Le projet de rénovation de la ville basse de Charleroi fait des victimes collatérales : les prostituées du quartier du Triangle, obligées par un règlement depolice d’aller exercer sous un pylône du Ring. Un lieu que l’on peut qualifier, sans exagérer, de coupe-gorge.
« Il a peut-être acheté la rue, il ne nous a pas achetées nous. S’il veut qu’on arrête de se prostituer, ce monsieur n’a qu’à nous donner dutravail », s’énerve celle que nous appellerons Julie. « Ce monsieur », c’est l’Anversois Shalom Engelstein qui a investi dans le cadre du projet Phénix derénovation de la ville basse de Charleroi. Depuis août 2011, un règlement communal, taillé sur mesure pour le promoteur immobilier, impose aux prostituées duTriangle, le quartier chaud historique situé entre les rues Fenderie, Moulin et Léopold, de déménager quelques centaines de mètres plus loin, sur un parkingisolé derrière les bureaux des TEC. « Mais vous ne me verrez jamais y mettre un orteil, c’est bien trop dangereux », avertit d’emblée Julie, attablée avec unecollègue à la terrasse d’un café du Triangle.
Installée dans le quartier depuis 30 ans, elle a bien l’intention de défendre son droit à y vivre et à y travailler. Quand la mesure a étéannoncée, elle a fait le tour des commerçants du quartier, armée d’un stylo et d’une pétition. Elle a obtenu 110 signatures ! Son discours ne s’éloigne d’ailleursguère de celui de n’importe quel marchand. « Vous seriez venus ici il y a 20 ans, c’était animé. Aujourd’hui, regardez comme c’est triste. Avec leur règlement, ilsfont fuir nos clients. Ils veulent casser Charleroi », nous dit-on.
Sous le pont
Un pilier d’autoroute, trois bancs, une poubelle, quelques capotes usagées dans les buissons… la rue des Rivages apparaît comme un bien beau nom pour un sinistre endroit. En un an,une femme y a été agressée et une autre tuée. Les circonstances de ce meurtre restent mystérieuses. S’agit-il d’un règlement de compte ? Aurait-on pul’éviter dans d’autres circonstances ? La prostitution est un métier à risques. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’une mauvaise rencontre sous ce pont peut facilementtourner au drame. Pas de riverains, pas de témoins.
Si les habituées du Triangle, celles qui y louent un studio, ont décidé de tenir tête à la police, d’autres ont fini par se plier à ce règlementcriminel. Cet après-midi, une jeune brune fait les cent pas sous le Ring. « Aujourd’hui, je suis toute seule. D’habitude, il y a toujours deux ou trois filles. Mais je ne sais pasoù elles sont cet après-midi », s’interroge la demoiselle, les mains glissées dans les poches de son jeans, l’air inquiet. « Si j’ai peur ? Bien sûr. Si jamaisil arrive quelque chose ici, il n’y a personne pour le voir. Parfois, il y a des gars qui passent en voiture et qui crient par la fenêtre qu’ils vont repasser pour me faire la fête.»
De la proximité à la répression
En plus des dangers qu’il fait courir aux filles, ce règlement entraîne une série d’effets pervers. Le premier a été de briser la relation de confiance quis’était nouée entre certaines prostituées et les agents de quartier. Les prostituées du Triangle étaient souvent les premières à appeler la policepour s’inquiéter d’une situation anormale : des mineures sur le trottoir, une fille qui fait une overdose, etc. « D’une police de proximité, on est passé à unepolice répressive. La police est devenue l’ennemi », regrette Cécile Cheront, coordinatrice d’Espace P Charleroi1. « Je ne pense plus qu’on appellerait si onvoyait ça, on aurait trop peur de l’amalgame », confirme Julie.
Entre menaces d’amendes ou de détention administratives, il faut dire que les policiers ne leur laissent pas beaucoup de répit. « Il y a quelques mois, la police estpassée en porte-à-porte pour demander aux femmes de signer le règlement. A la suite de cela, on a vu des femmes très inquiètes arriver à l’Espace P. Il fautcomprendre que les prostituées ont souvent peur des documents officiels. De la part de la police, c’est de la pure intimidation. Un règlement a la même valeur qu’il soitsigné ou non », confie Céline Cheront. À l’entrée de l’association, une dame raconte: « Un policier a menacé de me dresser un PV alors que je venaissonner à la porte d’Espace P pour chercher un préservatif. J’habite ici, j’ai quand même encore le droit de circuler en rue sans qu’on m’arrête, non ? »
Et ce ne sont pas les seuls problèmes induits par le nouveau règlement. Ironie du sort, ce déménagement forcé a rendu la prostitution bien plus visiblequ’auparavant. Dans le Triangle, la plupart des prostituées travaillent sur le pas de leur porte. Rue des Rivages, elles doivent parcourir plusieurs centaines de mètres pour rejoindrel’hôtel. Un va-et-vient qui ne passe pas inaperçu. Sans parler des bus remplis d’écoliers qui passent par là !
Forte et vulnérable
Dans le quartier du Triangle, on rencontre des femmes de tous les âges et de toutes les nationalités. Derrière chaque femme se cache une histoire différente. Certainesont décidé de vendre leur corps à défaut de pouvoir trouver un autre emploi ou pour compenser une pension trop maigre. D’autres fuient une histoire familialecompliquée, un mariage forcé, par exemple. « Ces femmes cumulent les vulnérabilités. Une vulnérabilité économique puisqu’elles vivent dans dessituations précaires. Certaines n’ont pas été scolarisées, voire, ne connaissent pas le français. Une vulnérabilité face aux clients, quientretiennent un rapport de force avec elles. Une vulnérabilité par rapport aux maladies sexuellement transmissibles. Et parfois, une vulnérabilité face à ladrogue. L’insécurité en rue, ce n’est qu’une vulnérabilité qui vient s’ajouter à toutes les autres », commente la coordinatrice d’Espace P.
Mais attention à ne pas virer trop vite dans les clichés. Les clients ne sont pas tous des pervers en puissance. Pas plus que les prostituées ne sont de pauvres victimes sansdéfense, argue Cécile Cheront : « Ce sont des femmes qui ont beaucoup de ressources. Souvent, leur histoire personnelle a contribué à forger leur caractère.Souvent, elles ont dû élever seules des enfants dans des situations très précaires. Elles savent très bien comment se débrouiller et se défendre. Et lepauvre homme qui voudrait tenter de les agresser se rendra compte qu’elles sont capables de faire du bruit. » A condition qu’il y ait quelqu’un pour les entendre…
Photo : Agence Alter/Sandrine Warsztacki
Rue des Rivages< /i>
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