Bruxelles Prévention & Sécurité (BPS) – l’organe régional de la sécurité et de la prévention – va désormais «cogérer» les projets de cohésion sociale, ces outils censés développer la cohésion sociale dans les quartiers de logements sociaux à Bruxelles. Au risque de les rendre sécuritaires?
Le malaise est palpable dans le secteur des projets de cohésion sociale (PCS). Créé en 1999 par le gouvernement bruxellois et subsidié via la Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale (SLRB), ce dispositif se déploie dans les quartiers de logements sociaux. But de l’opération: «Développer et renforcer le lien social, améliorer la communication entre locataires et entre voisins, favoriser la participation des habitants et une cohabitation harmonieuse.» Le tout en faisant travailler en partenariat une société de logement social (désormais rebaptisées sociétés immobilières de service public – SISP), une asbl chargée de mener le travail de première ligne, et éventuellement une commune concernée.
La méthodologie suivie dans les PCS est celle du travail social communautaire. Elle vise à regrouper les habitants touchés par des problématiques communes et à trouver avec eux des solutions concrètes, tout en leur donnant les moyens d’agir sur leur environnement et leurs conditions de vie. «Dans tous les cas, [ce travail] ne s’inscrit pas dans le cadre d’une politique sécuritaire», précisent d’emblée les conventions signées par les partenaires d’un PCS.
Et c’est là que le bât blesse. Aujourd’hui, des associations du secteur pensent que ces principes sont en péril. En cause: une décision prise sous la précédente législature régionale de transférer partiellement le financement des PCS à Bruxelles Prévention & Sécurité (BPS), la nouvelle institution d’utilité publique créée à la suite de la sixième réforme de l’État, qui a pour mission de coordonner les politiques de sécurité et de prévention à Bruxelles. Pour l’heure, le seul document parlementaire qui aborde furtivement ce «transfert de subventions» le justifie par une volonté de «simplifier l’écriture budgétaire», et évoque une «cogestion» entre BPS et la SLRB, dont il est difficile de comprendre les contours précis. «Le produit n’est pas fini», concède Yves Lemmens, directeur général de la SLRB, qui préfère parler de «partenariat».
«Les projets de cohésion sociale ont été créés à la suite de problèmes survenus dans des quartiers, puis on s’est dirigé au fil du temps vers de la participation citoyenne. Aujourd’hui, nous ne faisons que revenir à cet objectif initial de prévention.» Yves Lemmens, Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale
«En quoi des locataires sociaux seraient d’office plus suspects de violence que d’autres?», s’interroge un responsable associatif de PCS. «Si notre mission, nos objectifs et notre méthodologie ont un effet évident sur la sécurité, le fait de définir la prévention sécuritaire comme un objectif en soi mettrait à mal le processus que nous mettons en place. Le risque évident serait que les habitants ne s’investissent plus de la même manière dans des projets aux visées sécuritaires.»
La nouvelle secrétaire d’État au Logement, Nawal Ben Hamou, se veut rassurante: «Rien ne change concernant l’objectif poursuivi par les PCS, à savoir répondre aux besoins exprimés par les habitants des logements sociaux. Il n’est absolument pas question de virer dans le sécuritaire.»
Jamil Araoud, directeur général de BPS, confirme que les PCS vont désormais s’intégrer au Plan global de sécurité et de prévention, adopté en 2017, aux côtés d’acteurs aussi divers que les zones de police ou les gardiens de parcs. «Mais ils ne seront pas gérés dans le giron de BPS. Il s’agit de créer de la transversalité, de jouer un rôle de facilitateur, d’être associés à leur travail pour faire remonter les problèmes auxquels ils sont confrontés.»
Yves Lemmens évoque, lui, une «remise à plat» du dispositif: «Il y a toujours une crainte du changement, c’est normal. Mais quand on travaille pour le gouvernement avec de l’argent public, il est logique que le gouvernement impose et que le citoyen demande des comptes. Les PCS ont été créés à la suite de problèmes survenus dans des quartiers, puis on s’est dirigé au fil du temps vers de la participation citoyenne. Aujourd’hui, nous ne faisons que revenir à cet objectif initial de prévention. Il s’agit de donner plus de sens.»
Au sein des associations, certains pensent qu’un «gros glissement est en train de s’opérer» et craignent qu’il ne faille pas longtemps avant de recevoir des injonctions les obligeant à s’inscrire dans une logique sécuritaire. Lors d’une assemblée qui a réuni l’ensemble des équipes des PCS, «le transfert du financement à BPS a été unanimement condamné. Les travailleurs ne voient plus le sens de leur travail dans un dispositif dont les finalités seraient sécuritaires».
