Des petits mots rédigés à la main sont apparus ces derniers mois sur les vitrines de boulangeries, annonçant à regret à l’«aimable clientèle» une hausse des prix du pain. 25 centimes de plus en moyenne pour un pain de 800 grammes depuis janvier 2022, selon la Fédération francophone de boulangerie-pâtisserie; résultats de la guerre en Ukraine, de l’inflation et de l’envol des prix de l’énergie. «Les clients ont un peu rouspété, surtout les plus âgés qui paient avec de la monnaie et visualisent directement cette hausse des prix. C’est surtout que, pour la plupart des gens, le pain c’est la base», commente une boulangère bruxelloise entre deux fournées de couques au chocolat.
Face aux hausses de prix du pain, l’effet serait essentiellement «psychologique», à en croire Albert Denoncin, le président de la Fédération de boulangerie: «Une tranche de pain, ça coûte 10 cents. Ce n’est pas grand-chose. Mais tout le monde connaît le prix du pain et, dès qu’il y a une augmentation, ça fait scandale, les gens trouvent que c’est trop.»
Le fait est que ces augmentations se sont multipliées depuis 2004, année où le gouvernement belge a mis un terme à plus de soixante ans de fixation du prix maximum du pain. Si cette politique ne concernait que deux types de pain (le pain blanc de ménage et le pain demi-gris, les boulangers demeurant libres de fixer eux-mêmes les prix de leurs baguettes, pains complets, multicéréales, brioches, etc.), ceux-ci représentaient tout de même 60 à 70% des pains produits en Belgique, d’après la Fédération francophone de boulangerie-pâtisserie.
Le postulat sous-jacent à cette politique de fixation des prix était simple: bien de première nécessité, le pain doit être accessible à tous, à un prix raisonnable. Une politique de «paix sociale», adoptée au fil de l’histoire par de nombreux pays. La Belgique est d’ailleurs le dernier État européen à avoir libéralisé le prix de son pain. La fin d’un symbole ou une mesure lourde de conséquences? «Depuis 2005, le pain a augmenté de 10% environ; en quinze ans, ce n’est pas beaucoup», relativise encore Albert Denoncin, qui copréside également la Fédération nationale de boulangerie-pâtisserie.
Il n’empêche, ces quelques centimes majorés par-ci par-là ne passent pas inaperçus pour le mangeur de tartines. Car le pain n’est pas un aliment comme les autres. L’historien américain et grand spécialiste du pain Steven Kaplan le qualifie d’ailleurs de «fait social total»; un objet pétri d’histoire, de culture, de politique, de psychologie, d’économie, de folklore, de gastronomie…
Premiers contrôles
La Belgique compte elle aussi son «expert ès pains». Il s’appelle Peter Scholliers; professeur émérite d’histoire économique et sociale à la VUB (Vrije Universiteit Brussel), il a travaillé pendant plusieurs décennies sur le sujet jusqu’à en rédiger sa «bible»: «Brood. Une histoire des boulangers et de leur pain» (2021). Pour lui, le pain est «au cœur même de notre existence» et «joue un rôle beaucoup plus important qu’on ne le pense». «Pendant mille ans et jusqu’au XVIIIe siècle, le pain était fondamental dans l’alimentation des gens riches comme des gens pauvres. Vers 1800, 50% à 60% des dépenses d’une famille moyenne étaient consacrés au pain», commence à retracer le professeur.
Un tournant s’amorce au début du XIXe siècle. «La globalisation du commerce international et la révolution agricole aux États-Unis inondent le marché européen de blé, poussant les prix vers le bas». En parallèle, des coopératives ouvrières où l’on fabrique du pain, comme la Maison du peuple à Bruxelles et le Vooruit à Gand, jouent un rôle important dans l’abaissement des prix et la promotion d’une pitance de bonne qualité.
C’est à la même époque que sont aussi instaurés les premiers contrôles du prix du pain dans plusieurs grandes villes du pays (Bruxelles, Gand, Bruges, Liège). Pour défendre le pouvoir d’achat du consommateur pauvre, mais également dans un souci de protéger les boulangers de la colère du peuple face aux augmentations du prix du pain – et des risques (réels) de révolte sociale, selon Peter Scholliers. La mesure sera ensuite appliquée à l’échelle nationale, bien qu’entrecoupée de parenthèses de libéralisation économique. Le dernier blocage du prix maximum du pain remonte à la Seconde Guerre mondiale, il durera plus de 60 ans.
La «révolution du goût»
Outre son prix, c’est aussi le type de pain consommé qui fait de cet aliment un révélateur socio-économique. «Dis-moi quel pain tu manges, je te dirai à quelle classe sociale tu appartiens», aime à prophétiser Peter Scholliers. Ainsi, dès le XVIIe siècle, le pain blanc – réputé de meilleure qualité et plus digeste – était le privilège de l’aristocratie, tandis que le pain brun, gris ou noir, plus lourd et nutritif, remplissait les estomacs des classes populaires. Parvenir à s’offrir quelques tranches de mie moelleuse tenait alors de l’ascension sociale. Au fil des siècles, son prix déclinant, le pain blanc se fait de plus en plus accessible. En 1950, il représente 94% du pain consommé.
