Le 24 novembre 1991, un demi-million d’électeurs apportent leurs suffrages aux partis d’extrême droite. Un coup de tonnerre sur la Belgique, après une décennie marquée par les attaques des tueurs du Brabant visant des supermarchés, le drame du Heysel, les attentats des CCC et… les émeutes de Forest.
C’est dans ce contexte pour le moins électrique que le gouvernement adopte le 19 juin 1992 une note politique «Sécurité du citoyen: police et sécurité» préparée par les ministres de l’Intérieur et de la Justice pour faire face à l’augmentation de l’insécurité et du sentiment d’insécurité. Les contrats de sécurité comportent deux volets: policier et préventif. Ce dernier «a pour objectif de renforcer la politique de prévention, de lutter contre l’affaiblissement du contrôle formel et d’accroître les liens entre forces de l’ordre et population locale. Les actions situationnelles (sensibilisation de la population, apprentissage à la surveillance, etc.) et sociopréventives (actions en faveur des ‘jeunes marginaux’, lutte contre l’absentéisme scolaire, fan-coaching et prévention de drogues illicites) sont encouragées», explique Andrea Rea1. Les budgets sont alloués aux communes «à risque», selon les critères socio-économiques et les chiffres de la criminalité. Dès l’été 1992, des contrats de sécurité sont conclus avec cinq grandes villes belges et sept communes de la Région bruxelloise.
Le débarquement
Éducateurs de rue, médiateurs sociaux, agents de prévention… Débarquent alors de «nouveaux» acteurs de la prévention sur un terrain déjà occupé par les travailleurs de l’aide à la jeunesse. Sur le pavé, deux visions s’affrontent: la prévention sécuritaire ou la prévention des risques vs la prévention générale, telle qu’elle avait été définie un an plus tôt dans le décret de l’aide à la jeunesse, entendue comme des actions menées dans le domaine socioéducatif, à partir des conditions de vie des jeunes «visant à réduire la quantité globale de violences – institutionnelles, symboliques, familiales ou encore relationnelles – subies par les enfants et les jeunes et visant à éviter que les réactions des enfants et des jeunes n’appellent en retour de nouvelles violences».
«Les contrats de sécurité sont la première tentative de récupération de matières communautaires par le fédéral, explique Bernard de Vos, directeur de SOS Jeunes, à l’époque très engagé côté «prévention générale». J’ai toujours dit qu’il n’y avait pas de soucis à ce que des entités viennent en soutenir d’autres qui n’ont pas les moyens. Le tout est qu’il faut que ça se fasse aux conditions émises par l’entité capable de le faire. Or, avec les contrats de sécurité, la finalité était très différente des objectifs des acteurs de la jeunesse orientés CRACS (citoyens critiques et responsables). C’était: ‘On ne veut pas d’emmerdeurs dans l’espace public’.» Le conflit tourne autour des logiques d’action mais aussi des moyens alloués aux communes via les contrats de sécurité, financés à la fois par le fédéral et, à partir de 2001, par la Région bruxelloise aux 19 communes, une «manne céleste» au regard des budgets du secteur. Certains services de prévention communaux bénéficient aujourd’hui des deux financements.
«On mettait un couvercle sur la casserole.» Bilal Chuitar, éducateur de rue sous les contrats de sécurité durant 15 ans, aujourd’hui directeur du Foyer des jeunes des Marolles.
«Dans ce processus de pacification urbaine et sociale, il fallait des agents: ces programmes ont capté des personnes membres des minorités victimes de discrimination afin qu’ils aient une autorité morale sur les jeunes», explique Andrea Rea pour décrire ceux qu’on appelait les «grands frères» ou «les gardiens animateurs». Ils emmènent les jeunes à Walibi, jouent au ping-pong, pour s’en tenir à ces quelques clichés souvent mobilisés pour résumer le travail «occupationnel» des éducateurs de l’époque. «On mettait un couvercle sur la casserole», se rappelle Bilal Chuitar, éducateur de rue sous les contrats de sécurité durant 15 ans et passé ensuite dans l’associatif – il est directeur du Foyer des jeunes des Marolles. D’autres ont rejoint des partis politiques.
