Alors que la proportion de détenus consommateurs de drogues est considérable, quelle est la place du sevrage en milieu carcéral ? Philippe Glibert1, criminologue et juriste, depuis 2005 coordinateur régional francophone des plans drogue en milieu carcéral (SPF Justice) a répondu aux questions d’Alter Echos.
Alter Echos : Le sevrage est-il possible en prison ?
Philippe Glibert : La prison est une mini-société. Il faut dès lors que les détenus toxicomanes puissent bénéficier des mêmes opportunités de sevrage qu’en dehors des murs. Force est de constater que ce n’est pas le cas. Le cadre légal et réglementaire proposé aux administrations pénitentiaires n’est pas systématiquement suivi. Le corps médical a une liberté thérapeutique totale à cet égard. Toutes les prisons du pays sauf deux mettent en place des traitements de substitution pour les personnes dépendantes de l’héroïne. Ils peuvent être poursuivis ou entamés en prison. Ils peuvent mener au sevrage ou servir de béquille durant le temps de l’incarcération pour le détenu qui se sent vulnérable.
AE : Et pour d’autres substances ?
PG : Pour celles qui n’entraînent pas de manque physique, il faudrait que des psychologues en suffisance accompagnent les détenus. Pour eux, mis à part les médicaments atténuant l’anxiété, le stress et l’angoisse, on ne peut pas faire grand-chose. Le risque est alors de générer une autre forme de dépendance : aux produits anxiolytiques, accessibles et légaux.
Certains consommateurs n’osent pas se faire reconnaître comme usagers de drogues. Ils subissent donc une abstinence forcée, brutale et violente. En réalité, la drogue circule en milieu carcéral. D’autres continuent donc de consommer. Je pose plutôt cette question : la prison est-elle le lieu pour entamer ou poursuivre un sevrage ?
AE : Les conditions d’enfermement constituent un frein au sevrage et à la prise en charge adaptée des toxicomanes ?
PG : Bien sûr. Le besoin de soutien psychologique est élevé et l’encadrement psycho-médico-social est primordial. Or le détenu en bénéficie peu. La cohérence passe par l’articulation de trois piliers interdépendants : prévention auprès des non-usagers, traitement des toxicomanes et contrôle des produits. Tout comme le sont les points de ce second triangle : consommateur-produit-contexte. Il convient d’agir sur les trois dans l’optique de la réinsertion.
AE : Le sevrage ne devrait-il alors pas faire partie du plan de reclassement propre à chaque détenu ?
PG : Oui, et c’est la plupart du temps le cas. Cela dit, on ne forcera jamais un détenu à se sevrer contre son gré. Nous avons mis en place des comités locaux au sein de chaque établissement pénitentiaire ainsi qu’un groupe de pilotage central, permettant de faire circuler les informations et les bonnes pratiques. Contrairement à ce que certains disent, ils sont indispensables parce qu’ils rendent compte des besoins de terrain. Des demandes de programmes de sevrage du détenu une fois sorti de prison émanant du tribunal d’application des peines poursuivent un objectif de réinsertion et de protection de la société, le schéma théorique de pensée voulant que ce service postcure permette d’éviter la récidive.
AE : Combien de détenus sont-ils concernés ?
PG : En 2011, 363 détenus suivaient un traitement de substitution, soit 3 % de la population carcérale [NDLR 11 200 détenus].
AE : Pourtant, ils sont 39 % à user de drogues…
PG : Ce grand décalage s’explique par le fait que les traitements de substitution ne s’adressent qu’aux dépendants à l’héroïne. Ensuite, le service médical ne répond pas toujours favorablement à ce genre de traitement, par philosophie ou par manque de compétence. Certains n’osent par ailleurs pas se reconnaître comme toxicomanes. Finalement, la polytoxicomanie complique la prise en charge du détenu.
AE : Marc Dizier, président de la prison de Verviers, évoque des activités « occupationnelles » afin de lutter contre l’oisiveté et dont le but secondaire est de lutter contre la toxicomanie.
PG : L’actualité nous rappelle que la prison s’exerce avec beaucoup de violence : racket, menace, incitation à la consommation. Les détenus passent par ailleurs 23 h/24 en cellule. Leur première motivation à consommer est de s’évader du quotidien. La seconde : celle d’échapper au stress de l’incarcération. Ils disent ensuite chercher à oublier leurs problèmes. Toutes ces raisons sont intellectuellement compréhensibles. Et puis, il y a la drogue pour combattre l’ennui. Plus un détenu est occupé, moins il a tendance à consommer spontanément.
AE : Cela va à rebrousse-poil de la politique sécuritaire mise en place.
PG : Actuellement, on vise surtout à limiter la dangerosité des individus qui passent par la case prison. Maintenir les détenus dans leur cellule et favoriser les politiques sécuritaires ne favorisera pourtant que leur agressivité une fois les portes des cellules ouvertes.
AE : La répression prend le pas sur la justice réparatrice ?
PG : Je ne peux que le constater. Néanmoins, il ne faut pas ignorer la complexité du milieu carcéral. Le pôle sécuritaire y est primordial et inhérent. Il faut du contrôle tout en étant en phase avec la réalité. On ne pourra pas empêcher que de la drogue circule. La chasse au produit ne sert à rien. On ne fait pas du sécuritaire pour le plaisir mais parce que c’est nécessaire. De plus, empêcher la circulation de produits est une question de santé publique.
« Je ne suis pas sûr que la justice pourra assumer les mutations en cours : la population carcérale augmente en nombre et en âge, son état de santé se dégrade et les cas de pathologies lourdes, notamment de santé mentale et de troubles psychiatriques combinés à l’usage de drogues, sont de plus en plus nombreux. La santé coûtera dès lors de plus en plus cher. »
AE : Quelle politique adopter à l’égard des drogues ?
PG : Espérer éradiquer ce phénomène va à l’encontre du bon sens. Il faudrait clarifier le statut des drogues douces et aller vers la dépénalisation et la décriminalisation de certains produits, comme le cannabis. En ce qui concerne les produits plus durs, il est primordial d’en contrôler les flux. On n’a pas vocation de créer des consommateurs.
AE : Sortir les toxicomanes de prison, une solution à la surpopulation ?
PG : Je signerais des deux mains ! Les usagers de drogues alimentent constamment le circuit. Mais le toxicomane est d’abord un malade en besoin de traitement. Lorsqu’il n’est que question de dépendance, sa place est dans une autre structure qui permette de répondre à son profil. La prison doit constituer pour lui l’ultime remède. Toutefois, lorsqu’il a commis un délit grave, il se doit de répondre de ses actes devant la justice.
AE : Que manque-t-il pour permettre un accompagnement adéquat ?
PG : Il n’y a pas si longtemps, rien ne se faisait en matière de dépendance. Le chemin parcouru depuis les années 2000 est déterminant. Cela dit, la route est encore longue. Si on dispose des moyens médicaux et médicamenteux, nous n’avons pas les outils nécessaires pour traiter l’ensemble d’une toxicomanie. Nous manquons d’effectifs, de moyens financiers et de savoir-faire. Cela dépend aussi des choix politiques.
AE : Les politiques ne prennent pas la question carcérale à bras-le-corps ?
PG : Les priorités sont déterminées par l’actualité : les actes de violence, la vétusté des bâtiments, le contexte budgétaire. Chacun tire la sonnette d’alarme et la couverture à lui : tant les représentants syndicaux que les directions ou les politiques. Ils doivent faire des choix et ceux-ci les dépassent parfois.
1. Philippe Glibert, SPF Justice :
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– tél. : 02 210 56 51
– courriel : philippe.glibert@just.fgov.be