Elles sont au plus près des personnes en perte d’autonomie, âgées, malades chroniques, handicapées, depuis le début de la crise sanitaire. Elles n’ont pas – malgré l’angoisse d’être infectées par la maladie et de la transmettre – lâché leurs bénéficiaires, dont de nombreuses personnes âgées pour qui parfois leur visite est le seul lien social qui leur reste. Le secteur de l’aide et du soin à domicile, composé d’infirmier(ère)s à domicile, d’aides familiales, de gardes à domicile, d’aides-soignant(e)s ou d’aides ménagères sociales joue un rôle fondamental, pourtant peu considéré par les autorités.
Sonner avec le petit doigt, pousser la porte avec le coude. Passer du gel hydroalcoolique sur ses mains. Mettre son masque, ouvrir la porte et se laver les mains, une fois, deux fois. Ces gestes, Christine Hernalsteen, infirmière à domicile, les répète à longueur de journée depuis plusieurs semaines.
Sur les douze coups de midi en ce dimanche ensoleillé, Christine rend visite à Bernadette. Elle s’y rend tous les jours depuis trois mois, pour changer le pansement d’une blessure à la jambe de cette octogénaire bruxelloise.
«C’est l’une des seules patientes ‘légères’ que j’ai encore. Depuis le début du confinement, toutes les opérations ayant été suspendues, nous avons surtout des cas lourds», explique l’infirmière à domicile. Bernadette, pétillante, se fend d’une boutade: «Je suis une patiente asymptomatique au regard de tous ses autres patients bien plus lourds que mois!»
Bernadette est en forme, malgré un pontage cardiaque subi en janvier dernier. Les visites du kiné ayant été suspendues, elle se revalide aujourd’hui toute seule. «Je me suis trouvé un petit circuit dans le parc en face de chez moi et je fais mes exercices, et monte et descends 95 marches», raconte-t-elle. «Ce n’est pas le cas de tout le monde, précise Christine. Il faut la volonté et la possibilité de le faire seule.»
«On nous dit qu’on doit, nous, les vieux, rester confinés jusqu’à décembre… Mais, dites!», Bernadette
Christine est avec une amie du quartier, la seule personne que Bernadette fréquente durant ce confinement. Ses enfants vivent trop loin pour venir lui rendre visite. «On nous dit qu’on doit, nous, les vieux, rester confinés jusqu’à décembre… Mais, dites!», s’insurge Bernadette. Christine lui redonne de l’espoir: «Il reste dix pansements. Si on en compte un tous les deux jours, on se verra jusqu’à la fin officielle du confinement!»
Encore quelques mots échangés, une dernière caresse au chien, un dernier lavage de mains. Et il est déjà l’heure, une demi-heure plus tard, de quitter Bernadette.
Christine reprend sa tournée dominicale. Plus sereine qu’au début de la crise. «On est aujourd’hui équipé en matériel – blouses, masques et gants –, on a du gel en suffisance, mais les débuts n’ont pas été simples, explique-t-elle. Heureusement que notre employeur s’est démené pour rattraper l’État!» Le matériel de soin a aussi fait défaut. «Les gens sortaient de l’hôpital et on ne trouvait plus de matériel comme des lits, de fauteuils ou des chaises percées. On a dû se débrouiller avec les moyens du bord. Depuis quelques jours, les services de location fonctionnent mieux.»
S’adapter
Le secteur de l’aide et du soin à domicile, composé d’infirmier(ère)s à domicile, d’aides familiales, de gardes à domicile, d’aides-soignant(e)s ou d’aides ménagères sociales. Au plus près des bénéficiaires vulnérables et des personnes à risque. L’arrivée du Covid-19 a donc forcément bouleversé l’organisation du travail. «Comme nous constituons une ‘menace’ pour certains bénéficiaires, on a limité certaines prestations et cessé des visites chez des patients qui pouvaient se passer de nous ou dont les proches ont repris certaines tâches», explique Perrine Grégoire, assistante sociale à l’ASD (Aide et Soins à domicile) de Namur, dont le service redémarre peu à peu. «Maintenant qu’on est mieux rodé et protégé, on peut proposer une aide moins risquée et on relance le nombre de prestations vers le haut. Cela devient urgent matériellement et humainement.»
