Avec ses 312 places, la prison de Marche-en-Famenne inaugurait en automne dernier la semi-privatisation du milieu carcéral belge. Pour la première fois, dans le cadre du Master Plan censé répondre à la surpopulation, l’administration pénitentiaire et la Régie des bâtiments se lançaient dans des partenariats public-privé (PPP), un mode de financement qui pourrait s’avérer risqué pour nos prisons.
Avec un PPP, une autorité publique fait appel à des prestataires privés pour financer et gérer un équipement. Ce mode de financement est complexe : le prestataire reçoit en contrepartie un paiement du partenaire public, sous forme de loyer, comme une sorte de leasing, sur plusieurs dizaines d’années (15, 30, voire 40 ans), mais il peut également recevoir de l’argent de la part des usagers du service.
En ces temps de restriction budgétaire, la Régie des bâtiments s’est faite le chantre de ces PPP, à tel point que l’institution a reçu un «PPP Award» 1 en 2013 pour la construction des prisons de Beveren, Marche-en-Famenne, Leuze-en-Hainaut et Termonde. Pour ses promoteurs, ces prisons sont de «beaux exemples de PPP». Pour ses détracteurs, c’est une véritable privatisation. À Marche, deux tiers du budget total annuel (12,2 millions d’euros) financent l’entretien et la maintenance du bâtiment, mais aussi les services au sein de la prison comme la cuisine, la blanchisserie et le nettoyage. Prestés par le privé, Sodexho notamment, ces services ne sont plus du ressort des agents pénitentiaires.
Pour l’autorité publique, les PPP constituent une réponse adéquate pour développer de tels projets. Mais dans les faits, un même constat : un coût plus élevé tant de la détention que du bâti. «À Marche, une journée coûte 214 euros par détenu contre 100 euros en moyenne dans une prison traditionnelle», nous dit-on à l’administration pénitentiaire. D’autres comme Philippe Mary, criminologue à l’ULB, vont plus loin encore. «Le coût d’une cellule est passé de 85.000 euros à 1 million d’euros en PPP.» Du côté de la Régie des bâtiments, on l’admet aussi : le PPP est plus cher que le financement public, «mais on obtient en échange une meilleure gestion des risques, un meilleur monitorage pendant la phase de construction et d’entretien, et une discipline améliorée qui permet en principe une plus grande valeur ajoutée et une efficacité augmentée.»
On peut s’étonner de ces partenariats coûteux, surtout quand on sait que des restrictions budgétaires de l’ordre de 2% sont prévues dans nos prisons. «En faisant le choix d’un partenariat avec le privé pour la construction et la maintenance de plusieurs prisons, qui seront louées à l’État à un prix exorbitant, nos dirigeants nous ont endettés pour plusieurs générations. À titre d’exemple, le montant annuel que l’État devra payer comme indemnités par an sera de
12,2 millions d’euros pour la prison de Marche-en-Famenne, 13,7 millions pour Beveren, 12,1 millions pour Leuze-en-Hainaut et 15 millions d’euros pour Termonde. Des sommes colossales en ces temps de crise économique, et une réponse inadéquate de la part de la politique adoptée par le gouvernement qui n’a fait l’objet d’aucune étude d’incidence, ni budgétaire ni qualitative, malgré les recommandations de la Cour des comptes», dénonçaient d’une même voix, le
13 mai, magistrats, directeurs de prisons et avocats, faisant le bilan de la législature sortante en matière de justice.
Mais a-t-on seulement besoin de prisons en plus? À en croire les derniers chiffres sur la surpopulation carcérale, les prisons dépassent actuellement de 22% leur capacité d’accueil. «Construire pour remplacer de l’insalubre : oui… Construire pour augmenter les places : certainement pas! Toutes les études vont à l’encontre de cette logique. Partant de cela, on aurait pu rénover ce qui existe ou profiter de ces nouvelles prisons pour concevoir la peine autrement. Pour les quatre prisons, les architectes ont dû rester dans un mode classique de détention. C’est l’administration qui a imposé ces plans, par défaut de réflexion», dénonce l’avocate Delphine Paci, de l’Observatoire international des prisons (OIP).
