Installée dans le Domaine des Cortils, à Mortier, la coopérative à finalité sociale Les Compagnons de la Terre (CDLT) propose un modèle de production agricole innovant. Dès 2020, elle devrait nourrir un millier de familles liégeoises.
Article publié le 9 mars 2016.
Le projet fait déjà beaucoup parler de lui. Il est une des «21 histoires de transition» glanées autour du monde par Rob Hopkins à l’occasion de la COP21. Les Compagnons de la Terre, issus de la Ceinture aliment-terre liégeoise qui réunit les différents acteurs du circuit court, se sont constitués autour d’une solide ambition. «C’est bien beau d’avoir des consommateurs responsables, mais s’il n’y a pas une production locale, de qualité, durable, on est bloqué. Nous voulions construire une filière qui permette aux producteurs de vivre décemment de leur métier», explique Christian Jonet, président des Compagnons de la Terre et administrateur délégué de Barricade, association pionnière dans le secteur des groupes d’achat alimentaire.
Loin de la fable du petit producteur heureux et sans le sou façon JT de 13 h, le pari est celui d’une nouvelle épopée, avec des objectifs «à 25-30 ans» et une dimension intrinsèquement collective. «Dans notre région, on a vu émerger beaucoup de petits producteurs maraîchers qui vivent de manière précaire, avec un revenu entre 4 et 6 euros de l’heure et un statut d’indépendant. C’est un sacerdoce. Des gens qui y croient, des acharnés. Mais cela ne permet pas de créer des emplois et de changer les conditions», poursuit Christian Jonet. Car l’agriculture est le secteur où la Belgique a perdu le plus d’emplois: 110.000 depuis 1980. La spéculation foncière – le prix des terres a triplé en 20 ans –, la raréfaction des fermes au profit d’«entreprises de travaux agricoles» et la capitalisation croissante du secteur noircissent encore le tableau. «C’est aussi à une perte des savoirs et des savoir-faire que nous assistons», commente le président des CDLT.
Épargne citoyenne
Grâce à l’épargne citoyenne, Les Compagnons de la Terre ont déjà pu réunir à ce jour 225.000 euros via quelque 270 coopérateurs, chaque part étant fixée à 250 euros, avec un maximum de 20 parts par personne. À cette somme devraient s’ajouter prochainement 100.000 euros de la Sowecsom, tandis que le plan financier évalue les besoins en capital à 1.377.000 euros pour les cinq ans à venir. Galvanisé par la réussite de Vin de Liège, une coopérative amie qui compte quelque 1.200 membres, Christian Jonet estime la partie jouable. D’autant que si l’agriculture constitue en apparence un investissement moins «sexy» que la dive bouteille, un coup d’œil du côté de la spéculation bancaire donne aux Compagnons de la Terre un argument additionnel. «Non seulement l’épargne ne rapporte plus mais un rapport du CNCD-11.11.11 a montré que l’argent des Belges servait en partie à spéculer sur les denrées alimentaires. Rappelons qu’il y aurait de quoi nourrir la population mondiale s’il n’y avait cette spéculation! Ce n’est donc pas qu’une indignation rhétorique… Nous proposons aux gens de soutenir une agriculture à taille humaine mais aussi d’assurer un avenir pour leurs enfants», explique-t-il. Persuadés que l’agriculture peut participer au redéploiement économique de la région, les Compagnons de la Terre espèrent créer une vingtaine d’emplois salariés d’ici à 2020. «La Wallonie a beaucoup d’atouts: une très bonne terre, un super climat et des sites de production proches des villes, avec la possibilité de créer un cercle vertueux, où les urbains financent et se nourrissent d’une agriculture de qualité.»
Mutualisation des outils
Sur la base d’une recherche-action menée avec le GREOA (Groupement régional économique des vallées de l’Ourthe et de l’Amblève), les CDLT ont développé un modèle de production agricole original qu’accueille aujourd’hui le Domaine des Cortils, à Mortier, dans la commune de Blegny. Le site est d’ailleurs en passe de devenir lui-même une coopérative foncière, à l’initiative du propriétaire, conquis par le projet. Dévolus à la production mais aussi à la transformation, ces 30 hectares permettront de commercialiser en circuit court des fruits, des légumes, du fromage, des œufs, de la charcuterie fine… «D’ici à 2020, nous espérons assurer 70% des besoins alimentaires d’un millier de familles liégeoises», précise Christian Jonet.
Premier levier d’action: la mutualisation des outils. «Un petit producteur qui s’installe emprunte en moyenne 25.000 euros pour acheter du matériel. Investir collectivement permet de créer de la valeur ajoutée.» De nouvelles perspectives professionnelles pourraient par ailleurs s’ouvrir aux personnes formées en EFT, grâce à un dispositif de couveuse et de compagnonnage sécurisant leur parcours. La transformation sur site (confitures, soupes, yaourts, etc.) constitue un autre levier du modèle. «C’est à cette étape qu’on crée le plus de valeur ajoutée. Or, en Wallonie, nous avons une agriculture de producteurs primaires qui bradent leur lait ou leurs céréales aux prix des marchés internationaux», dit le président des CDLT. Ces ateliers de transformation seront d’ailleurs ouverts aux acteurs traditionnels de la production agricole. «Nous achèterons du lait à des producteurs classiques, à prix fixe et plus élevé que celui du marché. Car le but est aussi de soutenir des producteurs autres que nous-mêmes. Nous ne voulons pas être des ayatollahs de l’écologie et travailler uniquement avec des gens ‘parfaits’. On part d’une situation difficile: l’idée est de réfléchir ensemble à une stratégie d’écologisation économiquement viable.»
Microfermes agroécologiques
Comme un minimum nécessaire mais non suffisant, Les Compagnons de la Terre seront agréés bio. «Nous l’avons demandé pour plus de simplicité dans la communication avec le public, même si nous sommes très dubitatifs quant à l’évolution de cet agrément.» Pour comprendre les aspects qualitatifs du projet, mieux vaut se pencher sur son modèle de microferme. Sur trois hectares, celui-ci réunit la culture de céréales, le maraîchage et le petit élevage, avec un principe de rotation et d’assolement triennal, propice à préserver la qualité de la terre. Entre ces différents espaces, des arbres permettent, selon les principes de l’agroforesterie, de protéger les sols de l’érosion tout en facilitant le stockage de carbone et la création d’un microclimat. «C’est une économie circulaire où l’on produit nos intrants et où l’on élimine nos extrants en nourrissant le petit bétail avec les déchets», explique Christian Jonet. À terme, ces microfermes devraient se muer en dispositifs à énergie positive, grâce à des installations photovoltaïques et peut-être même éoliennes, gérées par une coopérative d’énergie citoyenne. Le domaine abritera par ailleurs des serres, dans le souci d’étendre les périodes de production. «Autour, il y aura des jardins inspirés de la permaculture, mais aussi des toits végétaux sur les ateliers de transformation. Nous souhaitons quelque chose de très innovant et inspirant au niveau architectural.» Dans cette nouvelle Arcadie, le beau le disputera au bon, voire au bien. «Nous avons mis en place une démocratie très forte. Chaque coopérateur a accès à l’ensemble des informations et peut à tout moment tirer la sonnette d’alarme s’il pense que nous nous éloignons de nos visées. Car nous savons qu’il faut un contre-pouvoir pour garder le cap et ne pas devenir ‘comme les autres’», explique encore Christian Jonet. Tant de lucidité dans une seule utopie donne résolument envie d’y croire.
Aller plus loin
Dossier d’Alter Échos 408-409, «Qui osera être agriculteur demain?», juillet 2015.