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Economie

Jean Faniel: «La classe moyenne?Un fourre-tout»

Les classes moyennes sont un paradoxe en soi. Elles sont au centre des discours politiques. Tous les partis y font référence en assurant défendre leurs intérêts. Pourtant un nombre croissant d’intellectuels dénoncent des décideurs qui les ignorent et ils constatent leur déclassement au sens propre du terme. Mais qui sont les classes moyennes? Tentative de définition avec Jean Faniel, directeur

Les classes moyennes sont un paradoxe en soi. Elles sont au centre des discours politiques. Tous les partis y font référence en assurant défendre leurs intérêts. Pourtant un nombre croissant d’intellectuels dénoncent des décideurs qui les ignorent et ils constatent leur déclassement au sens propre du terme. Mais qui sont les classes moyennes? Tentative de définition avec Jean Faniel, directeur du Crisp.

Alter Échos: Selon certains économistes, les classes moyennes en France et en Belgique ont tendance à disparaître en raison de l’aggravation des inégalités sociales. Et ils dénoncent l’aveuglement politique face à la polarisation d’une société désormais partagée entre nantis et démunis. Mais que recouvre, selon vous, la notion de classes moyennes? Qui est concerné?

Jean Faniel: Pour moi, les classes moyennes, c’est vraiment un concept fourre-tout. Cela fait référence bien sûr à la notion de classes sociales. Plusieurs auteurs l’ont utilisée dont Karl Marx qui fait un usage très variable des classes sociales dans ses œuvres. Il y a les capitalistes et les prolétaires mais aussi les agriculteurs, les classes «en soi» et «pour soi», celles qui sont conscientes ou non d’être une classe sociale. Le dernier chapitre du livre trois du Capital s’appelle «les classes sociales» et il fait une page et demie. Marx est mort avant d’avoir pu les définir.

Cela fait en tout cas plus référence à un niveau de revenus qu’à une place dans le processus de production.

La notion de «classes sociales» reste pourtant centrale dans la sociologie, pas seulement marxiste. Dans la sociologie américaine, on va définir la société de manière plus subjective que par rapport à leur place objective dans le processus de production. Et c’est là qu’on va diviser les classes sociales en trois: les classes sociales supérieures, inférieures et les classes moyennes, avec quelques raffinements comme les classes moyennes inférieures et supérieures. La classe moyenne est presque par définition une sorte de fourre-tout. On est dans la classe moyenne d’abord et avant tout parce qu’on s’y reconnaît. Et donc rien n’empêche des ouvriers qui d’un point de vue marxiste seraient définis comme des prolétaires de se considérer comme faisant partie de la classe moyenne parce qu’ils ont un statut social, un salaire plus élevé, parce qu’ils peuvent s’acheter une belle voiture, une maison quatre façades…

A.É.: Appartenir à la classe moyenne, c’est une question de revenus?

J.F.: Cela fait en tout cas plus référence à un niveau de revenus qu’à une place dans le processus de production. On peut même aller plus loin en disant que cela fait référence à la perception que l’on a des choses sur la base de ses revenus. Vous pouvez gagner beaucoup et avoir l’impression d’être pauvre et inversement. La classe moyenne a toujours été un concept peu défini. Le Crisp va bientôt publier un ouvrage collectif sur deux cents ans de classes sociales en Belgique. Il y a des chapitres sur la classe ouvrière, sur les élites, les fonctionnaires, les petits commerçants, les agriculteurs. Il n’y a aucun chapitre sur les classes moyennes parce qu’on va y retrouver des fonctionnaires, des employés, certains agriculteurs.

A.É.: La classe moyenne n’est pas définie par sa place dans le processus de production. C’est tout de même la classe des gens qui travaillent?

J.F.: Pas nécessairement. Les avocats, les notaires sont considérés comme membres de la classe supérieure. Les ouvriers sont définis comme appartenant à la classe inférieure. La classe moyenne est une classe aux contours flous, il faut donc plutôt voir l’usage qui en est fait.

A.É.: Les classes moyennes sont en tout cas au centre des discours politiques. Tous les partis y font référence.

