«À terre.» Il est en général difficile de déceler l’état d’esprit d’une personne lorsqu’on lui parle par visioconférence. Trop de technique, de distance… Pourtant, lorsque la voix d’Emmanuel Bawin sort des haut-parleurs de l’ordinateur sur l’écran duquel s’affiche aussi son visage, elle paraît un brin fatiguée. Il y a de quoi: directeur général de l’entreprise «Les Petits Riens», le jeune homme vient de résumer, par ces deux mots, l’état financier dans lequel pourrait finir par se trouver la célèbre asbl si d’aventure la crise du Covid-19 devait perdurer. Avec un manque à gagner de trois millions d’euros prévu pour leur chiffre d’affaires en 2020, «Les Petits Riens» (Lire «Rien ne se perd, rien ne se crée… tout se transforme chez Les Petits Riens», Focales, juillet 2018) sont en difficulté…
En juillet déjà, après le confinement, Emmanuel Bawin annonçait une baisse de 6% du même chiffre d’affaires. Aujourd’hui, à l’aube de la rentrée, on serait passé à -10%. En cause: la canicule, véritable «coup de grâce», qui aurait dissuadé les gens de sortir de chez eux. Et, surtout, les nouvelles restrictions sanitaires émises fin juillet par le Conseil national de sécurité alors que «chacune de ces mesures a un impact direct sur notre chiffre d’affaires. Dès que l’une d’elles est assouplie, celui-ci repart à la hausse». Un constat que l’on retrouve – avec diverses nuances – au sein de l’ensemble du secteur de l’économie sociale. Chantre des discours teintés d’espoir, porteuse d’une volonté de changement, l’économie sociale se trouve aujourd’hui confrontée à un avenir financier morose dû à un «changement» que personne n’avait prévu: celui du Covid-19. Au point d’être menacée?
Un chiffre d’affaires en baisse
Lors du confinement, toute l’économie sociale ne s’est pas mise à l’arrêt. Des exemples? À Bruxelles et en Wallonie, la collecte des textiles effectuée par les entreprises membres de Ressources, la fédération des entreprises sociales actives dans la réutilisation, a continué. Et, du côté des entreprises de travail adapté (ETA) wallonnes, certaines structures travaillant pour le secteur pharmaceutique ont carrément mis les bouchées doubles, au point «de se constituer des réserves», d’après Gaëtane Convent, directrice de la Fédération wallonne des ETA (Eweta). Mais, globalement, l’activité de l’«ES» s’est parfois réduite à peau de chagrin. Dès le déconfinement, on a donc senti souffler un petit vent d’espoir. Ne parlait-on pas de ce fameux «monde d’après» la pandémie, dans lequel le client était censé favoriser les acteurs économiques porteurs d’un autre modèle, plus social ou local? Du côté de Ressources, les premiers jours de réouverture des magasins membres ont paru confirmer ce bel optimisme. «La première semaine, nous étions à 75% du chiffre d’affaires. La deuxième à 120%», explique Arabelle Rasse, chargée de communication. Pourtant, très vite, le chiffre d’affaires a chuté à 60% au mois de juillet. Un constat toujours valable aujourd’hui. «En juin ça allait, mais, là, il y a moins de monde», s’inquiète Arabelle Rasse, avant de noter que le fameux «monde d’après» a du plomb dans l’aile.
«Avec les nouvelles mesures du CNS de fin juillet, beaucoup de clients en titres-services annulent leurs heures.» Jacques Rorive, Atout EI
Ce constat est partagé par bon nombre d’intervenants du secteur: la crise ne paraît pas avoir dirigé plus de clients en quête de sens vers les opérateurs d’économie sociale. Pire: les mesures sanitaires – surtout celles de fin juillet – ont impacté les entreprises d’économie sociale comme le reste du tissu économique «traditionnel». Du côté de la Fédération wallonne des entreprises d’insertion, Jacques Rorive, son directeur, note «qu’avec les nouvelles mesures du CNS de fin juillet, beaucoup de clients en titres-services annulent leurs heures. Le carnet de commandes est en baisse. Le phénomène de non-recours aux titres-services, que nous avions réussi à endiguer, est de retour». De manière plus générale, le ralentissement économique lié au confinement a aussi impacté bon nombre d’opérateurs. L’Horeca, bien sûr, en a pris pour son grade. L’Interfédé – qui fédère les centres d’insertion socioprofessionnelle en Wallonie – note ainsi que bon nombre d’entreprises de formation par le travail (EFT) actives dans le secteur ont connu une perte de chiffre d’affaires de 50% en mars, avril, mai et juin. «Certains centres n’ont même pas encore repris, comme ceux qui travaillent avec des collectivités ou des écoles», explique Anne-Hélène Lulling, secrétaire générale de l’Interfédé. Benoît Ceysens, président de la Fédération bruxelloise des entreprises de travail adapté et directeur de l’ETA «La ferme Nos Pilifs», souligne de son côté que si toutes les ETA bruxelloises sont à nouveau ouvertes, «il reste environ 15% de travailleurs au chômage temporaire, un chiffre qui va se maintenir en septembre. Et ça ne veut pas dire que la rentabilité soit au rendez-vous. Certaines ETA ont pris des marchés hors de leur secteur d’activité pour ne pas laisser les gars sans boulot». Souvent actives en tant que sous-traitantes, les entreprises de travail adapté sont aussi dépendantes de la bonne santé d’autres acteurs économiques. «Certains métiers vont disparaître à cause du Covid, comme le mailing, déjà fragilisé depuis une douzaine d’années suite à la chute de l’usage du papier et dans lesquelles les entreprises sont plus susceptibles de faire des économies», continue Benoît Ceysens. D’autres ETA, par contre, se sont montrées plus «résilientes», comme celles actives dans les espaces verts. «Le gazon ne s’arrête jamais de pousser», ironise Benoît Ceysens. Un constat également effectué par Anne-Hélène Lulling pour les EFT actives dans le domaine. Des réalités différentes qui montrent que la crise n’a pas impacté tous les opérateurs ou tous les secteurs de la même manière.