Des rivalités endormies
Trente ans plus tard, où en sont ces tensions? «Les dissensions existent toujours. Les Communautés n’ont toujours pas les moyens de travailler correctement», considère Bernard De Vos.
Sybille Smeets, chercheuse au Centre de recherches criminologiques de l’ULB, considère que ces rivalités sont «endormies». «Cette rencontre entre deux mondes a fini par en créer un troisième, une forme de prévention beaucoup moins sécuritaire», explique-t-elle. Le temps est passé par là. Les gens ont appris à se connaître. La réforme des polices aussi, qui a évincé le volet police des contrats de sécurité et de prévention (aujourd’hui appelés «Plans stratégiques de sécurité et de prévention»).
Aujourd’hui, sur le terrain, des partages et des collaborations existent entre ceux qui se regardaient hier en chiens de faïence. «Il y a la réalité du découpage institutionnel et la réalité du terrain», nous explique-t-on dans un service de prévention communal qui dispose d’un contrat de sécurité depuis les débuts. «Nos ADN sont différents – les contrats de sécurité visent l’amélioration de la sécurité, de la vie du quartier, mais notre idée commune est d’offrir un horizon aux jeunes.» Avec des leviers différents, sans se marcher dessus. Aujourd’hui, il n’est pas rare que des éducateurs de rue du service de prévention travaillent en partenariat avec les éducateurs scolaires ou accompagnent les sans-abri.
À Cureghem, Ahmed Ouamara, directeur de l’AMO Alhambra, qui a connu le début des contrats de sécurité en tant que «jeune», confirme: «Les éducateurs de rue sont en rue, ils ont un contact direct avec les jeunes, on doit travailler ensemble», explique-t-il. Même chose dans les Marolles. «On bosse avec la médiatrice sociale du service de prévention», explique Bilal Chuitar, pour qui cette collaboration dépend avant tout «de la bonne volonté des personnes, qu’elles soient d’un côté ou de l’autre».
Ahmed Ouamara ne cache pas non plus que l’intérêt de travailler ensemble est aussi «matériel»: «C’est un service énorme, ils ont beaucoup de personnel. Ils sont 60, on est six, on ne va pas se passer d’eux.» «Les contrats de sécurité ont l’argent, nous la liberté», commente aussi Bilal Chuitar, se rappelant son époque éducateur de rue où tout leur boulot se faisait sous le regard du bourgmestre et de l’échevin.
«La question ne se pose pas en termes de liberté ou non, analyse Sybille Smeets. C’est le cadre normatif qui est différent entre les AMO (services d’aide en milieu ouvert) et les contrats. Les contrats de sécurité sont vulnérables au changement de politique et de gouvernance. Et c’est là leur fragilité.» Si les grandes communes ont une marge de manœuvre importante et les moyens de compenser les périodes de crise institutionnelle, pour les plus petites, la vulnérabilité est plus forte et les emplois stables parfois difficiles à maintenir sur les budgets communaux.
Une vision plus «sociologique»
Ce personnel est-il aujourd’hui sur la même longueur d’onde que les travailleurs sociaux des AMO? «Il y a eu en 30 ans une énorme capitalisation de l’expérience. Les têtes pensantes de ces contrats ont pu réfléchir à la déontologie sociale, au secret professionnel», confirme Sybille Smeets. «Les descriptifs de fonctions sont à peu de chose près des copiés-collés des fonctions de la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles», explique un évaluateur interne d’un service de prévention. «Les équipes ont une vision plus ‘sociologique’ aujourd’hui qu’hier. À Anderlecht, ils ont compris que la question sécuritaire, ça ne marchait pas», observe aussi Ahmed Ouamara.
«Les contrats de sécurité sont vulnérables au changement de politique et de gouvernance. Et c’est là leur fragilité.» Sybille Smeets, Centre de recherches criminologiques de l’ULB
Mais des flous demeurent. Si les gardiens de la paix et autres nouvelles casquettes se fondent aujourd’hui dans le paysage, que la déontologie sociale est intégrée, le public n’y voit pas toujours très clair. «Les acteurs ont des tâches qui se ressemblent. Cela peut perturber les usagers qui ne savent pas vraiment qui fait quoi», rappelle Sybille Smeets. Une confusion qui peut nourrir une méfiance de la part des publics.
