Comme point de départ de cette rencontre, un communiqué de presse alarmant, cosigné par Inter-Environnement Bruxelles, Haren Observatory et la Ligue des droits humains (LDH), pointant la détérioration catastrophique des conditions de détention à la prison de Saint-Gilles comme conséquence de l’ouverture de la très contestée mégaprison de Haren. De là, un contact avec Manuel Lambert, de la LDH (1), que nous rejoignons en cette matinée maussade à la table d’un bar situé à quelques encablures de la prison de Saint-Gilles. À notre arrivée, la discussion est en cours, sur fond d’un Last Christmas de Wham! un peu décalé mais en présence d’une invitée surprise: Marie Canivet, membre de la Commission de surveillance.
Commission messagère
«C’est la commission boîte aux lettres?», interroge Olivia, notre illustratrice.
«En fait, ce sont les boîtes aux lettres de la Commission de surveillance, mais c’est mignon comme appellation, la commission boîtes aux lettres», lui répond Marie, amusée.
La Commission de surveillance est un organe de contrôle et de médiation indépendant des prisons belges. En plus de son travail ordinaire, Marie assure bénévolement le rôle de «commissaire» à la prison de Saint-Gilles en ce mois janvier, et y était également le mois précédent. Les fameuses «boîtes aux lettres» recueillent les plaintes des détenus, des «billets de rapport», qu’à son niveau, elle doit trier, relayer et traiter dans la limite du possible, et avec des résultats parfois déroutants.
«Si un détenu se plaint d’une décision de la direction, par exemple d’un isolement de trois jours au cachot, la décision a déjà été exécutée. S’il obtient gain de cause, il reçoit une compensation. Par exemple, une douche ou un préau. C’est interpellant, car c’est le strict minimum que l’on puisse offrir à une personne détenue.»
Les détenus ne peuvent pas demander de réparation pécuniaire. Manuel nous raconte l’anecdote d’un détenu souffrant de problèmes mentaux dont la plainte a abouti. Il a réclamé une tarte aux fraises en guise de réparation, ce qui a fait des vagues.
«Mais pourquoi pas? Qu’est-ce qui reste à ce détenu comme option pour sortir de l’ordinaire?»
Et sur place, comment ça se passe?
Témoin de première ligne des conditions de détention catastrophiques des derniers mois, Marie relate posément la réalité de ses fonctions par-delà le fracas des tables et des chaises, rythmant ses propos avec force gestes des mains.
«Le mois dernier, il y a eu beaucoup d’inquiétude chez les professionnels qui travaillaient au sein de la prison, le sous-effectif était terrible. Tout était bloqué: plus aucun mouvement, plus de douche, plus de linge, plus de préau. Il y a eu un gros transfert d’agents vers la prison de Haren. Étonnamment, ils sont plus nombreux ce mois-ci. Ça va donc un peu mieux, comme un retour à la normale.»
«Si un détenu se plaint d’une décision de la direction, par exemple d’un isolement de trois jours au cachot, la décision a déjà été exécutée. S’il obtient gain de cause, il reçoit une compensation. Par exemple, une douche ou un préau. C’est interpellant, car c’est le strict minimum que l’on puisse offrir à une personne détenue.»
«Une normale qui reste anormale», rebondit Manuel, songeur, le menton plongé dans son col roulé. Car oui, la surpopulation chronique dans les murs de Saint-Gilles reste alarmante: «Pas assez d’agents, pas de contrôle médical, pas assez de soins».
«J’ai rencontré un détenu hier: voilà 20 ans qu’il fait de la prison, il n’avait jamais connu ça durant sa détention à Saint-Gilles. Il a des plaques partout sur le corps depuis un mois, ça le démange, et il ne voit pas de médecin. On lui donne un traitement qui change tout le temps et on ne lui explique rien.»
La solitude de la coureuse de fond
Manuel le rappelle: en 2005, la Belgique a signé le Protocole facultatif se rapportant à la Convention des Nations unies contre la torture (OPCAT). Dix-sept ans plus tard, notre pays ne l’a toujours pas ratifié, ce qui impliquerait la mise en place d’un organe chargé de prévenir les comportements inhumains ou dégradants dans les lieux de privation de liberté. À défaut, ce sont des bénévoles comme Marie qui font ce travail de surveillance et de médiation.
«Il y a 870 détenus à Saint-Gilles avec une personne pour cette prison, c’est un travail immense. Demander à une bénévole de faire ce travail, c’est beaucoup. La LDH et d’autres ONG plaident pour une professionnalisation de ce type de contrôle, avec la mise en place d’un système cohérent et contraignant, et une rémunération des travailleurs de ces commissions.»
Comme un écho plus local et ancré dans son expérience personnelle du moment, Marie évoque avec douceur et sans détours les difficultés de sa mission:
«Je suis toute seule ce mois-ci; donc j’essaie d’aller tous les jours comme je peux. On culpabilise quand on n’y va pas. Je me sens mal alors que c’est pas notre rôle à nous. C’est intéressant, ça m’anime, mais c’est très prenant.»
Tout ça affecte Marie, elle en rêve chaque nuit.
