Seuls 5% des personnes souffrant d’un handicap mental ont aujourd’hui un emploi. Antwerp Management School et HEC Liège publient un livre blanc pour défendre le «travail inclusif», une plus-value pour l’entreprise mais surtout un choix de société.
Article publié dans Alter Échos n°427, 15 juillet 2016.
C’est en marge des Jeux européens d’été Special Olympics 2014 qui se sont déroulés à Anvers qu’est né le projet ID@Work (Intellectual Disability at Work – déficience intellectuelle au travail), mené conjointement par deux business schools: l’Antwerp Management School et HEC Liège. Son objectif? Identifier les leviers à l’emploi des personnes avec un handicap mental, en partant de la vision de l’employeur et des freins qui empêchent aujourd’hui l’entreprise de s’engager dans une politique de travail véritablement «inclusive». Pour ce faire, les deux écoles ont réalisé 66 interviews (dirigeants, travailleurs avec handicap, collègues…) auprès de 26 entreprises comptant dans leur équipe une personne avec une déficience intellectuelle. Les premiers résultats de cette recherche ont été publiés récemment dans un livre blanc sous la forme d’une série de recommandations à destination des décideurs et des entreprises[1]. En complément de ce travail, une application web permettra dès octobre aux entreprises d’auto-évaluer leurs capacités à recruter un travailleur avec handicap mental.
Un trajet de coaching inclusif sera aussi mis en place pour les accompagner dans le dédale des réglementations régionales relatives à l’embauche d’une personne avec un handicap. Des master classes destinées aux responsables RH devraient par ailleurs voir le jour dès 2017. In fine, le projet a pour vocation de mettre en place un label «Entreprise inclusive», qui garantirait un bénéfice en termes d’image et agirait comme un incitant pour l’ensemble du secteur, des petites PME aux multinationales.
Des chercheurs avec handicap mental
«Il existe des opportunités diverses dans les entreprises classiques, des tâches pour lesquelles les personnes avec un handicap mental peuvent avoir une plus-value. Alors, pourquoi ne sont-elles pas plus nombreuses? Pour le comprendre, nous sommes allés voir des entreprises qui avaient surmonté ces obstacles», explique Benjamin Huybrechts, professeur à HEC Liège-ULg et spécialiste du management en économie sociale. En Belgique, le taux d’emploi des personnes handicapées mentales demeure en effet très faible: en 2011, il atteignait 5,9% (7,9% en Flandre et 4,9% en Wallonie). La grande majorité de ces emplois se retrouvent par ailleurs au sein d’entreprises de travail adapté (ETA) et demeurent comme tels cantonnés à certains secteurs et certaines tâches spécifiques, reflet d’une société «validiste» qui tend à considérer comme «déviantes» et «inaptes» toutes les personnes qui s’éloignent de la norme. Le chômage ou l’évolution vers un statut d’invalidité apparaissent donc souvent comme les seules issues pour ces personnes, alors même que les invalidités de longue durée – en augmentation de 7% chaque année selon l’INAMI – sont aujourd’hui pointées comme la gangrène de notre système de santé.
La remise à l’emploi via les trajets de réintégration voulus par Maggie De Block – 10.000 malades en 2016, 12.000 en 2017, 14.000 en 2018 – pourrait, selon ce livre blanc, être favorisée par une plus grande attention portée à l’inclusion du handicap mental dans le circuit économique classique. Outre la précarité financière induite par la situation d’allocataire social, le rapport identifie en effet l’omniprésence d’un cercle vicieux. «Vivre sans avoir le sentiment de participer et de contribuer à la société entraîne un isolement social. Le manque de bien-être rend les gens malades (voire plus malades). Ils nécessitent par conséquent plus de soins médicaux et vont encore plus grever le budget de la sécurité sociale.»
Montrant l’exemple, l’équipe Antwerp Management School/HEC Liège a elle-même engagé deux travailleurs avec un handicap mental, Evy Ploegaerts et André Schepers, pour mener à bien cette recherche. Une démarche qui tend à faire reconnaître l’utilité des «experts d’expérience» tels qu’ils ont notamment été définis dans le champ de la santé mentale. «Les engager nous a permis de nous rendre compte de certains obstacles concrets dans l’embauche, d’un point de vue strictement administratif, par exemple quand le médecin-conseil décrète que la personne ne peut pas accéder à un trajet de réintégration sans l’avoir jamais rencontrée. Mais surtout, cela nous a permis d’avoir accès à la perspective de ces travailleurs, souvent très lucides quant à ce qui se cache derrière les beaux discours», explique Benjamin Huybrechts, qui reconnaît toutefois l’existence de certaines difficultés. «En général, ce qui pose en problème, ce sont les contacts interpersonnels: prendre rendez-vous, passer des coups de téléphone, envoyer des mails… La familiarité que nous avons rapidement mise en place au sein de l’équipe de chercheurs ne s’applique pas avec les patrons d’entreprise: c’est quelque chose qui était parfois difficile à gérer pour ces deux chercheurs. Mais nous avions dès le départ une volonté de formation et de coaching, afin qu’ils puissent en retirer un véritable bénéfice pour la suite.»