«On fait le ménage, car les aides ménagères ne passent plus. On change le lit, on passe la loque. On s’improvise même coiffeuse!», Kathy Heroufosse, aide familiale dans la région de Verviers
Pour celles qui ont continué à travailler – et elles sont nombreuses –, il a fallu s’adapter dans ce contexte inédit de pandémie. «La capacité d’adaptation de notre personnel est déjà étonnante au quotidien, mais ici, elle est d’autant plus impressionnante. Les professionnels vont travailler, malgré la panique», souligne Perrine Grégoire, très reconnaissante.
«On a moins de bénéficiaires qu’avant la crise mais on a gagné des tâches, explique Kathy Heroufosse, aide familiale dans la région de Verviers. On fait le ménage, car les aides ménagères ne passent plus. On change le lit, on passe la loque. On s’improvise même coiffeuse!» «Ils n’ont plus de visites du kiné, alors j’essaye aussi de marcher avec eux, même si c’est difficile en respectant la distanciation. Et on n’a pas la formation adéquate», poursuit-elle.
Le quotidien sous Covid-19 est plus lent. Mais leurs journées sont toujours aussi chargées. «Il y a des files dans les magasins. On peut couper les files dans les supermarchés mais on n’est pas prioritaire dans les pharmacies, au contraire des médecins et des infirmières. Ça peut donc prendre du temps d’aller chercher les médicaments. C’est comme si on devait demander à la personne de choisir entre manger ou être soignée», déplore-t-elle. Parfois, les problèmes se superposent et la crise a rendu certaines situations bien difficiles. «Je fais des repas chez une dame qui d’habitude se rendait au Resto du Cœur. Elle n’a pas beaucoup d’argent et presque aucun matériel de cuisine, témoigne l’aide familiale. Il a aussi fallu s’organiser pour toutes les personnes sans carte de banque.»
Julien Bunckens: «Une situation surréaliste»
«La situation est très compliquée pour notre secteur, tous métiers confondus. C’est surréaliste, on nous demande de protéger notre personnel et de suivre des procédures, mais nous ne recevons ni matériel ni information.» Julien Bunckens, directeur général de la Fédération d’aide et soins à domicile, est en colère. «Cette crise met en évidence la complexité de l’État fédéral et ses multiples interlocuteurs. On assiste à un véritable ping-pong entre entités fédérées. Les réponses des autorités sont soit inexistantes, soit inadaptées», déplore-t-il. Résultat, c’est la Fédération qui, dès l’arrivée de la pandémie, s’est mise à rechercher du matériel, sur fonds propres. «Certains collègues sont devenus de vrais traders de l’achat de matériel, explique-t-il. On s’est débrouillé. On a dû demander au personnel de réutiliser leur surblouse, quand c’était possible. Cette ‘mise en danger’ est très mal vécue. Mais on ne peut pas cesser nos activités.»
Certains collègues sont devenus de vrais traders de l’achat de matériel
Outre la question du matériel, le manque de communication et d’informations politiques est également déploré par la Fédération. «On a dû écrire beaucoup de textes pour les métiers de notre secteur. Rien n’a été proposé pour les infirmières à domicile, rien sur les gardes à domicile qui restent au chevet des patients durant de longues heures.»
«On est un rempart contre l’afflux massif en hôpital, mais nos dizaines de milliers de professionnels restent dans l’ombre des hôpitaux, regrette Julien Bunckens. Bien sûr, il faut remettre des moyens dans les hôpitaux mais il faut aussi investir dans l’ambulatoire. Si on n’investit pas dans l’aide à domicile, on ne peut pas participer à la réduction des hospitalisations et à l’hospitalisation alternative.»
Bien sûr, il faut remettre des moyens dans les hôpitaux mais il faut aussi investir dans l’ambulatoire.
