Les intérimaires pourraient bientôt se voir offrir un contrat à durée indéterminée par les entreprises d’intérim. Un gage de sécurité de l’emploi? Ou bien une précarisation accrue des travailleurs?
Publié dans Alter Échos n° 434, le 30 novembre 2016.
Pourra-t-on bientôt décider de faire carrière en tant que travailleur intérimaire? Si la question peut faire sourire, un des chapitres de la loi «Travail faisable et maniable» portée par Kris Peeters (CD&V) – le ministre fédéral de l’Emploi – propose de créer un contrat intérimaire à durée indéterminée. Attention: il ne s’agit pas de proposer des missions d’intérim en CDI. Mais bien de donner la possibilité au travailleur intérimaire de signer un contrat à durée indéterminée avec une entreprise de travail intérimaire comme Manpower ou Randstad – une pratique aujourd’hui interdite. La précision a son importance: le travailleur continuera donc à assurer des missions intérimaires auprès de diverses entreprises pour des périodes limitées, mais sera lié par un contrat en CDI à l’entreprise d’intérim chargée de le placer auprès de celles-ci. Cela lui permettra de bénéficier entre deux missions – on parle d’intermission – d’un «salaire horaire minimum garanti pour chaque heure d’une journée ou d’une semaine de travail à temps plein durant laquelle il n’est pas mis à la disposition d’un utilisateur», d’après le projet de loi. Autre gain pour le travailleur: chaque période d’intermission sera assimilée à une période d’activité pour la détermination des droits en matière de vacances annuelles ou pour le calcul de l’ancienneté.
Là où l’affaire devient croustillante, c’est que ces mesures assez favorables aux travailleurs – et potentiellement coûteuses pour les boîtes d’intérim – ont été demandées par… Federgon, la Fédération des prestataires de services RH, qui regroupe notamment les employeurs du secteur de l’intérim. «Pire»: voilà des années que la fédération pousse dans ce sens. Mais quelle mouche l’a-t-elle donc piquée? «Cela peut paraître paradoxal, mais c’est la “fluidité” de la relation entre l’entreprise d’intérim, le client et le travailleur qui nous a poussés à faire cette demande», explique Herwig Muyldermans, directeur général de Federgon. Pour sortir de la novlangue propre au secteur, voici ce que signifie «fluidité»: à l’heure actuelle, l’intérim fonctionne avec des missions journalières, hebdomadaires, etc. Des missions au cours desquelles aussi bien les clients que les travailleurs peuvent dire stop à tout moment. Ce qui constitue un facteur d’insécurité si l’on en croit Herwig Muyldermans. «Il arrive souvent que le travailleur s’en aille en cours de mission…», explique-t-il. Dans ce contexte, Federgon espère que le CDI viendra fidéliser ce travailleur à l’entreprise d’intérim, permettant ainsi aux entreprises de créer des «pools» de travailleurs intérimaires pour des profils d’emplois fort demandés sur le marché. La fédération espère aussi que cela empêchera ce même travailleur de prendre la poudre d’escampette à tout moment. Car qui dit CDI dit aussi obligations en termes de préavis si le contrat vient à être rompu. Même si Herwig Muyldermans se dit «convaincu qu’en cas de rupture de contrat, les entreprises ne demanderont pas au travailleur de prester leur préavis».
Du côté de certaines entreprises d’intérim, on va même plus loin. Pour celles-ci, passer par un CDI permettrait au secteur de s’adapter aux exigences du marché du travail de demain. Cela permettrait également de rencontrer les besoins de clients en recherche de flexibilité. «Nous sommes de plus en plus en contact avec des clients confrontés à des projets de six ou huit mois pour lesquels ils ont besoin d’un travailleur au profil particulier qu’ils ne pourraient engager en CDI. Pourquoi? Parce que pour la mission suivante, ils auront besoin d’un autre profil», explique Sébastien Delfosse, directeur des ressources humaines chez ManpowerGroup. Ici, on s’éloigne donc de plus en plus du travail intérimaire classique pour se rapprocher d’une forme de travail au projet. «On ne parlera plus d’intérimaires – puisqu’ils auront un CDI – mais de travailleurs au projet», confirme d’ailleurs Sébastien Delfosse. Pour lui, beaucoup de jeunes travailleurs n’envisagent d’ailleurs plus aujourd’hui de travailler toute leur vie pour le compte d’un même employeur. Tout en étant en recherche d’une certaine «sécurité d’employabilité». Le «CDI intérimaire» permettrait ainsi de rencontrer cette situation. «Les besoins des travailleurs sont de plus en plus individualisés», souligne-t-il.
