Ces dernières semaines, l’ébullition qui a lieu au Québec autour de la question de la hausse des droits de scolarité universitaire interpelle de plus en plus. Là-bas, depuis plus de trois mois, les manifestants sont dans la rue contre cette réforme et contre le trop-plein de mesures libérales-conservatrices prises ces dernières années par le gouvernement provincial (Québec) libéral de Jean Charest. Ils entraînent derrière eux les mécontents du nouveau-monde, réputé il y a peu encore pour être un îlot d’Etat providence dans une Amérique du Nord qui met à mal régulièrement certains principes fondamentaux, ceux de l’accès à la santé, à l’éducation, au logement…
Plusieurs éléments ont poussé la rédaction à traiter dans Alter Echos de ce « printemps érable », comme elle est appelée en écho aux printemps arabes. Propos et analyses de quatre de nos contacts privilégiés au Québec autour de deux angles d’approche : les enjeux du mouvement et celui de la révolution qui s’opère autour des processus traditionnels de participation à la vie démocratique. Henri Valot1 (Outreach Director de Civicus – Alliance mondiale pour la participation citoyenne – dont le siège est à Johannesburg), Michel Venne2 (directeur général de l’Institut du Nouveau Monde, dont le siège est à Montréal), Martin Petitclercq3 (professeur à L’Uqam, l’université du Québec à Montréal, responsable du CHRS, le Centre d’histoire des régulations sociales et chercheur associé au Crises, Centre de recherche sur les innovations sociales) et François Desrochers4 (étudiant en licence de sociologie à l’UQAM, et secrétaire aux affaires internes du conseil exécutif de l’Afesh, l’Association facultaire étudiante de sciences humaines, l’un des syndicats étudiants qui regroupe les 4 500 étudiant-e-s en sciences humaines de l’Uqam) ont bien voulu se prêter au jeu de l’interview écrite.
Ce qui a mis le feu aux poudres
L’enjeu de départ est simple : comme beaucoup de pays touchés par la crise économique des dernières années, le Québec est amené à réduire les dépenses publiques et à augmenter ses recettes.
Martin Petitclerc donne des éléments de contexte. Ils sont aussi remarquablement représentés graphiquement sur le site de Grandes-gueules inventives5. Le tableau noir est facile à décoder : les études au Québec, et partout en Amérique du Nord, sont payantes. « L’actuel “plan de financement de l’université” du gouvernement québécois est un projet conçu au sein du gouvernement – libéral – sans déterminer si le principe d’une hausse était acceptable pour mieux financer l’éducation post-secondaire. Jamais, soutient Martin Petitclerc, le gouvernement n’a eu l’intention d’ouvrir un débat sur la mission fondamentale de l’université, sa gestion et son financement. Et depuis plusieurs années, les pressions gouvernementales sont fortes pour adapter l’université aux besoins du marché : mise en concurrence des universités ; encouragement à recourir à des sources de financement privées ; alignement des grands objectifs de recherche aux besoins des entreprises et de l’état ; présence grandissante des représentants du monde des affaires aux conseils d’administration ; etc. Dans ce contexte, la politique de l’éducation, incluant la hausse des droits de scolarité, qui a prévu de tripler les droits de scolarité (gelés depuis les années 1990) d’ici à 2017, pour les porter de 2 168 à 3 793 dollars canadiens (de 1 663 à 2 910 euros) par an, vise essentiellement à financer à l’aide de sources privées de revenus (droits de scolarité, philanthropie, etc.) le désengagement de l’Etat. Quitte à imposer tout cela aux étudiants et aux professeurs… »
François Desrochers complète : « Les gouvernements néolibéraux n’ont pas l’habitude d’être connectés à la réalité des gens et à leurs besoins véritables. La hausse des droits de scolarité se fait au détriment du droit sans restriction économique à une éducation de qualité. Le but ultime de la hausse n’est pas de renflouer les coffres des universités, mais plutôt de renforcer le rôle des universités dans l’économie québécoise et de modifier le rapport des citoyens aux institutions publiques, dans l’optique de la norme de l’utilisateur-payeur. »
Toutes les générations dans la rue pour quelques dollars ?
Les Québécois, comme le souligne l’INM, organisation non partisane qui fait la promotion de la participation des citoyens à la vie démocratique, ont assisté à la multiplication des votes de grève et des manifestations rassemblant de plus en plus de citoyens, jeunes et moins jeunes, concernés par la défense des services publics et de la participation des citoyens au-delà du passage à l’urne, et en proposant de réinventer les rouages démocratiques.
