Au Royaume-Uni, des politiques technophiles et des géants des big data nourrissent de grands projets pour l’avenir de la santé. Leur transition numérique, qui implique la commercialisation à grande échelle des données individuelles, va jusqu’à modifier ce que nous entendons par santé et par service public. Le site web d’investigation OpenDemocracy est en pointe dans la lutte contre la privatisation des hôpitaux publics britanniques. En mars dernier, avec un article en forme de manifeste, il faisait le point sur ces questions qui ne manqueront pas de se trouver au cœur des réformes post-Covid de nos systèmes de santé continentaux.
Cet article est une traduction (avec aimable autorisation de l’auteure et des éditeurs) des principaux développements de «Will Big Tech Save the NHS – or Eat it Alive ?», co-publié en mars 2020 par OpenDemocracy et Eurozine. Trad. Thomas Lemaigre*.
Le futur, c’est maintenant
Depuis deux ans, une série de liens ont été révélés entre la branche anglaise du National Health Service (NHS, voir encadré) et des géants du numérique. À titre d’exemple, un contrat a été passé avec Amazon pour développer un service de conseil médical via l’assistant vocal Alexa. La firme américaine est autorisée à utiliser les données générées par ces requêtes pour développer d’autres produits (sans toutefois pouvoir créer une base de données individuelles de santé des utilisateurs). Or Amazon semble nourrir d’importants projets en matière de santé: aux États-Unis, elle se positionne sur les médicaments sur ordonnance et sur les assurances-santé.
Le secrétaire à la Santé du gouvernement britannique, Matt Hancock, promeut à l’envi le service de consultation en ligne de la start-up britannique Babylon, mis en service à Londres par le NHS et décrié par les généralistes. Ceux-ci perdent en effet les patients qui s’inscrivent sur l’app, laquelle n’accepte que les personnes en relativement bonne santé, ce qui contreviendrait aux principes d’universalité du NHS.
Dans le même esprit, le NHS continue de déployer l’app Streams, développée par DeepMind et Google, qui avertit les soignants en temps réel des cas d’aggravation d’insuffisance rénale, et ce malgré le fait que l’entreprise, ayant eu accès au dossier médical complet de 1,6 million de patients, ait traité ces données en enfreignant les législations sur la protection de la vie privée.
Le tournant comportemental
De tels exemples sont légion. Ils doivent en particulier être compris sur fond de conditionalisation de l’accès aux allocations et aux services sociaux. Un «tournant comportemental» où les technologies algorithmiques jouent un rôle de plus en plus central. Une voie suivie par le NHS. Matt Hancock s’est ainsi fait remarquer par ses déclarations selon lesquelles le contrat moral entre le NHS et la population avait changé. À l’en croire, en plus d’avoir à céder leurs données en échange de soins gratuits, les citoyens sont censés prendre eux-mêmes leur santé en charge. De leur côté, certains secteurs locaux du NHS anglais refusent déjà les opérations de routine aux fumeurs et aux personnes en surpoids.
Les organisations de médecins ont condamné de telles mesures, mais la presse et les think tanks conservateurs se battent pour faire bouger les lignes. En effet, ces nouvelles conditions que sont l’abandon des droits sur ses données personnelles et un comportement méritant se renforcent, dans un monde où chaque requête en ligne en matière de santé ou chaque connexion à une app de régime, de fitness, etc. (parfois suggérée par un médecin traitant), laisse derrière nous des données personnelles de plus en plus traçables.
Déjà plusieurs think tanks ont recommandé que le NHS collecte des données sur ce que les citoyens achètent dans les supermarchés ou sur la fréquentation des salles de sport, avec à la clé des incitants fiscaux ou une priorité dans les files d’attente pour un rendez-vous médical. En attendant, il y a peu d’évidences scientifiques prouvant que ces apps et objets connectés donnent des résultats probants. Une des études les plus poussées a par exemple montré que les personnes qui utilisaient des apps de monitoring de l’exercice physique (parmi d’autres possibilités de soutien) perdaient moins de poids que celles qui s’en passaient. À l’inverse, le Data Justice Lab de l’Université de Cardiff pointe la tendance à un «néo-libéralisme des données» et à une «personnalisation radicale des risques», poussant à «privilégier face aux problèmes sociaux les réponses individualisées contre les réponses collectives et structurelles en matière notamment d’inégalités, de pauvreté et de racisme».