J.F.: De fait, on constate que la plupart des partis cherchent à attraper les voix de la classe moyenne ou de ce qu’ils définissent comme telles. Le PS, le CDH, le MR certainement, mais aussi Écolo et le PTB. Le PTB va moins utiliser cette rhétorique mais ce parti s’intéresse aussi aux petits indépendants, en considérant qu’ils sont déclassés. Et qu’à l’heure actuelle ces commerçants, ces petits indépendants sont parfois dans une situation sociale difficile si, par exemple, un chantier trop long compromet leurs activités. Ce sont alors de «petites gens» face aux pouvoirs publics qui ne font pas assez pour les aider. Le PTB peut ainsi se retrouver à défendre Walter le libraire, cet archétype que Charles Michel avait façonné dans une campagne électorale pour évoquer les gens qui travaillent, qui se lèvent tôt, etc. Walter le libraire va être défendu par le MR mais, s’il est mis en difficulté par un chantier devant son magasin, il peut aussi être défendu par le PTB. Plus largement, toutes les analyses que l’on retrouve dans la science politique occidentale indiquent que l’on a un recentrage des partis politiques qui tentent de séduire cette classe moyenne. Les partis socialistes ont quitté la seule défense de la classe ouvrière pour se tourner vers les classes moyennes en y incluant les fonctionnaires, les enseignants mais aussi la classe ouvrière dont certains de ses membres ont évolué sur le plan social. Il y a quelques années,

Cette classe moyenne, c’est finalement un concept politique facile, une sorte de «plasticine» à laquelle on peut donner les contours que l’on veut.

Di Rupo avait évoqué le fait que son parti défend les gens qui travaillent, les salariés. On lui a volé dans les plumes parce que c’était ressenti comme dénigrant pour les indépendants qui travaillent aussi. Cela a beaucoup embarrassé le service de communication du PS qui a d’ailleurs réagi. Cela montre en tout cas que le PS essaie de ratisser dans ces eaux-là. Les libéraux ont aussi pris les classes moyennes pour cible pour ne pas donner l’impression qu’ils sont uniquement les porte-parole du grand capital, pour parler de manière schématique. Les uns et les autres se recentrent pour élargir leur base électorale même s’ils ne viennent pas du même point de départ. Par contre, pour Écolo et le CDH, on a affaire à des partis qui, en termes de sociologie électorale, ont dès le départ un électorat de classes moyennes. Et ils ne manquent pas d’y faire référence pour dénoncer, par exemple, le fait que cette classe moyenne est prise entre le marteau et l’enclume ou plus généralement la polarisation de la société.

Cette classe moyenne, c’est finalement un concept politique facile, une sorte de «plasticine» à laquelle on peut donner les contours que l’on veut, avec a priori peu de risques d’être démenti puisque ce concept n’est pas délimité et qu’il n’y a pas de consensus scientifique pour le délimiter.

A.É.: Au cours de la campagne électorale de 2014, Louis Michel définissait son parti, le MR, comme défendant «prioritairement la classe moyenne et ceux qui travaillent». Le PS et le CDH de leur côté ont dénoncé le saut d’index comme étant une atteinte à la classe moyenne. On est tout de même dans un discours qui oppose les travailleurs aux autres, les chômeurs, les allocataires. C’est un glissement qui s’opère…

J.F.: Oui, cela peut devenir un des usages mais est-ce que cela englobe tous les gens qui travaillent? Je ne suis pas certain que, quand un libéral et un socialiste font référence aux classes moyennes, ils y mettent les mêmes personnes, comme les notaires, les médecins, les avocats, les professions libérales en général. Parmi les médecins, les avocats, il y a des gens qui galèrent et n’ont pas nécessairement des revenus plus élevés que certains carreleurs ou soudeurs qui sont fort demandés sur le marché de l’emploi. La superposition entre travail et classes moyennes n’est donc pas totale. Cela permet effectivement de distinguer ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas mais on ne fera pas cette distinction par rapport aux pensionnés. On la fait par rapport aux allocataires du CPAS, aux chômeurs, ceux qui sont dans un état de pauvreté. Et là on constate en effet un glissement, avec l’idée qu’il faut récompenser la classe moyenne, ceux qui travaillent, se lèvent tôt comme dit le MR. On va alors, dans ce discours, dénoncer les pièges à l’emploi, promouvoir des politiques d’activation qui permettent de marquer encore davantage la scission entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent pas mais qui devraient travailler (une fois encore, on ne parle pas des pensionnés) et qui sans doute ne veulent pas travailler.