D’autres se montrent plus désabusés qu’alarmistes. «Les politiques sociales à Bruxelles ont toujours commencé par là: les émeutes avant, les attentats aujourd’hui. Tout d’un coup, les politiques regardent les logements sociaux en se disant que les pauvres sont dangereux, estime un responsable de PCS. En fait, ils n’ont aucune idée de ce qu’il faut faire. BPS est en train de devenir un fourre-tout, qui n’a ni le personnel ni la capacité de s’occuper des PCS. C’est de la tuyauterie institutionnelle, du surréalisme à la belge. Mais, au final, c’est toujours l’immobilisme qui l’emporte.»
Une confiance détériorée
Du côté des partenaires associatifs, les langues ne se délient qu’à condition de garder l’anonymat. Il faut dire que la période est sensible: l’ensemble des conventions PCS arrive à terme fin 2019. À trois mois de cette échéance, aucune décision n’a été annoncée sur les conventions qui seront poursuivies pour la période 2020-2025 ni sur leur contenu. Plusieurs ASBL ont néanmoins appris récemment que leur mission ne serait pas renouvelée, bien qu’elles gèrent des PCS de longue date. «Les sociétés immobilières de service public choisissent un opérateur et parfois en changent à leur guise, pointe un acteur de terrain. Il y a une mise en concurrence entre associations, qui sont de plus en plus considérées comme de simples sous-traitantes. L’absence de critères d’attribution clairs donne trop de marge aux SISP. Et la Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale laisse faire, y compris quand les SISP mettent fin à des projets associatifs sans aucun avertissement ni évaluation négative, et sans se soucier de la perte que cela engendre en termes de liens construits avec les habitants.»
Le tableau ne serait pas complet sans évoquer le problème chronique du financement des PCS. «Le manque de moyens humains est patent et handicape le développement de projets», soulignait un rapport commandé en 2014 par la SLRB à un bureau d’études. L’enveloppe allouée aux PCS ne prévoit qu’un équivalent temps plein par projet pour travailler dans des ensembles de logements comptant parfois plusieurs centaines de locataires. Si cette carence financière est pour Nawal Ben Hamou un «point d’attention» à porter envers ce «système dont l’utilité n’est plus à démontrer», l’accord de gouvernement pour la nouvelle législature régionale n’a pas prévu d’y remédier.
«Les politiques sociales à Bruxelles ont toujours commencé par là: les émeutes avant, les attentats aujourd’hui. Les politiques regardent les logements sociaux en se disant que les pauvres sont dangereux.» Un responsable de PCS
«Le budget accordé aux PCS a augmenté de près de 60% en 2016», insiste aussi la secrétaire d’État (l’enveloppe globale est passée de 1,9 à 2,8 millions d’euros). Mais à l’époque, la ministre Céline Fremault a préféré utiliser ces moyens pour étendre le dispositif plutôt que pour renforcer les projets existants, suscitant la déception du secteur. «Avec ce refinancement, on a créé 11 nouveaux PCS dans des endroits où, parfois, il existe un tissu social, tout en délaissant des quartiers dont tout nous indique qu’ils pourraient devenir explosifs», estime Natalie Nicaise, directrice de BinHôme, la SISP d’Ixelles et Uccle.
Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup?
L’arrivée de BPS dans le champ de la cohésion sociale semble être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. «C’est pourtant la conséquence logique des manquements des deux dernières décennies, poursuit Natalie Nicaise. On a créé des immeubles sociaux anxiogènes, on a laissé se former des ghettos, et aujourd’hui la crise du logement est plus forte que jamais. Mais la communication a été lamentable: BPS a été créé sans que personne ne s’en rende compte, tout comme son entrée dans le secteur des PCS. Et cela crée de la méfiance.»
De fait, le «transfert» du financement des PCS a été annoncé en mars 2019 aux représentants du secteur, qui ont découvert à cette occasion que les 11 nouveaux PCS sont financés par BPS depuis… octobre 2016. Même les partenaires signataires de ces conventions n’étaient pas au courant, BPS n’y apparaissant pas.
La méfiance actuelle se cristallise autour de cette absence de concertation et du flou qui entoure le renouvellement des conventions. BPS en sera-t-il signataire? Financera-t-il l’ensemble des PCS? Le secteur sera-t-il consulté à propos de la convention-cadre qui liera BPS et la SLRB? De nouvelles missions seront-elles demandées aux travailleurs sociaux? Des garanties seront-elles données pour préserver les principes fondamentaux du travail social communautaire (processus ascendant et démocratique, indépendance, climat de confiance, liberté d’expression, démarche de long terme, importance du processus plutôt que d’une «logique de résultat»…)? Autant de questions auxquelles les réponses ne cessent de varier. Ainsi, alors que Nawal Ben Hamou assure qu’il «ne devrait pas y avoir de changement dans un premier temps» pour les acteurs de terrain, Yves Lemmens concède que «de nouveaux critères seront ajoutés dans les conventions». De son côté, Céline Fremault confirme que la collaboration entre la SLRB et BPS a été décidée à la suite des attentats de 2016 et qu’à cette occasion, «un accent a été mis sur la formation et la lutte contre la radicalisation».