Plusieurs think tanks ont recommandé que le NHS collecte des données sur ce que les citoyens achètent dans les supermarchés ou sur la fréquentation des salles de sport, avec à la clé des incitants fiscaux ou une priorité dans les files d’attente pour un rendez-vous médical.
La numérisation rebat aussi les cartes quant aux priorités en matière de soins. Les médecins reçoivent de plus en plus de gens en bonne santé mais inquiets après qu’une app les a alertés (à tort) sur une anomalie de leur rythme cardiaque. Les algorithmes de diagnostic envoient les patients à l’hôpital beaucoup plus vite que ne le font les généralistes, poussant à la surconsommation médicale, sans compter les erreurs de diagnostic tout à fait courantes et beaucoup plus médiatisées.
Les apps que déploie le NHS, comme celle de Babylon, proposent des offres d’achat à des tiers, par ex. pour des tests, ce qui distord subrepticement les principes fondateurs du NHS en matière de paiement des soins. Or la sociologie politique a déjà bien montré à quel point l’acceptabilité sociale d’innovations est plus grande quand elles sont emballées dans un paquet-cadeau high-tech que quand elles sont présentées comme des choix politiques. Le précédent rapporteur spécial des Nations unies sur la pauvreté, Philip Alston, l’a bien décodé dans son dernier rapport annuel: les évolutions des politiques sociales vers le numérique sont présentées comme des mesures de simplification administrative et des décisions inévitables plutôt que comme des choix politiques, alors que c’est bien de cela qu’il s’agit.
Si c’est la machine qui l’a dit…
Il y a aussi des technologies numériques qui utilisent les données pour répartir les personnels soignants et les flux de patients. Mais être un travailleur assigné algorithmiquement ou un patient objet d’une chaîne de décisions algorithmiques, qu’est-ce que cela peut bien impliquer? Pour en avoir le cœur net, je me suis rendue l’an dernier sur le terrain à San Francisco. L’une des plus grosses plaintes (et Dieu sait si leur système de santé en mérite!) porte sur la manière dont les technologies numériques détériorent la dimension humaine des soins, du fait (de l’avis des professionnels) qu’elles sont conçues pour maximiser les actes facturables, et non la qualité des soins aux patients.
«Le système informatique que nous devons utiliser ne mentionne jamais le temps requis pour expliquer, écouter, parler, gérer la souffrance. Tout ce temps ne fait jamais partie des calculs, explique Michelle Mahon, infirmière et syndicaliste. Les gens pensent: ‘OK, c’est toujours un être humain que j’ai en face de moi, pas un robot’, mais ce qu’ils ne réalisent pas, c’est que cet être humain est contrôlé par une technologie qui, elle, est contrôlée par une industrie qui vise toujours plus de profits. Ces entreprises disent aux infirmières: ‘Il y a tellement d’informations que vous n’êtes pas capables de les intégrer. Laissez-nous vous soulager de cette charge cognitive’.» Et quand les infirmières posent des questions, ce sont leurs compétences qui sont remises en question.
Un document d’évaluation interne au NHS portant sur quatre outils de diagnostic à distance avait fuité en 2018. Il suggérait rien de moins que le téléphone portable deviendrait le premier canal d’accès aux services de soins dans les deux ans.
Ce qui me frappe le plus là-dedans, c’est à quel point tout cela est déjà familier à l’oreille de quelqu’un qui discute depuis des années avec des professionnels de la santé. Les plaintes sont les mêmes ici, typiquement par rapport au recul de leur autonomie et de la confiance de leurs patients parce que tout est formaté dans des «parcours de soins» et des logiciels qui calculent le coût de la moindre interaction. Si nous trouvons normal qu’un médecin ait plus d’yeux pour son écran que pour son patient, si, quand on appelle le 112, on s’attend à entendre non un soignant mais un téléconseiller qui suit un script algorithmique, le remplacement de l’humain par la machine ne représentera plus une vraie rupture.
Une médecine sans relation clinique
Mais avant d’en arriver là, il convient de s’intéresser au remplacement des interactions présentielles par des contacts à distance via des produits tels que le robot téléphonique qui gère les appels non urgents des Londoniens (également un produit de Babylon déjà citée), Livi (l’opérateur des consultations en ligne du NHS, qui touche 1,8 million de patients), ou encore la généralisation de l’utilisation de Skype pour les consultations de suivi avec les médecins hospitaliers. Car nombre de médecins doutent que les consultations en visioconférence – sans même parler de celles par téléphone ou par SMS – soient vraiment à même de rencontrer les besoins des patients. Ils insistent notamment sur l’importance de la conversation informelle, celle où un patient, une fois ausculté, une fois pris son pouls et sa tension artérielle, une fois établie la confiance, se prépare à partir et se retourne au moment d’ouvrir la porte, ayant finalement trouvé le courage de faire part de son vrai souci, «une petite boule, là, juste sous mon, euh, testicule…». À distance, le praticien passe très facilement à côté d’indices cliniques: le patient a-t-il l’haleine chargée? Une odeur corporelle particulière? Est-il négligé? Se gratte-t-il? Face à une question qui peut être gênante, rougit-il? Fait-il la grimace? A-t-il la voix qui flanche ou des signes de nervosité?