Un retour vers le XIXe siècle?
Alors, tout le monde il est content? Pour Herwig Muyldermans, on se trouve en tout cas dans une situation «win-win-win» pour le travailleur, les entreprises d’intérim et les clients. Un avis qui n’est pas partagé par tous… De manière générale, les syndicats reprochent au projet de Kris Peeters d’enfermer le travailleur dans sa situation d’intérim – forme assez précaire de travail– même si Sébastien Delfosse répond «qu’il n’y aura plus de précarité puisque les travailleurs auront un CDI».
Pour certains, ce serait même encore pire: la proposition du ministre de l’Emploi constituerait un ticket retour, direction le XIXe siècle. C’est notamment le cas de Bruno Bauraind, chercheur au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). «Ce contrat institutionnalise le fait que l’on se trouve dans un jeu à trois, le client, l’entreprise d’intérim et le travailleur. Cela renvoie à ce qu’on appelait la location de main-d’œuvre telle qu’on l’a connue notamment dans le secteur des dockers au XIXe siècle, qui étaient mis à la disposition des employeurs via des intermédiaires privés.» Pour notre homme, c’est clair: ce CDI dans le secteur intérimaire constitue une déstructuration du droit du travail actuel. Et s’inscrit dans les débats actuels sur la flexibilité, l’individualisation du rapport employé/employeur et l’affaiblissement des syndicats. «Les travailleurs en CDI avec une entreprise d’intérim vont changer de lieu de travail régulièrement. Aller construire du syndicalisme là-dessus, cela va être compliqué», souligne-t-il.
Plus technique, la question de la rémunération du travailleur revient aussi régulièrement sur la table. Lors de ses missions d’intérim, il est entendu que le travailleur sera payé selon les barèmes en vigueur dans le secteur où il officie temporairement. Mais qu’en sera-t-il au cours des intermissions? Notons à ce propos que cette question du salaire devra être réglée par une convention collective de travail conclue au sein de la commission paritaire pour le travail intérimaire. Faute de quoi tout ce que la loi Peeters prévoit en matière d’intérim tombera à l’eau. Il faudra donc un accord entre les partenaires sociaux. Les syndicats auront un pouvoir d’influence. Malgré cela, pour Marc Goblet, secrétaire général de la FGTB, il y a de fortes chances qu’on s’en tienne au salaire minimum. Pour Hedwig Muyldermans, par contre, «si une entreprise d’intérim veut fidéliser un travailleur, elle n’aura aucun intérêt à lui proposer un salaire plancher».
Autre danger régulièrement cité: le fait que les opérateurs d’intérim puissent être tentés de charger les travailleurs au maximum, notamment en leur proposant des missions pas toujours adaptées à leurs compétences. Le tout afin de compenser les coûts liés au CDI. Un problème que n’écarte pas Sébastien Delfosse. «C’est effectivement une question qui pourra se poser», admet-il…
Un nouveau statut pour les travailleurs
Autre projet de la loi Peeters, le cabinet planche sur la création d’un statut de «travailleur autonome». But de l’opération: couvrir notamment les travailleurs actifs dans le cadre de l’économie collaborative. Lisez l’article sur ce sujet, également dans Alter Échos n°434.
Le dossier «Loi Peeters: gifle pour les travailleurs?», Alter Echos n°434, novembre 2016
«Une agence d’intérim pour les seniors bruxellois», www.alterechos.be, avril, 2012.