Depuis 2007, au 123 rue Royale, à quelques pas du Botanique, une communauté hétéroclite a investi un immeuble de bureaux de sept étages et y expérimente, bon gré mal gré, la vie collective. Un laboratoire où se croisent ex-sans-abri, activistes, étudiants, anars et sans-papiers.
Au 123, inutile de chercher la sonnette: il n’y en a pas. Il faudra passer par le téléphone. Bart, l’une des chevilles ouvrières du projet, nous ouvre la porte à distance. Dans le hall d’entrée, des vélos – beaucoup de vélos – sont adossés contre le mur. Sur la droite, un ascenseur condamné. Cet immeuble, qui accueillit autrefois les bureaux du ministère de l’Enseignement de la Communauté française, se gravit à pied, par le large escalier en colimaçon. D’étage en étage se déploient aux murs des fresques colorées. Quelques vêtements sont jetés en travers de la rampe. Des rangées de plantes vertes occupent les appuis de fenêtres. Sur la porte coupe-feu du troisième étage, quelqu’un a écrit au marqueur vert: «Les marginaux nous ont toujours fait peur, et un peu horreur. ILS NE SONT PAS ASSEZ CLANDESTINS.»
Une mixité organisée
Et pourtant, en ce début d’après-midi, les occupants du 123 sont peu à montrer le bout de leur nez. Si ce n’était le ronronnement d’une machine à laver et un bruit étouffé de télévision, on pourrait croire que le bâtiment est désert. Mais non: chacun est tout simplement «chez soi», derrière une porte sans numéro et sans nom; d’autres sont partis travailler, étudier, vivre leur vie. Au quatrième, une conversation à voix basse nous parvient depuis la salle commune. Ça parle mantras et respiration: c’est l’atelier yoga, l’une des nombreuses activités organisées au sein du 123 et ouvertes au public, parmi lesquelles l’atelier «Linux», la couture ou l’aïkido. Bart déboule bientôt en tenant par la main sa fille de 4 ans et demi. Assistant social, il a travaillé pendant 16 ans dans un accueil de jour bruxellois. Il est de ceux qui occupèrent en 2007 l’église du Gesù avec des sans-abri et les expulsés de l’hôtel Tagawa, un squat de l’avenue Louise. Après une nouvelle expulsion et une nuit dans le parc du Botanique, le groupe investit le 123, un des nombreux bâtiments fantômes de Bruxelles. Une occupation immédiatement acceptée par la Région wallonne, dont Elio di Rupo est alors ministre-président. Manière de préserver le bien qui est aussi – à dix jours des élections – une décision stratégique. Quelques mois après l’accord oral, les occupants créent l’asbl Woningen 123 Logement et signent officiellement une convention d’occupation temporaire.
«Dès le départ, nous étions un groupe mixte, avec des gens venus de la rue, des gens avec des idées anarchistes, mais aussi des gens beaucoup plus ‘classiques’», explique Bart. Neuf ans plus tard, le 123 tente de préserver cette hétérogénéité en allant contre «cette tendance naturelle qui est de choisir des gens qui nous ressemblent». La condition minimale: avoir besoin d’un logement à prix modique. Au 123, les habitants paient entre 60 et 120 euros par mois – l’équivalent des charges – en fonction de leurs revenus: CPAS, chômage ou salaire. Ceux qui n’ont droit à rien sont «pris en solidarité» et dispensés de cette participation. Deuxième critère: avoir envie de s’investir dans la vie collective, en fonction de ses compétences propres, qu’il s’agisse de l’entretien ménager, de la comptabilité ou de la préparation des tables d’hôte qui se tiennent tous les dimanches. «Si on veut la pérennité du projet, l’investissement de chacun est indispensable», argumente Bart. Pour celui qui se la coulerait douce trop longtemps, la menace existe de se faire mettre dehors. Le cas s’est vu. A fortiori en cas de violation de la charte de base. «Pas d’homophobie, pas de racisme, pas de sexisme, pas de vols, pas de violences et pas de deals de drogues… dures», sourit Bart.
