Depuis une semaine, c’est tout un monde qui a décidé de faire front. Un monde qui a pour habitude de faire grincer les planchers et résonner les enceintes, qui nous raconte des histoires de notre temps et d’antan parfois en jouant, en chantant ou en dansant, et qui permet de nous évader pendant un instant, pourvu que cela puisse apaiser les esprits de quelques-uns et en faire réfléchir d’autres sur ce qui nous entoure. Ce monde, c’est celui d’une partie de la culture. C’est celui des salles de spectacles et de cinéma, des acteurs, des chanteurs, des danseurs, des circassiens, des techniciens, des réalisateurs… Sauf que depuis six mois, ce monde, qui revendique son essentialité et son besoin de se présenter dans une salle devant un vrai public, est mis sous cloche. En cause: l’arrêté ministériel du 28 octobre 2020 qui oblige «les établissements ou les parties des établissements relevant des secteurs culturel, festif, sportif, récréatif et évènementiel» à rester fermés au public pour éviter que ces lieux ne soient vecteur de contamination de la Covid-19.
Pourtant cette semaine, après plusieurs mois de contestations et malgré les interdictions toujours en œuvre, la culture a décidé de remonter sur scène devant un public. «Il faut que la population prenne conscience de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons et que les différents gouvernements belges cessent de faire comme si nous n’existions pas, explique Gwenaël Breës, programmateur et réalisateur, et membre du mouvement Still Standing For culture. Il faut aussi essayer de contrer une idée reçue qui traîne depuis trop longtemps: avec les protocoles sanitaires que nous avions mis en place après le premier confinement, non les salles de spectacles ne sont pas des lieux à risque de contamination supérieurs et oui les fermetures actuelles décidées par arrêtés ministériels sont illégales.»
Evénement Test
Cette semaine a commencé lundi 26 mars avec l’ouverture autorisée par différents gouvernements du Théâtre National Flamand (KVS) pour une représentation du spectacle «Jonathan» devant la presse, puis le mercredi suivant face à un public de 100 chanceux. «Cela fait plusieurs mois que le secteur se bat pour réouvrir. Aujourd’hui, le but pour nous est de démontrer sans plus attendre que nos spectacles vivants à l’intérieur sont Covid-safe et en donner les preuves concrètes à partir de vrais résultats scientifiques validés», déclare Merlijn Erbuer, directeur administratif du KVS. Pour ouvrir, le KVS a investi environ 50.000 euros. Dès leur arrivée, les spectateurs sont accueillis à l’arrière du théâtre dans de petites tentes blanches pour réaliser un test antigénique rapide. Une fois la réponse négative obtenue, les spectateurs se rendent à l’intérieur, masque sur le nez, et peuvent s’installer en respectant les distanciations nécessaires. Mais ce n’est pas tout. «Nous avons voulu également apporter la preuve de la qualité de l’air. Pour cela nous avons installé cinq capteurs qui analysent le niveau de CO2, le taux d’humidité, le niveau de particules fines, vecteurs potentiels de la circulation du virus. Et nous pouvons ensuite tout analyser en temps réel», explique Merlijn Erbuer. Une fois les premiers résultats collectés, le KVS pourra augmenter la jauge du public et ainsi affiner ces résultats. Les résultats complets ne devraient être connus qu’à la mi-mai. Michael de Coke, directeur artistique du théâtre se dit «très confiant pour le futur. En partageant les résultats avec l’ensemble du secteur, nous avons tout ce qu’il faut pour permettre aux autres acteurs de reprendre d’ici quelques mois».
«Il faut que la population prenne conscience de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons et que les différents gouvernements belges cessent de faire comme si nous n’existions pas.» Gwenaël Breës, programmateur et réalisateur, et membre du mouvement Still Standing For culture.
«Ça fait vraiment du bien d’être là, avec du monde autour, sourit Martin, spectateur du soir. Surtout qu’ici, dans ce théâtre, on se sent vraiment en sécurité.» Le problème de cet événement test est peut-être là: le KVS est un grand théâtre avec un bon système d’aération et les moyens mis en œuvre pour assurer la sûreté absolue sont colossaux. Alors forcément du côté des salles de spectacles à taille réduite on fait la moue. «Déjà parce que des évènements tests il y en déjà eu dans beaucoup de pays et nous savons que les théâtres et cinémas sont sûrs, explique Isabelle Jans, coordinatrice d’Aires Libres (Concertation des arts de la rue, des arts du cirque et des arts forains). Mais aussi parce que tout le monde n’a pas les moyens de mettre en place un tel dispositif. On craint que cela ne retarde et ne complexifie notre ouverture.»
Ouvrir coûte que coûte
Ainsi, pour essayer d’accélérer le pas, 130 acteurs de la scène culturelle ont décidé de braver les interdictions pour la 5ème action de Still Standing For Culture en ouvrant du 30 avril au 8 mai, date à laquelle des assouplissements pour les spectacles en extérieur pourraient avoir lieu. «Sauf que nous, c’est aussi en intérieur que nous voulons reprendre», déclare Isabelle Jans. Lola Ruiz, trapéziste et reine des abeilles dans son spectacle To Bee Queen a été l’une des premières à jouer le jeu devant 50 personnes, vendredi à la Roseraie. «Avant la représentation j’étais très excitée d’avoir plus de trois personnes dans le public mais aussi un peu flippée à l’idée d’être interrompue par les forces de l’ordre. Finalement tout s’est bien passé et le public a été très chaleureux.» Depuis, bon nombre d’événements ont eu lieu un peu partout à Bruxelles et en Wallonie: des spectacles, des séances de cinéma, des banquets solidaires, ou encore des cabarets-débats qui se déroulent chaque soir aux Halles de Schaerbeek… et tout cela avec l’application de mesures barrières.