A.É.: On entre dans une logique de confrontation. La classe moyenne contre les autres…

J.F.: Elle n’est pas directe. Elle est plutôt de l’ordre du «bon sens», de la pensée dominante. Des responsables politiques du MR et du CDH peuvent dire dans une campagne électorale qu’il faut inciter les gens à travailler mais ils ne vont pas être sollicités sur cette question: tous les chômeurs sont-ils donc des gens qui ne cherchent pas du travail? Cela les mettrait sans doute mal à l’aise. On peut s’interroger sur ceux qu’on exclut finalement de la classe moyenne. Si elle est ciblée positivement, cela signifie que les autres ne le sont pas.

A.É.: On parle beaucoup de précarisation des classes moyennes comme étant un phénomène nouveau et inquiétant. N’est-ce pas aussi une manière de faire la distinction avec ceux qui ont toujours été pauvres et dont on n’attend plus qu’ils sortent de la pauvreté, ceux de la classe sociale inférieure?

J.F.: C’est exact. On relève alors deux phénomènes. D’une part, il y a la paupérisation de ce qu’on appelle la classe moyenne avec des travailleurs qui n’ont plus les revenus qu’ils devraient avoir et qu’ils auraient eus dans le passé. C’est très net dans des professions comme le journalisme où les jeunes surtout galèrent avec des piges mal payées, des petits boulots qu’ils cumulent. On est loin de la figure du grand reporter salarié dans un journal de renom mais on reste tout de même dans cet imaginaire et le contraste entre la réalité des revenus et ce qu’ils auraient dû être est alors d’autant plus violent.

On peut s’interroger sur ceux qu’on exclut finalement de la classe moyenne. Si elle est ciblée positivement, cela signifie que les autres ne le sont pas.

Il se produit d’autre part une inadéquation entre les revenus et le train de vie. On peut avoir des gens qui ne sont pas objectivement paupérisés mais qui ont un train de vie tel qu’ils s’imaginent devoir avoir. Parce qu’ils estiment appartenir à la classe moyenne et qu’ils lorgnent la classe supérieure. On s’endette alors pour avoir tout ce qui est symboliquement lié à cette appartenance. C’est parfois difficile à obtenir, à garder et même si tout va bien, le moindre «couac» comme un divorce, la perte d’emploi, envoient ces gens dans le décor. On peut avoir donc deux phénomènes: économiquement une réelle dégradation de la situation économique et, subjectivement, un déclassement en termes de perception de sa place dans la société.

A.É.: Faire partie de la classe moyenne reste donc bien une question de perception…

J.F.: Oui. En faire partie, c’est, dans cette perception, pouvoir répondre à certains standards de consommation comme avoir une belle voiture, une grande maison, partir plusieurs fois en vacances…

 

Classes moyennes : attention la chute !

capture-decran-2016-10-12-a-10-56-18Avec leur nouveau webdocumentaire Les nouveaux pauvres, réalisé à la demande du Forum bruxellois de lutte contre les inégalités Patrick Séverin et Michael De Plaen s’attellent à décortiquer le phénomène « de la première génération qui vit moins bien que ses parents ». Des difficultés à se générer un revenu aux obstacles pour se dénicher un toit, de la jeunesse à l’âge mûr, le journaliste et le photographe épluchent les multifacettes de cette nouvelle précarité (lire «Le maçon, l’intello et la mère célibataire dans le même bateau»). Une exploration à laquelle Alter Échos s’est associé dans ce dossier spécial (lire «Le 123 : royale occupation» et «Le surendettement n’épargne plus personne»). Les classes moyennes seraient-elles donc menacées ? Si la situation est difficile à objectiver, elle trouve sa principale source dans un marché du travail en mutation (lire «Jean Faniel : ‘La classe moyenne ? Un concept fourre-tout’» et «Classes moyennes menacées ? La Sécu en guise de parachute»). Les acteurs de l’emploi sont-ils prêts à faire face à la métamorphose? Pas si sûr… (« Des syndicats pour tous ? » et «Smart : la cannibalisation du salariat ?»).

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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