Cap sur le centre culturel Jacques Franck pour la sortie festive de l’album du collectif Murmuziek, fruit de collaborations et d’ateliers d’écriture et de rap menés depuis cinq ans dans les murs de la prison de Forest avec les détenus.
C’est un vendredi soir sur la terre. Après un passage à l’accueil repimpé du Jacques Franck, nous pénétrons dans l’ambiance feutrée de la cafétéria du lieu. Des enfants sautillent un peu partout, des adultes de toutes catégories d’âge et de style s’embrassent et devisent joyeusement. Nous croisons furtivement Barbara Decloux, chargée de projets socio-artistiques pour le centre culturel saint-gillois, qui porte le projet en partenariat avec le SLAJ-V (Service laïque d’aide aux justiciables et aux victimes) et la FAMD (Fondation pour l’assistance morale aux détenus). Elle nous annonce un peu de retard dans les performances, car «on attend que certains prisonniers puissent nous rejoindre».
L’ambiance chauffe dans la salle de spectacle. Les personnes rentrent rapidement, le bar se vide. En guise de lancement des festivités, des clips vidéo accompagnant les productions musicales sont projetés. Ils nous plongent dans une atmosphère tantôt futuriste, tantôt végétale, où les artistes évoluent masqués sur fond de décor galactique ou de salade de fruits, en fonction des titres, dont le bien nommé: «Le fruit de la patience».
Le public forme un arc de cercle face à une petite scène, dans un rapport de proximité très serrée avec les rappeurs qui s’y succéderont.
«Bonsoir!»
«Allô, allô, allô, on est ensemble ou pas wesh?»
Les concerts démarrent.
La foule est en liesse.
Le plancher vibre.
Les artistes sont accompagnés par une bande-son live gérée par l’un des artistes associés au projet. Et ça dépote. Les paroles décrivent un vécu urbain qui flirte avec la délinquance, comme un avant-goût de prison.
«La morale me casse les couilles.»
«Vivre dans l’illicite, on connaît que ça.»
«Elle passe ses journées à attendre pendant que je suis occupé à vendre.»
Très rapidement, un petit garçon situé au premier rang capte l’attention et vole presque la vedette aux artistes. Il danse, combine tous les types de chorégraphie avec virtuosité et enthousiasme.
Sika, le dernier artiste à monter sur scène pour représenter le projet Murmuziek, s’empare du micro et s’adresse à la foule:
«Je ne sens pas si vous sentez ce qui se passe?»
«Si on sent ce qui se passe», lui crie le petit garçon survolté.
«Alors dis-moi, qu’est-ce qui se passe?»
«Il va y avoir une chanson!»
«Et comment tu te sens?»
«Je me sens super bieeeeen.»
Sika enchaîne avec une présentation et des remerciements pour toutes les parties prenantes au projet présentes dans la salle. Il a eu un congé pénitentiaire qui lui permet de venir performer ce soir-là, mais il tient à citer tous les autres participants qui sont absents: Elie, Roberto, Jonathan, Hamidou et les autres.
«Je pensais que je ne connaissais pas grand monde, que je n’étais pas si intéressant que ça. Et en fait c’est faux. Merci à vous.»
Introduction du premier titre:
«Cette chanson s’appelle Nouvelle Racaille.»
«C’est quoi une caille?», l’interroge le petit garçon, perplexe.
«Une racaille, mon grand, ce sont des personnes qui ont envie d’utiliser des moyens, des violences, pour avoir du matériel. Nouvelle Racaille, c’est pour tout le monde. Si tu veux être une racaille, mon grand, plante des fruits et des légumes.»
Dans Nouvelle Racaille, Siska parle en effet de graines et de tout ce qui se plante. Il y met à l’honneur son amour de la terre, lui qui faisait pousser des tomates dans sa cellule et suit actuellement une formation en agriculture écoresponsable à Froidmont.
Après le concert, il accepte de prendre un moment pour nous expliquer sa trajectoire, et sa vision de la prison et de l’espoir qui peut y pousser malgré tout. Il a été incarcéré à deux reprises, en 2013 et en 2021, à Saint-Gilles, puis à Forest. Autant le premier séjour était marqué par l’agressivité et la violence, autant pour le deuxième, «les gens étaient plus détendus, différents. J’ai même fait une lettre pour leur dire merci.»