Elle nous décrit une visite type: «J’ai accès à tout: aux cellules, aux cachots, à l’annexe psychiatrique. On demande aux agents si on peut s’entretenir avec les personnes dans une petite pièce. Si ce n’est pas possible, on doit tenir un guichet, parler et prendre note à travers une vitre, on n’entend rien à cause du passage et des cris. Pour l’instant, notre champ d’action est un peu limité. Il y a tellement de plaintes à traiter qu’on est surtout là pour les écouter. On essaie d’agir sur de petites choses quand on peut, avec les médecins, les greffes, les agents et les détenus… on est là pour les agents aussi.»
«Le mois dernier, il y a eu beaucoup d’inquiétude chez les professionnels qui travaillaient au sein de la prison, le sous-effectif était terrible. Tout était bloqué: plus aucun mouvement, plus de douche, plus de linge, plus de préau. Il y a eu un gros transfert d’agents vers la prison de Haren. Étonnamment, ils sont plus nombreux ce mois-ci. Ça va donc un peu mieux, comme un retour à la normale.»
Marie a étudié le droit et la criminologie. «Dans la commission, on vient beaucoup du social, mais on aimerait ouvrir à d’autres corps de métier. Tout le monde n’est pas au courant de l’existence de ces commissions.» Avis d’ailleurs aux volontaires: des médecins sont activement recherchés, car leur profil manque cruellement.
Son mandat est illimité dans le temps. «Jusqu’à ce que je n’en puisse plus», nous glisse-t-elle avec un petit rire nerveux.
Suite des opérations
Marie le confirme: la prison de Saint-Gilles a commencé à se vider au début du mois de janvier. Une partie de l’aile E (70 détenus) serait partie à Haren et, selon les bruits de couloir, une opération identique serait en cours pour l’aile C. Pourtant, il y a toujours de nouveaux entrants. L’objectif annoncé: qu’il ne reste que 250 détenus à Saint-Gilles au printemps 2023, et que la prison soit vide en 2025 semble «irréalisable vu comme c’est parti».
Côté LDH, on n’y croit pas vraiment. «C’est extrêmement rare qu’on ferme une prison en Belgique. Ils disent qu’ils vont fermer Saint-Gilles, mais c’est au centre de Bruxelles, c’est une maison d’arrêt. Dès qu’une personne commet une infraction, on l’envoie là. C’est beaucoup plus complexe de les expédier à Haren. On se dit que l’intention gouvernementale est de fermer, mais que c’est impossible. D’année en année, c’est repoussé, on craint que Saint-Gilles ne soit jamais fermée.»
«Il y a 870 détenus à Saint-Gilles avec une personne pour cette prison, c’est un travail immense. Demander à une bénévole de faire ce travail, c’est beaucoup. La LDH et d’autres ONG plaident pour une professionnalisation de ce type de contrôle, avec la mise en place d’un système cohérent et contraignant, et une rémunération des travailleurs de ces commissions.»
La prison de Forest étant elle définitivement fermée, la LDH aimerait qu’elle reste en l’état pour leur projet d’occupation temporaire sous forme d’un musée pédagogique, avec des animations à destination des éducateurs, des élèves et des activités culturelles. «Pour éviter que cela redevienne une prison et montrer la réalité de ce lieu. Forest, c’est encore plus terrible que Saint-Gilles. Il y a des ailes sans fenêtres, sans eau courante, sans toilettes. Les détenus faisaient leurs besoins dans un seau.»
Concernant la reconversion du site, rien n’est moins clair. Pour l’instant, le propriétaire des lieux, à savoir l’État fédéral, est en négociations avec la Région qui est acheteuse, mais c’est le secret, le flou le plus total, car c’est une question de gros sous. Combien le fédéral va-t-il vendre? Combien la Région va-t-elle acheter? Est-ce qu’on vend tout ou par lots?
«On a rencontré la commune de Forest qui a des souhaits immobiliers, des besoins importants en termes d’équipement collectif (école, crèche, centre culturel), mais ils n’ont aucune information.»
Pour l’instant, il y a une crainte que le site de Forest libéré devienne un chancre, mais aucun projet n’est arrêté à cause de ces négociations qui n’en finissent pas entre les deux entités. De plus, il n’y a «aucune garantie que ce soit vendu au public.»
Quant à la mégaprison de Haren, ce n’est absolument pas la réponse: pas besoin d’inflation carcérale, mais d’une évolution des politiques en la matière: «Depuis des années, on crie que ce n’est pas en construisant des prisons qu’on va résoudre le problème. Et on continue. Quand on parle de ces nouvelles prisons aux détenus, ils ne s’y sentent pas mieux, bien au contraire. Parce que c’est grand, déshumanisant, tout est électronique, il n’y a plus de contact avec les agents. Ce n’est pas parce que les conditions matérielles s’améliorent que la détention s’améliore.»
(2) https://ieb.be/IMG/pdf/20230109-com_presse_proces_et_megaprison.pdf
(1) Ligue des Droits Humains
(2) https://ieb.be/IMG/pdf/20230109-com_presse_proces_et_megaprison.pdf