Élever des larves avec des restes de repas pour nourrir des poules, faire de l’aquaponie ou régaler ses animaux de compagnie? C’est ce que propose ValueBugs, un projet bruxellois de recherche-action participative. Rencontre avec une poignée de «citoyens chercheurs» et quelques milliers d’asticots.
Dans un mail signé d’un énigmatique «forza larva», Etienne Toffin nous a fixé rendez-vous sur le campus de l’ULB. Le coordinateur de ValueBugs, projet financé par Innoviris et la Région bruxelloise, nous y attend dans une bibliothèque avec un petit groupe de partenaires et de citoyens qui ont relevé le défi de cette recherche pour le moins originale. Bernadette, maître composteuse à Rhode-Saint-Genèse, a apporté un prototype: un seau de mayonnaise industrielle perforé de deux grilles d’aération. Une odeur légèrement aigre s’en échappe quand elle descelle le couvercle. À l’instar d’une poupée russe, on y découvre un deuxième récipient rempli de pain rassis et d’épluchures dans lequel près de 4.000 larves dodues de mouches soldats noires s’entortillent et s’emberlificotent. «J’ai remarqué qu’elles raffolent des bananes», note Bernadette, qui complète le régime de ses protégées en récupérant les invendus de l’épicerie de son quartier. «Elles sont fascinantes. Et il faut les voir quand elles grandissent, elles deviennent de très belles mouches, s’émerveille la retraitée, les yeux pétillants d’un plaisir presque enfantin. Je me suis inscrite dans le projet par curiosité, je connais mal les insectes et j’avais envie de découvrir cet univers.»
«Elles sont fascinantes. Et il faut les voir quand elles grandissent, elles deviennent de très belles mouches.» Bernadette, retraitée.
Originaire d’Amérique du Nord, Hermetia illucens, alias «la mouche soldat noire» pour les intimes, a été spécialement sélectionnée pour ses qualités nutritionnelles et sa grande capacité à «bioconvertir» les déchets organiques. «C’est ce qu’on appelle un insecte ‘super performeur’, précise Etienne Toffin. C’est une véritable usine qui transforme le glucide du pain et la cellulose des végétaux en lipides et en protéines. Des vrais sportifs de haut niveau», plaisante le biologiste chez qui on sent poindre une certaine affection pour le diptère. Autre détail pratique, la larve du soldat noir se met en quête d’un espace sec où opérer sa mue quand elle arrive à maturité. L’asticot rassasié se hisse alors aux parois du compost pour s’échouer sur le sable blanc qui comble l’espace entre les deux seaux. Il ne reste plus alors qu’à cueillir les chrysalides qui termineront en friandises pour les poules ou, pour les plus chanceuses, seront installées dans une volière à insectes pour assurer la reproduction. «C’est comme une pomme de terre. Conservées au frais, les larves ne bougent pas. Mais cela reste un organisme vivant qui peut éclore s’il est mis dans les bonnes conditions de lumière et de température», poursuit le chercheur, qui s’est un jour retrouvé avec une évasion de 600 mouches dans son labo à cause d’un Tupperware mal fermé oublié la veille d’un départ en vacances! L’insecte, précise-t-il, ne présente pas de danger pour l’environnement local dans le cas où il parviendrait à s’y installer.
Nourriture du futur?
«La production d’insectes pour les animaux d’élevage ou domestique n’est pas encore une filière rentable. Mais cela va exploser dans les années à venir» Étienne Toffin, ValueBugs.
Bzz, bzz… Derrière ce projet en apparence insolite se jouent des enjeux écologiques sérieux. Il s’agit, rien de moins, que de tester des alternatives innovantes au modèle agro-industriel dominant en luttant contre le gaspillage alimentaire pour produire des protéines de qualité avec des ingrédients exclusivement locaux!
Good Food, la stratégie pour une alimentation durable à Bruxelles, vise à ce que 30% des fruits et des légumes consommés par les Bruxellois soient produits sur le terroir de la capitale à l’horizon 2035. Quid des protéines? Bruxelles peut se targuer d’accueillir Little Food, la première ferme d’Europe d’élevage de grillons. Aussi appétissantes soient les recettes de grillons aubergine et de burritos aux grillons fumés proposées sur leur site, manger des insectes reste toutefois un plaisir gastronomique de niche dans notre culture occidentale. Avant que nous ne tournions tous entomophages, utiliser les insectes comme nourriture pour les animaux que nous mangerons ensuite pourrait se révéler une solution plus réaliste pour produire des protéines de qualité dans le cadre d’une économie circulaire. «Aujourd’hui l’apport de protéines pour les poules d’élevage vient essentiellement du soja cultivé au Brésil. Au-delà de l’aspect écologique, ces protéines végétales n’ont pas les mêmes qualités que les protéines animales comme celle de la mouche», analyse Mia Schmallenbache, de la Ligue royale de la protection des oiseaux, partenaire pour le «volet poule» de la recherche. La protéine de larve est aussi une alternative prometteuse aux farines de poissons utilisées dans l’aquaponie et pour les animaux d’élevage industriel. Fabriquée à base de sardines, d’anchois et autres petits poissons, la production de ces farines représente une vraie menace pour les écosystèmes marins.
«La production d’insectes pour les animaux d’élevage ou domestique n’est pas encore une filière rentable. Mais cela va exploser dans les années à venir» Étienne Toffin, ValueBugs
Début janvier, un fabricant français de nourriture pour animaux annonçait la sortie d’un aliment pour chiens contenant 40% de mouches soldats, à la place du bœuf qu’il utilisait auparavant. Si plusieurs entreprises se sont déjà positionnées sur le marché, produire des insectes de manière industrielle reste encore un processus coûteux vu les investissements à consentir pour développer les connaissances nécessaires. «La production d’insectes pour les animaux d’élevage ou domestiques n’est pas encore une filière rentable. Mais cela va exploser dans les années à venir», prédit Étienne Toffin. Le secteur a d’ailleurs même son lobby, l’IPIFF (Plateforme internationale sur les insectes pour l’alimentation humaine et animale), qui œuvre pour intégrer ces nouveautés dans la législation européenne en matière de normes alimentaires.
Chercheurs, citoyens, éleveurs
Depuis un an, près de 50 particuliers et six écoles participent à ValueBugs. Le projet, qui s’étale sur trois ans en tout, cherche encore des citoyens motivés pour embarquer dans cette aventure qui se revendique hautement participative. «Quand on parle de science citoyenne aujourd’hui, on limite souvent l’apport des citoyens à la récolte des données, regrette Étienne Toffin. Les hypothèses, les protocoles, ici, tout est pensé par les participants.» L’objectif est de développer des conseils accessibles au plus grand nombre pour développer son élevage d’insectes à la maison pour nourrir des poules, mais aussi des poissons et des animaux domestiques. De façon plus ambitieuse, il s’agit également de développer des réseaux de quartier consacrés à l’élevage de mouches soldats noires. «Tout le monde ne doit pas avoir le kit complet chez lui avec le compost pour élever les larves, la volière pour reproduire les mouches et le poulailler. Ces différents éléments peuvent se trouver à différents endroits», détaille Marie Gorza, chargée de projet chez Worms, autre asbl partenaire du projet. «C’est aussi un projet qui permet de créer du lien social, s’emballe Étienne! Aujourd’hui déjà, on a des participants qui échangent des larves contre des œufs avec leurs voisins.» Forza larva?
En savoir plus
http://marie9561.wixsite.com/valuebugs