Il nous livre ses observations de la prison vue de l’intérieur.
«La prison, c’est un autre point de vue sur le monde, c’est un autre univers. Là cette fois, j’ai eu l’occasion de parler. La plupart des agents qui travaillent là-bas sont déjà brisés, vraiment, comme une purge. Ils subissent leur travail. Ils viennent, tu le lis sur le visage que ça ne va pas. Je me mets à leur place. Ils n’ont même pas de pause. Dans ces conditions, comment tu veux être à l’aise dans ton travail?»
Du côté des détenus, le constat n’est pas plus reluisant.
«La plupart des gens qu’on voit en prison sont des jeunes, et ça fait mal au cœur. Ils ont déjà vécu plein d’expériences, ils sont là et on ne les aide même pas. Il n’y a même pas de réinsertion, en pratique, pour que ça leur donne envie de lâcher ça. Non rien. Comment ils vont sortir de là? Une prison comme ça n’a aucune utilité. Si tu fais rentrer des gens en prison, tu mets des trucs à disposition. Des choses pratiques, de la pratique utile, comme le travail de la terre, parce que ça redonne de la confiance. Avec Murmuziek, c’était bien. Un atelier une fois par semaine, deux heures et demie plus ou moins. On faisait tout. Chanter, faire la musique, trouver l’inspiration, créer le morceau. Et ça tournait bien, les gens s’exprimaient, ils évacuaient ce qu’ils avaient sur le cœur. Tu entends le résultat, ça te redonne de la confiance en toi. Juste de la confiance, c’est tout, on a juste besoin de ça dans ce monde. T’as la confiance, tu fais tout ce que tu veux.»
Pour lui, la musique a toujours été là, le projet lui a permis de le comprendre. «C’est de la vraie parole, sincère, c’est de l’émotion.» Depuis, il chante tout le temps, il chante dans la rue. Pour faire passer des messages. «Parler, ça touche, c’est le plus important.»
Ce type de projet doit faire tache d’huile. D’autres envies doivent trouver des espaces où se développer dans l’enceinte des prisons. Mais pour cela, il faut que tout le monde y mette du sien.
«En prison, il faut savoir prendre les choses et les utiliser. La plupart des gens, ils n’utilisent pas trop là-bas. Ils se sentent largués dans la vie, ils se ferment et ça fume, ça fume, rien d’autre. Télévision, télévision, ça décale le réveil, ça décale la manière de manger. Mal. Comment tu veux que ça s’en sorte? Pour ma part, j’ai repris l’énergie et j’ai chanté tout le temps. Je sais que c’est utile, que ça fait du bien, Pour donner de l’énergie positive. J’ai écrit: tu es là, ce n’est pas pour rien. C’est bon! Tu as le temps de prendre le temps pour soigner tes blessures. Il faut donner de la force en parlant. Moi je communiquais beaucoup avec tout le monde, pour éviter de rentrer dans l’engrenage, dans la mentalité de prisonnier. Si on partage le positif, les gens s’ouvrent. Il faut aller plus loin dans ça.»
Siska ne va pas pouvoir poursuivre le projet, pour une question de transfert. Il croit que, de toute façon, le projet va être proposé à Haren, parce que Forest va fermer. L’occasion pour lui de donner son avis sur ce dossier:
«Haren, moi, je ne mets pas les pieds là-bas. Quelque chose de nouveau comme ça, ça va être un carnage. C’est sûr à 200%.»
Selon lui, agents et détenus auront moins de contact entre eux. Or, le problème du monde, c’est que l’être humain a besoin d’attention, de pouvoir parler.
«Si tu ne parles pas, qu’est-ce qui va se passer? Boum! Explosion! J’ai mal au cœur pour les détenus et les agents. Tous ceux qui sont dedans. Même les associations qui vont aller là-bas et encaisser toute cette émotion. Ceux qui vont sortir de là, ils vont être brisés. Les agents, c’est la merde parce qu’eux ils y sont tous les jours. La prison, c’est un travail d’équipe. Pourquoi on s’embrouillerait? Autant passer un bon moment agréable puisqu’on va se voir souvent. Tu vas sur du conflit, c’est mort.»
Son secret pour rester zen quoi qu’il arrive?
«Il faut toujours utiliser la même technique: avoir pour épée l’amour, pour te défendre le bouclier de l’humour. Et ça passe.»