de prospectif, il s’agit notamment de la capacité à appréhender de nouveaux phénomènes. Parmi eux, les nouvelles formes de travail liées à la numérisation ou à l’émergence de l’économie collaborative. Des modèles qui peuvent présenter des avantages, mais aussi des inconvénients. Singulièrement pour les jeunes travailleurs, plus susceptibles d’être concernés par ces nouvelles façons de travailler. Pour un certain nombre d’intervenants, l’économie collaborative ferait peser de graves menaces sur le droit du travail, les travailleurs, les systèmes de sécurité sociale. Et mènerait vers une précarisation généralisée et une atomisation des travailleurs. Une sacrée pierre dans la chaussure des syndicats, dont le rôle est justement de rassembler les travailleurs. On pourrait donc s’attendre qu’ils planchent sur la question. Or, ce n’est pas vraiment le cas, ou alors de manière très embryonnaire… Pourquoi? «Les syndicats sont bloqués sur une vision de l’emploi caractérisée par le contrat à durée indéterminée, le plein emploi, souligne Bruno Bauraind, chercheur au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Or, depuis trente ans, il y a eu une précarisation du salariat, qui n’est plus tout à fait homogène. Ce qui est un gros problème pour les syndicats qui se sont justement construits sur une homogénéisation du travail. L’atomisation des travailleurs générée par l’économie collaborative est un bon exemple puisque les syndicats se retrouvent face à un travailleur isolé, employé par des plateformes internet qui ne se considèrent pas comme des employeurs. Alors que le syndicat ne trouve son sens que quand il y a un employeur. Comment syndicalise-t-on ce type de public? C’est très compliqué.»

Autre point souligné: pour Denis Stokkink, président du think tank Pour la solidarité, certains syndicats belges resteraient échaudés par les expériences d’autogestion qu’ils avaient soutenues dans certaines entreprises au cours des années 70. «Ce furent des échecs retentissants. Depuis lors, on voit que toute une génération de syndicalistes a peur de se pencher sur de nouveaux modèles en termes d’organisation du travail», constate-t-il. Pourtant, on sent parfois un frémissement. Pierre Ledecq travaille aujourd’hui à la CSC sur les questions relatives aux travailleurs précaires, dont celles liées à la numérisation ou l’émergence de l’économie collaborative. Son boulot: «Déblayer le terrain idéologique sur cette question et préparer une réflexion pour le futur congrès wallon de 2017 consacré au ‘travailleur de demain’.» «Avec la numérisation de l’économie, on se rend compte qu’il va de plus en plus y avoir de personnes avec une carrière mixte. Il s’agit de voir comment envisager ce phénomène», détaille-t-il.

«Les revendications des chômeurs peuvent mettre les syndicats en difficulté.» Jean Faniel, directeur général du Crisp

Malgré cela, Pierre Ledecq admet que ce chantier n’avait jamais été exploré jusqu’à maintenant. «Ces questions sont assez disruptives dans notre organisation, concède-t-il. Cela concerne tous les secteurs, toutes les branches syndicales. On ne sait pas très bien par quel bout les prendre.» Un constat également effectué par Marc Goblet pour qui, «qu’on le veuille ou pas», les syndicats devront «avoir un rôle par rapport à ces nouvelles formes de travail».

Dans un syndicat où les centrales professionnelles ont le pouvoir, il semble donc bien compliqué de réfléchir à un sujet aussi transversal que la numérisation qui, de surcroît, «n’impacte pas encore les affiliés», d’après Pierre Ledecq. Tout comme il semble aussi compliqué de convaincre ces mêmes centrales du bien-fondé d’une réflexion concernant les faux indépendants, également entamée par le syndicat. «C’est un changement de stratégie. Il s’agit de voir dans quelle mesure ces travailleurs ont besoin d’une protection syndicale, explique Pierre Ledecq. Même s’il est vrai qu’il y a parfois une résistance par automatisme de certaines centrales qui nous disent que notre rôle n’est pas de nous occuper des indépendants.»

Changer de cap

Si un frémissement se fait sentir, pour beaucoup, il est temps que les syndicats changent de cap. Du côté des Jeunes FGTB, Angela Sciacchitano se fait sévère. «Je pense qu’une partie de la FGTB est loin d’imaginer comme les jeunes militants ont besoin d’être écoutés. Ils ne se sentent pas assez entendus. Pour nous, cela a été une grande frustration de devoir nous battre pour faire passer nos revendications concernant les allocations d’insertion. Nous avons l’impression que le pouvoir est aux mains des travailleurs et que nous sommes parfois une monnaie d’échange lors de certaines négociations…»

«Les syndicats ne bougeront que si la base les dépasse.» Bruno Bauraind, chercheur au Gresea