Même si l’on s’accordait sur la nécessité d’augmenter la capacité, fallait-il passer par une semi-privatisation, comme c’est le cas ici? «À Marche, la prison devait coûter 88 millions d’euros. On en paie 12 millions par an pendant vingt-cinq ans. Faites le compte : on la paie quelques fois…» Car la logique de ces PPP est assez perverse : si le privé s’engage à construire le bâtiment, à le maintenir en l’état pendant vingt-cinq ans, il y a des pénalités financières à la clé. «Par exemple, si c’est le détenu qui casse, ce n’est pas le privé qui paie, mais c’est le public, et ce, aux prix du privé. Donc pour un combiné de téléphone, c’est 168 euros que le privé facture à l’État.»
Certains voient donc derrière la gestion carcérale un marché juteux. Un constat que partage David Scheer, criminologue à l’ULB, qui a passé cinq mois à Marche.
Durant cette période, David Scheer a constaté certains «petits couacs», car le quotidien dans ces prisons coûte cher, surtout pour les détenus les plus défavorisés. «On constate pour les détenus une augmentation des prix de la cantine ou du téléphone significative. Sans parler des dysfonctionnements matériels comme des pannes informatiques. Sont-ce des erreurs de jeunesse de la prison ou sont-ce les partenaires privés qui ont voulu faire des économies sur certaines choses, on manque de recul. En France, on a vu que le privé, pour engranger des bénéfices, a joué sur les économies.»
Selon David Scheer, les rapports de force entre l’administration pénitentiaire et les promoteurs privés sont asymétriques. «Le privé a l’habitude de négocier de tels contrats car les enjeux se mesurent en millions d’euros; pas l’administration. Cette asymétrie ne lui permet donc pas de se pencher sur le sens de la peine. On ne sait pas au final combien cette prison de Marche va coûter, et cela reflète à quel point l’administration comme la Régie des bâtiments ont été larguées dans ce dossier. Malgré cela, j’ai constaté que la qualité du bâti était là : en y retrouvant de grands groupes comme Eiffage ou Sodexho, il y a une qualité de construction et de services», explique le criminologue.
La semi-privatisation des prisons engendre l’introduction de nouveaux personnels. Il n’y a plus que des agents pénitentiaires, mais aussi des agents de maintenance, des cuisiniers, des techniciens de service, «ce qui pourrait briser le corporatisme d’un milieu fortement syndiqué». En off, un agent pénitentiaire de la prison de Marche nous explique : «L’entreprise privée fait tout, et nous, on ne peut plus faire grand-chose, à part ouvrir les portes. S’il y a un problème d’ampoule ou d’eau, on doit attendre un technicien du privé. On assiste aussi à une réelle déshumanisation de l’encadrement des détenus avec la présence massive de plus de 500 caméras.»
Faire appel au privé, cela introduit dans la prison une loi du marché, avec des pénalités financières, comme avec une clause de surpopulation : «Au-delà de 115%, les pénalités que l’État paiera au privé augmentent considérablement. Du coup, les prisons publiques vont devenir des variables d’ajustement et seront plus surpeuplées. Autre risque, celui d’extension du parc carcéral car, en étant phagocytée par les intérêts privés, la prison devient un produit financier comme un autre.»
Une interpellation que partage Delphine Paci : «Se faire de l’argent sur la privation de liberté, ce n’est pas anodin. Cela risque de créer un lobbying de privation de liberté. Va-t-on encore être très sensible à un discours de limitation des dégâts de l’enfermement? je n’en suis pas sûre… Cela devient très malsain.»
1. Le prix annuel Public Private Partnership est une initiative du European and Belgian Public Procurement, une société qui fait de la consultance en matière de marchés publics.