Un idéal en actes
Autour d’un thé à la menthe préparé par un des occupants, ancien sans-abri désormais voisin de couloir de Bart, nous sommes rejoints par Réginald, très chic dans son gilet sans manche en velours lisse. Épinglé à la poitrine, une étoile rouge, option faucille et marteau, ajoute une touche communiste à ce style aristo. Un souvenir, raconte-t-il, tout juste rapporté de Budapest où l’a mené Ingress, le MMORPG (1) dont s’est inspiré Pokémon Go, et où il a entraîné le discret Adrien qui s’attable avec nous. Ensemble, les deux comparses organisent régulièrement des soirées gays – «LGBT», corrigent-ils – au sein du 123. Diplômé en sciences politiques, Réginald a eu en son temps son propre parti «environnementaliste» avant de rediriger son engagement. Aujourd’hui, c’est au 123 que ce jeune homme bien né fait de la politique. «J’ai travaillé un temps dans des sous-sols de compagnies d’assurances et puis j’en ai eu assez de payer un loyer qui équivalait à la presque totalité de mon salaire. Le salariat, c’est l’esclavage, non?» Désormais, Réginald travaille un jour par semaine dans un bookshop Oxfam. Adrien se définit quant à lui comme un «anar radical qui s’est un peu calmé avec le temps». Diplômé de l’IHECS, il a fréquenté plusieurs squats avant d’intégrer le 123, «une révélation». «J’ai découvert des manières de vivre en accord avec ce que je pensais. C’était aussi une manière de m’autonomiser par rapport à mes parents qui payaient mon kot et qui, de ce fait, exerçaient sur moi une sorte de chantage affectif. La mixité du 123 m’a aussi permis d’apprendre à faire plus de compromis», explique-t-il.
Car ici, l’idéal égalitaire et communautaire se joue en actes. «Les filles ne sont pas celles qui en font le moins», plaisante à ce sujet Mirra que nous retrouvons deux étages plus bas. Arrivée de Sibérie il y a quelques années, cette brune pimpante est l’une des 15 femmes que compte la soixantaine d’occupants. Diplômée en arts plastiques de Saint-Luc, on lui doit la plaque du numéro 123 à l’entrée de l’immeuble. Ici, Mirra dit avoir trouvé un logement «bien mieux que les autres squats», qui ont jusqu’à présent été sa seule option. Car Mirra est une «sans-pap». Un caractère bien trempé aussi, pour qui l’épreuve obligée s’est transformée en expérience assumée. «C’est tellement enrichissant de vivre ici. Il y a plus de 21 nationalités!», raconte-t-elle dans un français plus que parfait, qu’elle dit avoir acquis grâce à la vie collective. «Il ne faut pas croire: personne n’est naturellement gentil, cool et solidaire. Être gentil, cool et solidaire, c’est quelque chose qui s’apprend et qui s’apprend ici, en collectivité.» Son amie et voisine, Aliona, originaire du Kazakhstan, acquiesce. En Belgique depuis ses 11 ans, sa situation est devenue précaire à la suite de complications administratives et familiales. «Tu te retrouves complètement dépressive et il te faut du temps pour comprendre qu’en fait, c’est parce que tu n’as droit à rien que tu te sens comme ça», confie-t-elle. Pour Aliona, le 123 s’est tout simplement révélé thérapeutique. «Avant, j’étais très asociale. Je répondais à peine quand on me parlait. Mais ici tu es obligée d’apprendre à dire non. C’est comme une dynamique familiale reproduite à grande échelle.» Contrairement à Adrien, Bart ou Réginald, Mirra et Aliona ne se voient pas vivre toute leur vie en communauté. Mais comme eux, malgré la propreté parfois douteuse et les querelles d’ego, elles ne sont pas pressées de quitter le 123. Voie royale vers plus de coolitude. Et un peu moins de précarité.
(1) Ingress est un jeu Google, type MMORPG (massively multiplayer online role-playing pour «jeu en ligne massivement multijoueur»), qui a servi de modèle à Pokémon Go.