Neurodiversité et jobmatching
Le premier obstacle à l’embauche identifié par cette recherche concerne la difficulté à se représenter ce qui se cache derrière le terme générique de «handicap mental». «On constate que les rares entreprises qui ont engagé une personne avec un handicap mental l’ont fait pour des motifs personnels, parce que cette personne fait partie de leur cercle de connaissances ou qu’elles sont personnellement sensibilisées à cette problématique. Il est très rare que cela relève d’une démarche proactive, comme on peut le voir sur les autres questions de diversité», explique Benjamin Huybrechts.
Les responsables d’entreprises rapportent ainsi une incapacité à évaluer les compétences effectives d’un travailleur avec handicap mental, lequel peut aller du handicap léger à la déficience profonde. Si l’accès au dossier médical contrevient au respect de la vie privée, une meilleure collaboration avec les organismes d’insertion apparaît comme une piste pour surmonter cette méconnaissance. Car si les compétences du travailleur, lorsqu’elles sont sous-estimées, se révèlent un frein à l’embauche, elles apparaissent, lorsqu’elles sont surestimées, comme un facteur de mal-être pour le travailleur. «Les organisations ont souvent des attentes fausses et irréalistes quant au fonctionnement du travailleur avec une DI (déficience intellectuelle, NDLR). Ces attentes irréalistes mettent une pression énorme sur les épaules du travailleur avec une DI, renforcée dans certains cas par une pression énorme de la part des parents», mentionne ainsi le rapport.
Ce constat renvoie à la notion de «neurodiversité» aujourd’hui défendue par un pan de la communauté scientifique – et notamment par le psychiatre français Laurent Mottron, éminent spécialiste de l’autisme – pour des raisons tant éthiques que pragmatiques: accepter le fonctionnement des personnes qui s’éloignent de la norme, c’est leur permettre de donner le meilleur d’elles-mêmes mais c’est aussi cesser de se battre contre des moulins à vent. «Il est clair qu’un handicap n’est pas un autre. Par exemple, les personnes autistes sont souvent très performantes en matière informatique, alors que c’est ce qui pose en général le plus de problèmes aux personnes avec un handicap mental», pointe Benjamin Huybrechts.
C’est pourquoi le livre blanc préconise en amont un processus de «jobmatching», qui permet de «designer» le travail en fonction du travailleur… et inversement. «Certains emplois considérés comme peu intéressants par un travailleur classique pourront être épanouissants pour un travailleur avec un handicap mental, par exemple quand il s’agit de tâches répétitives qu’il perçoit souvent comme rassurantes. Mais il faut se méfier de ce raisonnement qui risquerait de nous faire tomber à nouveau dans une vision segmentante, à l’opposé du travail inclusif que nous préconisons, analyse Benjamin Huybrechts. Les études nous montrent qu’à partir du moment où le travail est adapté, la productivité n’est pas moindre. Mais plusieurs choses doivent être mises en place, notamment l’identification d’une personne-ressource et l’information de l’ensemble du personnel quant au fonctionnement du travailleur avec un handicap.»
Un impact sur la diversité au sens large
Bien accompagnée, l’entreprise aurait in fine tout à gagner à engager des travailleurs avec un handicap mental. «Ce sont des travailleurs souvent très créatifs. Nous avons cet exemple d’un travailleur qui a développé un système de positionnement des produits en escalier, très pratique et apprécié des clients, lequel a finalement été adopté dans tous les magasins de la chaîne. L’intégration d’un travailleur avec handicap aide aussi à créer une convivialité plus large entre les collègues car ce sont des personnes pour qui l’aspect humain est prépondérant et qui font moins de distinction entre la vie professionnelle et la vie privée. Ce sont aussi des personnes loyales, motivées et fidèles qui deviennent des ambassadeurs de l’entreprise bien plus vite et bien plus loin qu’un travailleur lambda – et qui peuvent amener les autres à emboîter le pas», estime Benjamin Huybrechts.
Un argument qui pourrait mettre mal à l’aise – la frontière entre loyauté et soumission n’étant pas toujours facile à tracer dans le monde du travail – si le rapport ne mettait pas en avant la nécessité d’un véritable engagement social de l’entreprise. «Certes, engager un travailleur avec handicap peut coûter ‘moins cher’ à l’entreprise. Mais nos recommandations ne se focalisent pas sur les incitants économiques car cela pourrait créer un opportunisme facilitant l’embauche mais non l’emploi durable. Or le travail inclusif s’inscrit dans le long terme», défend Benjamin Huybrechts. Comme pour n’importe quelle embauche, l’entreprise devrait idéalement être conquise par les qualités propres du travailleur. Déficient intellectuel ou pas.
[1] Le livre blanc peut être consulté gratuitement: http://blog.antwerpmanage- mentschool.be/télécharger-livre-blanc-id-at-work.
En savoir plus
Lire à ce sujet le dossier d’Alter Échos, «Handicap de situation ou situation de handicap», mai 2014.