Le mouvement étudiant a bien réussi à lier la question étroite des droits de scolarité à des questions plus larges liées à la transformation néolibérale des institutions publiques proposée par le gouvernement actuel. Les exemples cités par Martin Petitclerc sont nombreux : investissements spéculatifs des banques publiques ou coopératives ; vente secrète des droits de forage d’Hydro-Québec (la compagnie publique d’énergie à des compagnies privées sur l’île d’Anticosti dont le potentiel gazier est estimé à 4 000 milliards de dollars) ; allégations de corruption généralisée dans l’attribution des contrats publics ; réduction massive des impôts pour les entreprises ; lourds investissements publics pour le bénéfice des grandes compagnies minières dans le cadre du Plan Nord ; etc.
Poussant l’analyse, Martin Petitclercq prend position de manière radicale, comme nombre de professeurs ou de syndicats étudiants qui se sont mobilisés sur les enjeux des droits de scolarité : « Alors que le gouvernement libéral met scandaleusement l’État au service des grandes corporations, son ministre des finances tente d’imposer la « révolution culturelle » de l’utilisateur-payeur afin de « responsabiliser » les citoyens qui doivent apprendre, tout comme la « clientèle étudiante », à payer leur « juste part ». Si la grève étudiante a pris la forme d’une véritable crise sociale, c’est qu’elle met à jour les fondements mêmes de l’ordre néolibéral actuel. À cela s’ajoute bien sûr la perte de légitimité du gouvernement qui est la cible de nombreuses allégations de corruption. »
L’organisation du mouvement étudiant et son avenir
La plupart des médias internationaux le soulignent : la détermination des grévistes est du jamais-vu. François Desrochers le confirme : « Elle a surpris tout le monde qui s’implique depuis longtemps dans le mouvement étudiant. Personne ne s’attendait à ce que la grève perdure aussi longtemps et à ce que les tentatives du gouvernement pour casser le mouvement se soldent systématiquement par un durcissement des positions étudiantes. Devant les différentes formes de répression du mouvement (violence policière, recours aux tribunaux pour forcer le retour en classe, adoption d’une loi spéciale antidémocratique, etc.), une bonne partie de la population a senti le besoin de se rallier à notre cause et d’en faire la leur, ajoutant du même souffle leurs propres revendications au mouvement. Les thèmes de la corruption du gouvernement et de la braderie de nos ressources naturelles aux mains de compagnies privées émergent enfin de ce mouvement de grève, que plusieurs considèrent comme le plus grand mouvement social depuis le mouvement souverainiste[x]6[/x]. »
Le mouvement étudiant, et surtout la CLASSE, est étroitement associé au développement du mouvement altermondialiste. Martin Petitclercq nous donne quelques éléments de repère. La fondation de la CLASSE, qui regroupe environ 70 % des étudiants en grève, remonte à 2001 et découle à l’époque d’une volonté de rompre avec un « syndicalisme de concertation », en vogue autant dans les associations de salariés que d’étudiants. Elle est organisée de manière décentralisée, non hiérarchique, se réclamant de la démocratie directe, du féminisme et du « syndicalisme de combat ». Elle n’a pas de « président » ou de « chef » – contrairement à l’effet créé par les médias qui parlent des « leaders » étudiants – mais deux « porte-parole ». Ce sont les principes de l’autonomie des assemblées locales et du militantisme de la base qui caractérisent le mouvement. Avec l’aide des réseaux sociaux, les nombreuses activités de grève (manifestations, forums sociaux, écoles populaires, soirées de poésie, etc.) sont organisées d’une façon décentralisée. Par ailleurs, les nombreux débats qui se développent au sein du mouvement étudiant donnent une certaine unité, malgré un indéniable éparpillement, à toutes ces activités. »
L’avenir du mouvement est évidemment imprévisible. Ce qu’en retient François Desrochers, étudiant, c’est ceci : « Si cette grève devait se solder par un échec sur le plan des revendications initiales, elle nous aurait appris à nous organiser sur différentes bases et dans différentes formes de structure. Le mouvement étudiant québécois est le porte-étendard d’une forme beaucoup plus directe et participative de la démocratie que celle qui régit nos États de droit. »
Révolutions et nouveaux contours de l’engagement citoyen
Henri Valot, de Civicus, l’Alliance mondiale pour la participation citoyenne, tape sur le clou en soulignant que ce qui est en cause, ici et dans les pays connaissant des révolutions citoyennes remarquées depuis début 2011, c’est « l’incapacité des Etats à parer aux conséquences de la crise économique qui a occasionné de notables inégalités de revenus et rendu la corruption plus aiguë, et qui a été aggravée par des mouvements de population qui ont multiplié le nombre des jeunes sans emploi et frustrés vivant dans les faubourgs ». Et de noter que ce qui est inédit dans ces manifestations populaires, « c’est le niveau de la contestation, son ampleur, les méthodes employées, les liens établis, et ses implications potentielles ».