Les praticiens insistent sur l’importance de la conversation informelle, celle où un patient, une fois ausculté, une fois pris son pouls et sa tension artérielle, une fois établie la confiance, trouve le courage de faire part de son vrai souci, «une petite boule, là, juste sous mon, euh, testicule…»
Babylon est sans doute l’entreprise la plus en pointe dans cette épopée vers la consultation virtuelle et la smart medicine. Elle vient de signer deux gros contrats avec des consortiums d’hôpitaux du NHS, visant «l’accès à distance aux généralistes et aux médecins hospitaliers», «le monitoring en temps réel des patients» ou encore des «rééducations numériques» et un «assistant intelligent qui dispense des informations médicales et oriente au bon endroit». Un document d’évaluation interne au NHS portant sur quatre outils de diagnostic à distance, dont celui que Babylon opère à Londres, avait fuité en 2018. Il suggérait rien de moins que le téléphone portable deviendrait le premier canal d’accès aux services de soins dans les deux ans. Babylon a des ambitions à l’échelle mondiale et se prévaut de la bonne image de marque du NHS à l’international. L’un des premiers actes posés par Boris Johnson après son élection a été d’allouer un budget de 250 millions (275 millions €) pour booster le recours à l’intelligence artificielle par le NHS – notez bien que Dominic Cummings, membre de l’équipe de conseillers du nouveau Premier ministre, était consultant pour Babylon jusqu’à peu avant sa prise de fonction politique…
Pour une approche radicale des technologies
Les géants des big data grignotent le contrat entre le citoyen et l’État providence. Pas seulement avec leur insatiable besoin de données, mais aussi avec leurs promesses aguichantes. Ces firmes et leurs technologies risquent d’éroder la confiance qu’entretient le public dans le caractère universel de l’offre de soins, et donc de détricoter la relation de solidarité instituée entre chacun d’entre nous, et entre nous et les travailleurs de la santé. Les critiques de ces perspectives sont vives, mais elles sont surtout américaines et centrées sur le droit à la protection de la vie privée, passant à côté de notre sensibilité d’Européens, qui attendent de l’État autre chose que juste être laissés en paix.
Les travailleurs de la santé ne sont pas des algorithmes: ils demandent de l’autonomie et des salaires décents. Ils revendiquent un environnement et des relations avec leurs patients qui leur permettent de soigner avec discrétion, compassion et éthique. Les mettre hors jeu, au moins en partie, s’avère évidemment tentant pour des décideurs politiques et pour des gestionnaires d’établissement sous pression pour couper les coûts et standardiser – sans parler des défenseurs de la libéralisation qui voient les considérations éthiques comme à peine plus que des distorsions du libre marché.
La numérisation de la santé sert de paravant pour réduire les services, les privatiser, faire reculer leur gratuité, leur caractère démocratique, de bien commun et de lien social.
La numérisation de la santé sert de paravent pour réduire les services, les privatiser, faire reculer leur gratuité, leur caractère démocratique, de bien commun et de lien social. Il y a évidemment un bon moment que tout cela a commencé. Ceux qui ont grandi sous le règne du libéralisme numérique subissent une certaine habituation. Depuis l’enfance, dans nombre de leurs relations avec les administrations, ils ont été surveillés, évalués et décrits sous forme de cases à cocher. Ce ne seront pas eux les plus enclins à défendre l’État providence.
La numérisation nous est le plus souvent vendue comme la clé pour de meilleurs services pour tous. Et c’est ce qu’elle pourrait être. Mais seulement si on décode bien ce qu’en retirent les États et le secteur privé et si sont mises en avant les bonnes priorités alternatives. Nous manquons encore d’une approche radicale des technologies numériques de la santé, qui assure qu’elles visent bien l’émancipation et la démocratisation.
* Nous n’avons pas repris les nombreuses sources citées, elles pourront être retrouvées dans la version originale.