Il fait très calme, le soleil brille et les oiseaux chantent. Les rares passants ne font que passer: des couples, des trottinettes, des mémés avec leurs chiens. Notre regard s’attarde donc sur l’architecture du lieu, qui fait appel à un imaginaire médiéval, ses enceintes couvertes de végétation et de chevaux de frise, si imposantes, ses meurtrières et son noyau central qui ressemble à une église. Voyage dans le temps. Anachronisme.
Soudain déboulent vers nous deux hommes qui semblent zigzaguer au milieu de la route. L’un d’eux m’interpelle: «We have a problem. Do you work here?» en montrant la prison du doigt. À peine ai-je le temps de répondre «No I don’t» qu’ils ont déjà traversé. Je les vois sonner à la porte et s’engouffrer à l’intérieur, l’un après l’autre.
Un petit groupe s’est entre-temps formé devant la prison. Il y a des baskets rouges, du sac à dos et des cheveux blancs.
L’appel retentit dans les haut-parleurs. Après une intro sonore courte qui fait penser aux annonces dans nos gares, une voix monocorde égrène des numéros de matricule, l’un à la suite de l’autre.
Le ballet continue avec l’arrivée d’un duo masculin-féminin très bien sapé, costume et hauts talons, une farde jaune collée sous le bras. Clairement le cliché de l’avocat.
Nos deux drôles de zigues sortent avec un troisième homme. Ils sont venus chercher un copain, survêtement bariolé et banane plus un sac avec ses affaires évidemment. Ils restent en stand-by devant la prison, comme aux aguets, et nous repèrent: deux drôles de dames qui grattent du papier face à eux, c’est louche.
Celui qui m’avait interpellée revient à la charge:
«What are you doing? I see you are writing while looking at us.»
«We are making a paper about the jail and…»
«No, you are fake!», me coupe-t-il, énervé.
Notre poste d’observation prête à confusion. Pour éviter le malaise et le conflit surtout, nous décidons de nous mettre en mouvement. Dans la rue qui longe la prison, vers Albert, se trouvent deux associations repérées au préalable. Peut-être pourrions-nous y récolter des points de vue intéressants sur l’univers carcéral.
Première étape: l’asbl «L’Entre-Temps». Coups d’œil furtifs par la fenêtre, coup de téléphone, coup de sonnette: beaucoup de coups improvisés, de quoi se poser des questions. Un employé ouvre, l’air surpris. Je lui explique notre démarche proactive pour récolter des témoignages de proximité. Comme il vient d’arriver dans l’équipe, il appelle une collègue en renfort.
Alors non, leur service n’est pas directement lié à la prison. Il s’adresse à des jeunes en grande difficulté, mais la dame nous précise tout de même que «certains d’entre eux suivis chez nous finissent par atterrir en prison».
Elle nous aiguille vers un autre service, le Service laïque d’aide aux justiciables (SLAJ), situé à quelques façades plus haut dans la même rue.
«On sonne souvent chez nous en pensant qu’il s’agit de leurs locaux.»
Deuxième étape: le SLAJ donc.
Personne sur place.
J’appelle et la personne au standard me donne une adresse mail de contact, pour expliquer le projet à la direction, qui pourrait le cas échéant nous mettre en contact avec des employés qui accepteraient de témoigner sur leur travail. Résolument une piste à creuser pour un prochain épisode.
Légèrement dépitées, forcément optimistes, nous décidons de faire le tour du pâté de maisons pour aller voir côté prison de Forest ce qui se passe.
Niveau architecture, place, cette fois, à un bâtiment relativement coquet, briques rouges et liséré gris, chiendent et herbes folles tout au long du trottoir. Pas âme qui vive à l’horizon, morne plaine et silence de plomb quand, tout à coup, miracle, un chien fait son apparition et au bout de la laisse du chien, un homme nous adresse joyeusement la parole.
«C’est beau hein? L’architecture de ces prisons est l’une des plus belles d’Europe. Vous savez que les deux prisons, Saint-Gilles et Forest, sont reliées par un sous-terrain?»
Cet homme, c’est Ringo. Il vit dans le quartier depuis 45 ans et le connaît comme sa poche, à force d’y promener son chien Paco et de bavarder avec tout le monde.
Il nous explique les va-et-vient incessants de fourgonnettes dans le quartier, les gens qui sont appréhendés et emmenés vers la prison, les gens perdus qui cherchent leur chemin pour les visites. Les bruits, les cris des détenus qui communiquent entre eux, les révoltes aussi.
Sait-il ce qu’il adviendra des prisons une fois qu’elles auront fermé?
«Ah, c’est un espace immense qui va être libéré. Mais c’est trop beau pour en faire du logement social.»
Il est intarissable sur ses observations: des jeunes qui se balancent des objets dans des petits paquets d’une cellule à l’autre. «Des patates ou des oranges accommodées, nous glisse-t-il d’un air malicieux. Ce ne sont pas des messages, c’est sûrement de la drogue.»
Ringo oscille constamment entre son histoire de vie et celle de la prison.
Il nous parle de son chien, Paco, que tous les policiers accompagnateurs connaissent, et qu’il a sauvé de l’euthanasie. «Il avait prétendument mordu son maître, mais je suis convaincu qu’il disait ça pour s’en débarrasser. Il n’y a pas plus gentil que lui. Ma femme est malade des nerfs, et Paco lui fait beaucoup de bien.»
Il embraie ensuite sur le voyage. Sa destination de rêve: la Thaïlande. Pas de problème de sécurité là-bas, les gens laissent leur auto avec la clé sur le contact, la confiance règne, la gentillesse aussi, la nature y est très belle, les chiens sont doux et nombreux et la vie n’est pas chère. On y vit en paix, et on fait des économies car on peut vivre en short toute l’année.
Nous nous éloignons du sujet… Revenons à nos moutons, Ringo, s’il vous plaît.
Que pense-t-il de l’institution-prison?
«Si les gens sont en prison, ce n’est pas par accident. Après, les conditions de détention ne sont pas des plus faciles
, la prison est surpeuplée.» Selon lui, Charles Picqué a dû se fâcher et menacer de fermer boutique: sur une capacité de 600 personnes, on était à près de 1.000 détenus.
La discussion s’achève sur une pensée plus ouverte.
«La prison, ce n’est pas la meilleure solution. C’est une perte de temps. Les personnes qui sont enfermées ici n’apprennent rien. Il faudrait leur apprendre un métier.»
Et Ringo boucle la boucle en parlant de tendresse. «Donner de la tendresse, c’est essentiel. Comprendre que faire le bonheur de l’autre, c’est faire son propre bonheur.»
Sans doute un fil à tirer dans ce contexte…