Des questions à se poser aujourd’hui, pour être prêt pour demain… «On va être très sollicités pour le retour des hospitalisations et les lieux de soin entre l’hôpital et le domicile. Mais là encore, nous disposons de très peu d’informations», explique Julien Bunckens. La facture aussi risque d’être lourde. «Sans soutien, la pérennité des missions et des emplois sera compromise par la situation d’endettement dans laquelle nos services s’installent. La compensation de 5.000 euros octroyée aux entreprises wallonnes, et dont ne pourra bénéficier que notre secteur d’aide à la vie journalière, ne suffira évidemment pas à assurer la pérennité de nos services intégrés», conclut Julien Bunckens. Le boulot pourtant, ne manquera pas. Loin de là…
Protéger
Respecter la «distanciation sociale» dans ces métiers de si grande proximité est une gageure. «J’essaye évidemment de respecter la distance, mais quand je m’occupe de personnes très âgées et qui sont parfois en fauteuil roulant, je suis obligée de toucher la personne quand je la lave», explique Françoise-Marie, aide à domicile depuis 1992. «Un métier en or, dit-elle. Celui d’aider les personnes à vivre ce qu’elles vivent.» Alors elle veille à changer ses gants et se lave les mains très régulièrement, tellement qu’elle en a de l’eczéma.
Brigitte Beuze, elle, est garde à domicile, métier qu’elle fait avec passion depuis près de 40 ans. Et qui prend encore plus de sens aujourd’hui. «J’aime bien mon travail. On arrive chez la personne, on sait qu’on va passer dix heures avec elle, et elle seule, tandis qu’en maison de repos, elles sont une infirmière et une aide-soignante pour un étage. Je les plains.»
Depuis le début de la pandémie, elle a adapté son quotidien pour protéger au mieux les personnes dont elle s’occupe. «Les semaines où je travaille, je sors juste pour faire mes nuits. J’évite tout autre déplacement. Je ne vois plus mon fils depuis deux mois, ni ma mère, pour protéger mes bénéficiaires.» Un sacrifice, certes. Mais Brigitte s’estime privilégiée: «J’ai des collègues qui ont peur de contaminer leurs enfants et leurs proches. Moi, quand je rentre à la maison, je retrouve mes trois chats.»
Rassurer
Françoise-Marie n’a pas pensé une seule seconde à arrêter de travailler, même si parfois l’angoisse de contaminer les bénéficiaires l’inonde. «Je prends une grande respiration avant de rentrer au domicile, pour éviter de stresser les bénéficiaires», confie-t-elle. Des bénéficiaires eux-mêmes déjà très inquiets. «Certaines personnes peuvent être agressives en raison de leur inquiétude.» «Certains sont très frustrés, rapporte aussi Kathy. Ils ont vécu la guerre et ne comprennent pas qu’ils ne puissent pas sortir. Leurs enfants et leurs petits-enfants leur manquent.»
«On est là aussi pour surveiller leur moral. Et les faire rire malgré tout, même avec nos masques», Brigitte Beuze, garde à domicile
Le travail des aides à domicile consiste donc aussi – encore plus que d’habitude durant cette pandémie – à les rassurer. «Je n’ai pas de réponse toute faite, mais j’essaye de parler, de les calmer. C’est difficile parce que je ne peux plus les prendre dans les bras. Mais on s’adapte. Cette semaine, une bénéficiaire était très en colère. Je ne peux plus la prendre dans les bras; alors je lui ai parlé, calmement, longuement. Elle a fini par se calmer et par poser sa tête sur mon épaule», raconte Françoise-Marie encore émue. «On est là aussi pour surveiller leur moral. Et les faire rire malgré tout, même avec nos masques», renchérit Brigitte Beuze.
Surtout qu’elles sont parfois le seul lien avec le monde extérieur pour les personnes en difficulté. «Beaucoup se laissent aller, dépriment. J’ai le cas d’une vieille dame dont le mari vient de mourir après 70 ans de vie commune. Elle se laisse mourir chez elle. C’est une catastrophe sociale», rapporte Kathy.