Pour la secrétaire générale, il est temps que les syndicats se tournent vers les jeunes précaires, les travailleurs sans emploi. «Ce sont eux l’avenir des syndicats», dit-elle. Son raisonnement est implacable. Sur un marché de l’emploi au sein duquel les contrats à durée indéterminée se raréfient, où les syndicats vont-ils bientôt aller chercher leurs délégués syndicaux et leurs affiliés? Du côté des chômeurs, affiliés pour pouvoir toucher leurs allocations, cela risque aussi de coincer. «De plus en plus d’entre eux se font exclure du chômage. Ils n’auront donc plus de raisons de se syndiquer.» À terme, sans changement de cap, c’est donc bien à une érosion du nombre de syndiqués que l’on risque d’assister. «Les syndicats vont s’éteindre d’eux-mêmes», prévient Angela Sciacchitano. Les jeunes auraient déjà tendance à se tourner de plus en plus vers l’associatif et les mouvements citoyens. Même si à la base de ces derniers, on trouve aussi parfois des syndicats… «Le syndicalisme n’a pas toujours bonne presse auprès des jeunes, constate Bruno Bauraind. Un certain nombre d’entre eux ont peur de toute forme de centralisation, ils vont donc se tourner plus facilement vers une association ou un mouvement citoyen.» Pour Jean Faniel, les syndicats ont toujours réussi à «récupérer» ces jeunes par après, une fois que ceux-ci entraient sur le marché du travail en passant en CDI. «Mais il faudra voir si cela sera encore possible dans le futur avec l’augmentation des CDD», souligne-t-il. Pour le chercheur, les syndicats ont néanmoins des «circonstances atténuantes». Leur taille imposante et leur nature démocratique rendraient toute tentative de réforme ou d’anticipation longue et compliquée. Et tout ce qui concerne la numérisation et l’économie collaborative se ferait «en marge du syndicalisme», ce qui compliquerait toute réflexion.

«Une structure, ça se réforme!»

Un changement est-il néanmoins possible? «Une structure, ça se réforme!», répond Bruno Bauraind. Au niveau de l’organisation des syndicats, beaucoup de monde souligne l’importance des interprofessionnelles des syndicats, qui regroupent l’ensemble des centrales. Elles pourraient être de bons lieux de discussions transversales. Elles permettraient la prise en compte d’intérêts plus généraux ou de groupes fragilisés et de ne plus «systématiquement scinder les publics, alors que les frontières sont devenues de plus en plus poreuses avec les années», constate Angela Sciacchitano. «Est-ce qu’un syndicalisme par secteur est encore opérant dans une économie de réseau comme on la connaît aujourd’hui? Pour certains dossiers, on devrait parfois mettre cinq centrales autour de la table. Une des idées est d’aller vers un syndicalisme de réseau», renchérit Bruno Bauraind. Problème: ces interprofessionnelles n’auraient plus la même force de frappe qu’il y a quelques années. Les remettre au goût du jour demanderait donc un petit effort. «Il faudrait que nous puissions nous autoévaluer, ce qui n’est pas évident dans des syndicats où les mentalités sont différentes d’une région à l’autre, d’une centrale à l’autre», fait remarquer Angela Sciacchitano. Avant de souligner qu’il faudrait que les syndicats soient plus dans l’anticipation. «Nous sommes toujours dans la contre-attaque, le nez dans le guidon», déplore-t-elle. Des propos que reprend Ludovic Voet. «Ce que les gens veulent, ce n’est pas qu’on défende simplement des acquis, mais aussi que l’on aille chercher de nouveaux droits!» Notamment pour les travailleurs précaires, d’après Angela Sciacchitano. Pour cela, il faudra donc peut-être que la base se mette en mouvement. «Les syndicats ne bougeront que si elle les dépasse», prévient d’ailleurs Bruno Bauraind.

Classes moyennes : attention la chute !

capture-decran-2016-10-12-a-10-56-18Avec leur nouveau webdocumentaire Les nouveaux pauvres, réalisé à la demande du Forum bruxellois de lutte contre les inégalités Patrick Séverin et Michael De Plaen s’attellent à décortiquer le phénomène « de la première génération qui vit moins bien que ses parents ». Des difficultés à se générer un revenu aux obstacles pour se dénicher un toit, de la jeunesse à l’âge mûr, le journaliste et le photographe épluchent les multifacettes de cette nouvelle précarité (lire «Le maçon, l’intello et la mère célibataire dans le même bateau»). Une exploration à laquelle Alter Échos s’est associé dans ce dossier spécial (lire «Le 123 : royale occupation» et «Le surendettement n’épargne plus personne»). Les classes moyennes seraient-elles donc menacées ? Si la situation est difficile à objectiver, elle trouve sa principale source dans un marché du travail en mutation (lire «Jean Faniel : ‘La classe moyenne ? Un concept fourre-tout’» et «Classes moyennes menacées ? La Sécu en guise de parachute»). Les acteurs de l’emploi sont-ils prêts à faire face à la métamorphose? Pas si sûr… (« Des syndicats pour tous ? » et «Smart : la cannibalisation du salariat ?»).

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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