Son hégémonie commence à s’effriter à partir des années 70, sous l’influence de médecins vantant les vertus nutritionnelles et diététiques du pain complet et par la redécouverte en gastronomie du vrai goût, de l’authentique. La dynamique s’inverse: le pain blanc reste majoritaire au sein des familles modestes, tandis que les plus nantis se délectent de «nouveaux pains». En 1990, le pain blanc ne représente plus que 60% du pain consommé en Belgique, les pains bruns et «spéciaux» cumulent quant à eux plus de 30%. En 2016, un quart seulement du pain consommé est blanc et le bio a grignoté 10% des parts de marché. «C’est ce que j’appelle la ‘révolution du goût’. Elle a été lancée par des consommateurs aux revenus et capitaux sociaux et culturels plus élevés, avant d’entrer petit à petit dans les mœurs des consommateurs de différentes classes sociales», analyse Peter Scholliers.
C’est au début du 19ème siècle que sont instaurés les premiers contrôles du prix du pain dans plusieurs grandes villes du pays. Pour défendre le pouvoir d’achat du consommateur pauvre, mais également dans un souci de protéger les boulangers de la colère du peuple face aux augmentations du prix du pain – et des risques (réels) de révolte sociale.
Pour Albert Denoncin, on doit cette redécouverte du «bon pain» à la libéralisation de 2004, qui «a redonné de l’oxygène aux boulangeries, ce qui leur a permis de se concentrer sur la qualité, leur seule arme face à l’industrie». Depuis les années 50, la modernisation de la boulangerie, l’essor des supermarchés, la baisse de la consommation (de 500 grammes de pain par jour après la guerre à 125 grammes quotidiens aujourd’hui) et le maintien d’un prix plafond ont exercé une pression croissante sur les fabricants de pain. Résultat: une dégringolade du nombre de boulangeries en Belgique, de 28.000 en 1948 à moins de 4.000 aujourd’hui. «Depuis 2004, le nombre est stable, on est déjà contents», poursuit le président de la Fédération. La consommation de pain s’est elle aussi stabilisée, notamment grâce à la montée en puissance du pain bio et artisanal au sein des ménages plus aisés.
Savoir-faire ancestral pour salaire minimum
La distinction socio-économique en fonction du type de pain consommé serait aujourd’hui moins tranchée. «Les supermarchés ‘hard discount’, comme Aldi et Lidl, commencent par exemple à vendre des pains au levain, à l’épeautre ou même bio, à un prix bien moindre que les boulangers artisanaux», note Peter Scholliers, qui ne juge pas le phénomène d’un trop mauvais œil s’il permet de «contribuer à l’éducation alimentaire de toutes les couches de la population».
Si tant est que le prix ne soit plus un vecteur d’inégalités d’accès à un pain dit de qualité, des différences se jouent néanmoins au niveau de la santé: «Un pain cuit dans de grosses machines, où l’amidon n’est pas complètement cuit, peut être cancérigène. Si le pain n’est pas bien fermenté, cela peut être toxique. Et si la panification n’est pas suffisamment hydratée, il peut y avoir de gros problème d’assimilation et de glycémie pour le corps», énumère Albert Denoncin en fervent défenseur de l’expertise boulangère. «On pense souvent que pour faire un pain il suffit de mélanger de l’eau, de la farine, du sel et de la levure, enchaîne-t-il. Mais conduire une fermentation avec des levains sans mettre 10 kilos de levure dans la pâte, c’est un vrai savoir-faire.» Un savoir-faire pour lequel les boulangers sont payés «14 euros de l’heure, à peine plus que le salaire minimum». C’est tout le paradoxe qu’incarne cet aliment essentiel: pour être de qualité, le pain devrait coûter plus cher, mais il doit surtout et avant tout rester abordable.
Les enjeux de ce paradoxe touchent directement le secteur et le consommateur. Pourtant, la famille belge moyenne ne consacre plus que 0,9% de ses dépenses au pain, autant dire presque rien. Quelle place conserve-t-il sur la table à manger? «Certes, le pain représente moins de un pour cent des dépenses, mais son apport calorique sur une journée est de 10%. C’est plus qu’un symbole, il reste central, analyse Peter Scholliers. Chaque peuple, chaque culture européenne a son pain et le défend ardemment, poursuit l’historien. Dans les grandes villes d’Europe, les nouveaux citadins arrivent avec leur pain, comme le pain plat du Maghreb ou le pain turc, et on observe qu’une sorte de dialogue s’installe.» Ainsi apparaissent à Bruxelles des pains nord-africains fabriqués à base de farines biologiques ou complètes, «ce qui aurait été tout à fait impensable il y a dix ans»: «Le pain a toujours évolué et continuera probablement de le faire.»