Quand c’est possible, elle donne un coup de pouce aux personnes qu’elle visite pour les aider à rester en contact avec leurs proches. Là aussi, tous ne sont pas logés à la même enseigne. «La fracture numérique saute aux yeux, constate Christine. Certains ne savent pas utiliser un smartphone, d’autres sont sourds et ont des difficultés à passer des coups de téléphone et se retrouvent donc coupés du monde.» Sans parler des patients qui ne parlent pas le français…
Les reconnaître
Si toutes se sentent encore plus utiles qu’à l’ordinaire aujourd’hui, se sentent-elles suffisamment reconnues? «On est parfois le déversoir des bénéficiaires. On voit aujourd’hui qu’on devient très importantes pour eux, alors qu’avant on avait un rôle secondaire ou tertiaire, ça a resserré le lien», confie Kathy qui partage volontiers sa cape d’héroïne avec d’autres métiers comme les caissières, les livreurs et les gardiens de supermarchés. «On prend des risques, mais beaucoup moins que d’autres», estime-t-elle, espérant toutefois que ce métier sera mieux connu du grand public à l’avenir. «Les gens voient vraiment aujourd’hui que l’aide familiale est nécessaire, en cette période où le manque humain est criant. Les médecins de famille se sont aussi rendu compte qu’ils pouvaient compter sur nous», confirme Perrine Grégoire.
«Les gens voient vraiment aujourd’hui que l’aide familiale est nécessaire», Perrine Grégoire, assistante sociale
«Jeudi, j’ai croisé un membre de la famille qui m’a dit ‘Vous faites un beau métier’», rapporte Françoise-Marie, qui aimerait que soient aussi applaudies toutes ses collègues les soirs aux balcons, comme le personnel des hôpitaux.
Des encouragements nécessaires pour tenir le coup durant cette crise. Et encaisser les chocs futurs. Car l’avenir, craint Christine Hernalsteen, ne sera pas radieux: «On va retrouver des personnes avec des ulcères ou des plaies qu’elles auront essayé de soigner elles-mêmes tant bien que mal parce qu’elles n’auront pas appelé leur médecin. Je crains la catastrophe.»
Fin du mois de mars, Florence Degavre coécrivait une carte blanche pour dénoncer la méconnaissance et l’ignorance par les autorités du secteur de l’aide et des soins à domicile, «grand oublié de la crise» (Le Soir, 27 mars 2020). «Alors que ce maillon incontournable de la chaîne de l’aide et des soins est actif en première ligne pour permettre aux personnes âgées, isolées, vulnérables d’avoir une vie digne et de qualité chez elles, le secteur reste absent dans la communication politique et médiatique depuis qu’a surgi la pandémie», y lisait-on.«De manière générale, et même avant cette crise, le secteur de l’aide à domicile était invisibilisé dans le paysage de l’aide et du soin, détaille la professeure de socioéconomie et études de genre à l’UCL. Quiconque touche à la vulnérabilité n’est pas vraiment valorisé parce que l’on considère que cela ne produit pas de valeur.»
Tous ces métiers les plus exposés nous maintiennent en vie, et ce fil les relie entre eux.
Selon Florence Degavre, cette crise révèle le front de métiers, majoritairement assumés par des femmes «qui semblaient n’avoir aucun rapport entre eux – si ce n’est leur dévalorisation et leur invisibilisation – et qui aujourd’hui contribuent à l’approvisionnement de la vie, à la reproduction étendue du vivant».
«Caissières, infirmières, aides à domicile,… Tous ces métiers les plus exposés nous maintiennent en vie, et ce fil les relie entre eux. Il faudra en faire le soubassement d’un nouveau raisonnement économique après la crise, estime la professeure. En tant qu’économiste, je refuse de présenter comme un choix cornélien le fait d’entretenir et de sauver des vies d’une part, et de sauver l’économie d’autre part. Les deux sont possibles et s’alimentent l’un l’autre!»
En savoir plus
Thierry Guillaume, artisan de soins, Alter Échos n° 477, 16 octobre 2019, par Céline Teret.
Soutien des aînés à domicile, une priorité à financer, Alter Échos n° 387-388, 8 septembre 2014, Marinette Mormont.