«Pour le moment, la grande majorité des événements ont pu avoir lieu sans intervention policière», se félicite Gwenaël Breës. Mais pour certains, comme Lucie Yerlès, circassienne, qui devait jouer son spectacle «Le Solo» vendredi soir à 18 heures au Monty de Genappe, les représentations n’ont pas pu avoir lieu. «La police est arrivée vers 16 heures et a bloqué les portes du théâtre. Nous avons quand même décidé de rentrer dans le théâtre par une autre porte avec une partie du public présent pour dénoncer l’absurdité de ce qui était en train de se passer. On a commencé la représentation et 5 minutes après la police est entrée et a pris nos identités.»
Combat juridique
Même chose du côté d’Etterbeek samedi devant l’Atelier 210 où Françoiz Breut devait jouer un concert le soir. Suite à un arrêté communal, des policiers étaient stationnés devant la salle de concert et théâtre pour y interdire l’accès. Ici rien n’a pu être fait pour contester la décision du bourgmestre Vincent De Wolf, si ce n’est d’avoir ouvert les fenêtres de l’établissement pour permettre aux 50 spectateurs venus pour l’occasion d’entendre un peu de musique. Mais alors pourquoi certains lieux ont pu ouvrir et pas d’autres? Réponse: décision de certains bourgmestres de fermer les yeux et de laisser les choses se passer. Vincent De Wolf explique sa décision: «Nous avons proposé de laisser jouer les spectacles mais en plein air et nous avions prévu de mettre les moyens pour que cela puisse avoir lieu. Cela a été refusé par l’Atelier, explique-t-il. Mais à l’intérieur c’était impossible. Il faut savoir que le bourgmestre de par la loi est le représentant de l’État fédéral et du roi dans sa commune. Si bien que j’ai dû interdire cet évènement dans un lieu fermé, puisqu’il ne peut être autorisé au vu de l’arrêté ministériel du 28 octobre 2020.»
«Aujourd’hui, certains travailleurs sont autorisés à travailler alors qu’on interdit à d’autres de le faire. Il y a donc bien une discrimination faite à un secteur et cela va bien au-delà d’un simple caprice.» Véronique Dockx, avocate au barreau de Bruxelles
Sauf que la légalité et la légitimité de ses arrêtés ministériels sont aujourd’hui largement contestés. Notamment parce que dans une ordonnance rendue en référé ce 31 mars 2021, le tribunal de première instance de Bruxelles a rappelé que les mesures restrictives des libertés constitutionnelles et des droits fondamentaux, ces arrêtés, ne reposent pas sur une base légale suffisante (lire à ce sujet «Pierre-Arnaud Perrouty: ‘À nous d’expliquer que nous ne sommes vraiment pas contre les mesures, mais qu’il y a un cadre à respecter’», AÉ web, 7/4/2021). En réalité, une base légale, il n’en existe pas. Mais cela pourrait être réglé via la mise en place d’une loi pandémie qui devrait bientôt être votée.
De plus, plusieurs articles de la Constitution sont soulevés par Véronique Dockx, avocate au barreau de Bruxelles qui soutient le collectif Still Standing: «L’article 23 consacre le droit à mener une vie conforme à la dignité humaine, droit qui comprend notamment le droit au travail. Quant aux articles 10 et 11, ils interdisent les discriminations. Or, aujourd’hui, certains travailleurs sont autorisés à travailler alors qu’on interdit à d’autres de le faire. Il y a donc bien une discrimination faite à un secteur et cela va bien au-delà d’un simple caprice. Le but est bien de se procurer un revenu. Bien sûr, des différences de traitement sont autorisées, mais elles doivent être prévues par la loi, de manière proportionnée et avec des objectifs légitimes. Pourtant aujourd’hui il n’existe aucun élément qui permette de dire qu’un travailleur dans un cinéma, où les gens sont assis, masqués, avec distance sociale et sans bouger, prendrait plus de risque que le travailleur d’un magasin de vêtement bondé, où les gens circulent constamment. Finalement ce sont plutôt l’État et les bourgmestres qui ont refusé de laisser les salles ouvertes qui se trouvent hors-la-loi!» L’ensemble des participants à ces présentations étaient conscients qu’ils pouvaient être assujettis à des sanctions. Mais si des amendes sont mises, Still Standing For Culture compte bien toutes les contester. Surtout que l’actualité à de quoi rassurer les les troupes et les spectateurs: la semaine dernière, la cour d’appel a donné raison au musicien Quentin Dujardin, qui estimait qu’il subissait un régime discriminatoire alors qu’on lui interdisait de donner un concert devant 15 personnes tandis que la pratique du culte était autorisée devant ce même nombre de personnes.
Programme Still Standing for Culture: http://www.stillstandingforculture.be/7531-2/