«S’il y a une deuxième vague, ça va être le carnage.» Emmanuel Bawin, Les Petits Riens
Risque zéro?
Malgré ce tableau parfois contrasté, l’inquiétude est bien palpable. Au détour des discussions, des mots que l’on croyait réservés au secteur de l’économie plus traditionnelle pointent le bout de leur nez: «pertes», «faillites», «licenciements»… «S’il y a une deuxième vague, ça va être le carnage, prévient Emmanuel Bawin. Il ne faudrait pas non plus que les mesures de sécurité soient maintenues en 2021. Sinon on va entrer dans une autre réalité. La Première ministre parle maintenant de gestion du risque. Mais si gérer veut dire fonctionner avec 10% de chiffre d’affaires en moins, j’ai un problème de modèle d’affaires sur le long terme, cela vient remettre en question mon projet économique et social.» Les subsides pourraient-ils permettre aux entreprises de passer le cap? «Il faudra tout d’abord voir si la crise impacte les dépenses des pouvoirs publics, déjà fortement sollicités. On sent une forte inquiétude à ce sujet», analyse Sébastien Pereau, secrétaire général de ConcertES, la plateforme de concertation des organisations représentatives de l’économie sociale. Et puis, «on a parfois l’impression que l’économie sociale survit grâce aux subsides, mais c’est faux, analyse Arabelle Rasse. Ceux-ci permettent de venir compenser la moindre productivité des travailleurs, pas de faire des réserves». Autre «détail»: à une époque où bon nombre d’entreprises d’économie sociale tentent d’affirmer leur vocation entrepreneuriale et de réduire leur dépendance à l’argent public, les subsides ne constituent parfois plus qu’une portion congrue de leurs revenus. «Le but n’est pas de s’enrichir, mais le volet économique est essentiel, illustre Gaëtane Convent. Nous ne voulons pas vivre que de subsides. Nos ETA ont perdu en moyenne 325.000 euros de chiffre d’affaires – soit 10% du total, NDLR – alors que les rentrées propres constituent 70% de leur budget.» Il est aussi à noter que 12% des ETA wallonnes ont perdu un ou plusieurs clients définitivement et 46% temporairement.
«On a parfois l’impression que l’économie sociale survit grâce aux subsides, mais c’est faux.» Arabelle Rasse, Ressources
Face à cette situation, un certain nombre d’entreprises songent à s’adapter. À Bruxelles, Benoît Ceysens souligne que les ETA vont devoir prospecter de nouveaux secteurs comme «la good food ou l’économie circulaire». En Wallonie, une ETA a lancé une pépinière sur Internet. Et sur ces deux territoires réunis, Ressources songe aussi à la vente en ligne. Pour lancer ces chantiers, il faudra toutefois aussi des moyens, pas évidents à trouver en cette période de crise… «Nous avons besoin d’aide», s’exclame Benoît Ceysens.
Les mois à venir risquent donc d’être chargés pour le secteur. Reste à savoir s’il aura le moral pour y faire face. Car, au-delà des considérations financières, on sent aussi qu’à l’aube de la rentrée, une certaine lassitude, voire un sentiment de révolte, commence à se faire sentir. «Tout cela crée une morosité sur le terrain, qui commence à poser question, s’agite Emmanuel Bawin. D’un point de vue humain, c’est comme s’il y avait quelque chose de cassé en termes d’énergie, il y a une usure, un ras-le-bol, le Covid prend toute la place. Beaucoup ne saisissent plus la matérialité des mesures. Finalement, ce dont on a besoin, c’est peut-être que les politiques en finissent avec cette politique du risque zéro…»
Et en Europe?
Du 4 au 25 mai 2020, Social Economy Europe – qui fédère un grand nombre de plateformes d’économie sociale au niveau européen – a interrogé ses entreprises membres concernant les dégâts que le Covid-19 pourrait leur avoir occasionnés. 274 entreprises, issues de 13 pays ont répondu. Il est à noter que la majeure partie des réponses proviennent de pays comme l’Espagne, la Pologne, la Suède ou… la Belgique. Sans surprise, 31,5% des structures interrogées ont indiqué à l’époque qu’elles avaient dû avoir recours à du chômage temporaire. Et 12% qu’elles avaient dû licencier du personnel.