Le 9 avril dernier, la Fondation Roi Baudouin a organisé dans la commune bruxelloise de Saint-Josse la présentation d’un rapport de 100 pages intitulé Belgo-Turcs– Ponts ou brèche entre la Turquie et l’Union européenne ?1 préparé par deux chercheurs turcs (Ayhan Kaya et Ferhat Kentel) del’Université Bilgi à Istanbul. Le principal avantage de cette nouvelle étude réside dans la méthodologie comparative de l’exposé, étantdonné que les deux chercheurs ont été sollicités par la Fondation pour se pencher sur la Belgique à la suite de deux études similaires à propos desTurcophones vivant dans les pays voisins (Allemagne et France). L’enquête, basée sur 400 interviews structurées et 9 focus groups dans les trois régions dupays, ambitionne « de dresser un portrait actualisé des Turcs de Belgique » et décline ce portrait en quatre points : profil sociologique, attitudes et comportements parrapport à la Belgique, à la Turquie et à l’Union européenne.
« On notera tout d’abord que le solde migratoire [NDLR : différence entre l’émigration et l’immigration] dans les pays de l’Union européenne estproche de zéro (1,22/1000 pour la Belgique), il convient dès lors de noter que le discours anti-immigration correspond plus à un fond de commerce politique qu’à uneréalité scientifique », explique d’emblée le professeur Ayhan Kaya, co-auteur du rapport qui cite le chiffre approximatif de 200 000 Belgo-Turcs vivant actuellementsur le territoire belge. Les migrants turcs sont, davantage que les Marocains, « marqués par leur origine rurale, leur caractère familial et par des pratiques culturelles quicontribuent à préserver leur langue et leurs coutumes » et il existe très « peu d’interaction entre les Belgo-Turcs et les Belgo-Marocains », note lechercheur qui rappelle les surnoms péjoratifs utilisés par les parties : « Les Turcs appellent les Marocains ‘désert’ (çöl en turc) et‘cafards’ tandis que les Marocains surnomment les Turcs ‘oignons’ », les deux groupes s’accordant quand même sur un point : l’antiracisme.
Peu de mariages mixtes
Démographiquement, près de 60 % des Belgo-Turcs sont nés en Turquie (contre 42 % en Belgique) dont 37 % sont originaires d’Anatolie centrale. 66 % des Belgo-Turcsdéclarent avoir rejoint un membre de la famille, ce qui indique que le mariage ou le regroupement familial est le principal mode de migration parmi les Belgo-Turcs. À noterqu’actuellement seulement 22 % des Turcs sont venus en Belgique pour y travailler puisque 41 % déclarent être venus pour des raisons familiales. L’échantillonnageindique également que deux tiers des Belgo-Turcs sont mariés (63 %) pour un quart (26 %) de célibataires et 9 % de divorcés, soit plus du double du chiffre correspondantparmi les Germano-Turcs et les Franco-Turcs. Seul 6 % des Belgo-Turcs sont mariés avec des Belges, ce qui montre un certain déficit en matière de mariages mixtes. Sur le plan dulogement, l’intégration des Belgo-Turcs est une réussite puisqu’environ 60 % sont propriétaires en Belgique et en Turquie. « De manièregénérale, les Belgo-Turcs sont beaucoup plus prospères que les Germano-Turcs ou les Franco-Turcs parce que le tissu des entreprises familiales est beaucoup plusdéveloppé ici que dans les pays voisins. Sur ce point, la Belgique a conduit une meilleure politique en matière d’accès à la propriété,d’incitation à l’investissement et à la création commerciale que les deux autres pays étudiés », explique le chercheur turc.
Les connaissances linguistiques des Belgo-Turcs restent déplorables (même si le rapport tente de positiver la situation) mais il est à noter que les Turcs de Bruxelles sontplutôt francophones que flamands et que le français des Turcs de Flandre est meilleur que le néerlandais des Turcs de Wallonie… à l’image du Belge moyen.« On constate que les Turcs de Wallonie sont les moins affiliés à la patrie d’origine tandis que les Turcs de Bruxelles, probablement du fait de la concentration, restentbeaucoup plus attachés à la Turquie », ajoute Ayhan Kaya.
Vivant dans le pays qui héberge les institutions européennes, les Belgo-Turcs sont paradoxalement les plus sceptiques sur l’Union européenne comparés auxGermano-Turcs et aux Franco-Turcs.
Politiquement, à la question « dans quel parti politique vous reconnaissez-vous en Turquie », 34 % des Belgo-Turcs répondent l’AKP (conservateurs musulmans) contre9,5 % pour le CHP (social-démocrate) et 7,8 % pour le MHP (extrême droite). À noter qu’un pourcentage important (37,5 %) ne se reconnaît dans aucun parti en Turquie.En Belgique, l’étude indique que les Belgo-Turcs se reconnaissent d’abord dans les partis socialistes (41 %) suivis des partis de la mouvance socio-chrétienne (CD&V 13%).
Des communautés très diversifiées
Le rapport révèle également des identités fortes et diversifiées du groupe « à tel point qu’il vaut mieux parler des communautésturques de Belgique, et non de la communauté », précise le professeur Ayhan Kaya.
Cette étude est le troisième essai scientifique, après des recherches similaires datant de 1990 et 1995, visant à dresser le profil des communautés turcophonesen Belgique. Plusieurs participants Belgo-Turcs à la conférence de présentation ont fait preuve d’autocritique en dénonçant le manque «d’interculturalité qui n’existe pas dans la vie du Turc vivant en Belgique, on donne l’image d’une communauté renfermée sur elle-même », adéclaré l’animateur de radio Ugur Caliskan.
Interpellé sur les émeutes de l’extrême droite turque de novembre 2006, le professeur Ayhan Kaya a répondu ne pas être étonné « de voirces événements se produire dans la capitale européenne car Bruxelles rassemble sur un trop petit territoire trop de populations diversifiées et les gens vivent troprapprochés les uns des autres, ce qui risque de produire parfois des étincelles ».
1. Ce rapport est téléchargeable gratuitement sur le site de la Fondation Roi Baudouin :
http://www.kbs-frb.be/publication.aspx?id=223940&LangType=2060