Autre source de confusion, les disparités locales. Chaque commune présente des différences en matière de prévention. Avec pour conséquence que le curseur du «social» et du «sécuritaire» est placé à différents endroits selon les choix et les orientations des différentes communes.
BPS, «une machine de guerre»
Qu’est-ce qui pourrait rompre cette tranquillité apparente sur le terrain de la prévention? «Ce qui maintient l’entente, c’est qu’il s’agit d’instances différentes. À la Région, le territoire, la sécurité, la sûreté. À la Communauté, la culture et l’éducation. Mais il ne suffirait pas de grand-chose pour que la concurrence se rejoue sur les moyens…, observe Sybille Smeets. Si on retirait par exemple l’Aide à la jeunesse aux Communautés, on aurait un même niveau de pouvoir pour gérer la prévention, la sécurité et l’éducation.» Et les opérateurs devront alors se partager le gâteau.
Et en termes institutionnels, ça bouge depuis quelques années. Si avant, c’était l’Intérieur qui donnait le la, aujourd’hui, à la faveur de la sixième réforme de l’État, la Région semble reprendre du galon en termes de prévention et de sécurité, avec la création en 2015 de Bruxelles Prévention et Sécurité – BPS. Une «grosse machine de guerre» qui a pour vocation de devenir le point de référence pour tout ce qui concerne la prévention et la sécurité en Région bruxelloise. Il élabore le Plan global de sécurité et de prévention (PGSP). Dans les services de prévention, on souligne ce nécessaire besoin d’uniformisation, mais on craint une perte d’autonomie. «Il ne faudrait pas que ce soit BPS qui définisse le travail sur le terrain», nous glisse un service de prévention. Avec la crainte que les communes ne fassent pas assez contrepoids.
Si avant, c’était l’Intérieur qui donnait le la, aujourd’hui, à la faveur de la sixième réforme de l’État, la Région semble reprendre du galon en termes de prévention et de sécurité.
Un virage sécuritaire est-il redouté? Des craintes à ce sujet se sont déjà fait entendre concernant les projets de cohésion sociale, dont le financement a été partiellement transféré à BPS (lire «Projets de cohésion sociale: un glissement vers le sécuritaire?», AÉ n°477, octobre 2019). Sur le terrain de la prévention, pas un mot à ce sujet. Mais l’équilibre social-sécuritaire est toujours fragile. Quelles sont les prévisions pour l’avenir? «On reste dans une ligne assez sécuritaire», conclut l’un de nos interlocuteurs préventifs. «Les résultats sont plus rapides quand on met des bleus en rue… On craint un désintérêt des projets à vocation sociale, avance un service de prévention. On reste dans une ligne assez sécuritaire, on aurait pu attendre.» Une option «réactive» redoutée par tous les acteurs de terrain rencontrés, qui savent la voie à privilégier. Et qui sentent, aujourd’hui comme hier, des émeutes au Covid en passant par la radicalisation, l’eau bouillir dans la marmite.
(1) Andrea Rea, «Les politiques d’intégration des immigrés: entre social et sécuritaire», dans Bruxelles, ville ouverte. Immigration et diversité culturelle au coeur de l’Europe, L’Harmattan, 2007.
En savoir plus
«Médiateurs de rue ou Médianges: de nouvelles fonctions qui prêtent à confusion», Alter Échos n° 461, mars 2018, Alex Dehin.
On les appelle les « médiateurs de rue » ou les « médianges ». Leur uniforme brille dans la nuit. Ils flânent, se baladent en équipe sur les places publiques. Leur seule présence est supposée dissuader les personnes mal attentionnées. Leur visibilité censée améliorer le sentiment de sécurité des habitants. C’est un fait nouveau dans deux communes bruxelloises.
«Le millefeuille de la prévention», Alter Échos n° 350, décembre 2012, Cédric Vallet.
Vingt ans après les contrats de sécurité. Le point sur le millefeuille préventif et les divergences persistantes entre prévention communale et aide à la jeunesse.