Mais alors, ces mouvements mettent-ils à mal les organisations existantes qui soutiennent la participation des citoyens au débat démocratique ? Henri Valot le souligne, les nouvelles technologies ont facilité la diffusion des informations, des idées et des symboles, et ont permis aux gens de se coordonner et d’organiser les manifestations, hors organisations institutionnalisées. Les mouvements d’habitude largement ignorés par les grands médias et les hommes politiques ont massivement utilisé les médias sociaux pour se hisser à la une, créer une dynamique et susciter la solidarité à travers les frontières. Cette évolution dans l’organisation de la contestation et la canalisation de l’engagement citoyen amène des organisations comme Civicus à considérer aujourd’hui l’activisme en ligne comme une forme valable de participation qui permet aux gens de s’impliquer pour une cause7.
Le succès des manifestations citoyennes, au Québec comme ailleurs dans le monde depuis 2011, est de « forger de nouveaux réseaux, de galvaniser, radicaliser et mettre sur le devant de la scène l’activisme de nouveaux publics. Certains mouvements, où les décisions sont prises par consensus et qui pratiquent la démocratie directe, s’attachent plutôt à concevoir des alternatives qu’à formuler des recommandations politiques spécifiques et c’est dans la pérennité des processus mis en place pour développer et mettre en pratique des alternatives qu’il faut voir le succès de ces mouvements », souligne encore Henri Valot.
L’INM, dont le champ d’action est principalement québécois, porte une analyse complémentaire. Michel Venne met le doigt sur le malaise : « L’impasse dans laquelle se retrouve le Québec aujourd’hui découle essentiellement du refus de reconnaître un rôle à la participation citoyenne, notamment celle des jeunes, dans le processus menant à une décision publique. C’est à partir du moment où l’on a fait la sourde oreille aux étudiants qui jouissaient d’un appui massif que le conflit s’est enlisé. La contestation s’est par la suite étendue et s’est cristallisée lorsque la loi d’exception a été adoptée et que des mesures restreignant l’expression par des citoyens de leur désaccord ont été promulguées. » Ce qui se joue aussi ici, c’est l’opposition traditionnelle entre démocratie représentative (légitime) et démocratie participative (protestataire). Cette opposition, l’INM la refuse et rappelle un fondamental : il ne s’agit pas de soumettre chaque décision gouvernementale à un tribunal populaire mais de s’appuyer sur des points de vue diversifiés exprimés par des citoyens dont les expériences et les compétences se complètent, pour prendre la meilleure décision possible, pour maintenant et l’avenir.
– « On veut étudier, on veut pas s’endetter » ou « Un peuple instruit, jamais ne sera soumis »
– « Carré rouge » contre la hausse, qui symbolise les étudiants « carrément dans le rouge » sur leur compte bancaire à cause des prêts qu’ils doivent contracter.
– « Charest ? Wouhou ? », qui symbolise le « y’a quelqu’un ? » quand, fin mai, moins de 48 heures avaient été consacrées par Jean Charest aux négociations avec les étudiants, mobilisés eux depuis trois mois.
– Pour les amoureux du parler québécois, le fameux : « La loi spéciale, on s’en calice ! »
– « Etudier moins, travailler plus », pour les nostalgiques…
1. Civicus: World Alliance for Citizen Participation
PO BOX 933, 2135, Johannesburg, South Africa – http://www.civicus.org – email : Henri.Valot@civicus.org
– skype : valot.henri – tél. : + 27 11 833 59 59
2. Institut du Nouveau Monde –
630, rue Sherbrooke Ouest Bureau 1030 Montréal (Québec) H3A 1E4 – tél. : 514 934-5999
– numéro sans frais : 1 877 934-5999 – fax : 514 934-6330 –
courriel : michel.venne@inm.qc.ca
3. Département d’histoire, université du Québec à Montréal, Case Postale 8888, succursale centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8 – tél. : 514 987-3000 poste 8305 – courriel : petitclerc.martin@uqam.ca
4. Association facultaire étudiante des sciences humaines, université du Québec À Montréal – 405, rue Ste-Catherine Est, Case postale 8888, Succursale Centre-Ville
Local J-M770 Montréal (Québec) H3C 3P8 – courriel : fr.desrochers@gmail.com– tél. : 514-987-3000 #2633
5. http://ggi.xkr.ca/, une chronologie web de la contestation de la hausse des frais de scolarité, ponctuée des dates marquantes et de contenus créatifs.
6. L’objectif est de réaliser la souveraineté de l’État québécois. Les souverainistes proposent au peuple québécois de faire usage de son droit à l’autodétermination afin qu’il se donne collectivement, par des moyens démocratiques, son premier État à constitution indépendante.
7. Lire aussi « État de la société civile 2011 », publié par Civicus, sur http://socs.civicus.org/?page_id=473