Alter Échos: L’idée de distribuer de la nourriture uniquement aux divers secteurs de la culture a émergé lors du premier confinement quand vous avez remarqué qu’aucune personne de votre entourage n’avait reçu les aides et les primes régionales promises. Avez-vous ressenti une sorte d’urgence de solidarité citoyenne?
Pauline Duclaud-Lacoste: Oui, je me rendais compte que la situation était dramatique et qu’il fallait vite agir. Les soutiens financiers sont très compliqués à obtenir aussi bien pour les personnes morales que pour les personnes physiques. Dans le cas des premières, il faut faire partie du club, c’est-à-dire avoir déjà bénéficié de subsides. Si ce n’est pas le cas, il n’y a aucune aide. Dans le cas des secondes, il y a celles qui ont la chance d’avoir un statut d’artiste; par contre, celles qui ne l’ont pas n’ont rien, sauf si elles prouvent des annulations de contrats déjà validés. Une mission quasi impossible, car on sait très bien que, dans notre milieu, trois quarts des signatures se font après la prestation. Tout ça n’est pas nouveau, mais, en créant Feed the Culture, je voulais aussi signaler à quel point notre secteur est aux abois et que c’est un problème systémique.
AÉ: Feed the Culture a lieu tous les samedis dans un espace prêté par l’association See You. Comment s’organise une journée typique de distribution gratuite?
PDL: Je me rends le matin vers 6h30 au marché, où je retrouve quatre partenaires, pour aller à la recherche de produits frais. Pendant ce temps, vingt bénévoles – au taquet! – se chargent de tout préparer avant le coup de feu. À notre arrivée, tout le monde s’active, car il faut décharger dans un temps record une camionnette pleine à craquer de caisses de fruits, de légumes et de viandes pour l’ouverture des portes à 1 h. Les bénéficiaires qui font la file se voient munir d’un ticket avec un chiffre indiquant le nombre de membres de leur foyer. Ils sont ensuite guidés lors de leur course, à travers un parcours ultra-organisé et dans une ambiance conviviale, où ils peuvent trouver absolument de tout (produits laitiers, pain, pâtes, riz, légumes secs, friandises, chips et boissons).
AÉ: Comment avez-vous financé le projet?
PDL: Feed the Culture n’a reçu aucun subside, que ce soit dit. Ce projet ne s’est concrétisé qu’avec de l’huile de coude et plusieurs précieux soutiens dont celui de l’association Waste No More BXL en charge de livrer les invendus. Il faut aussi rappeler l’appel aux dons que nous avons lancé sur notre page Facebook. Nous avons récolté à ce jour 2.500 euros permettant à 1.600 personnes (sans compter leur famille) de se nourrir en toute dignité.
AÉ: Connaissez-vous les profils des bénéficiaires?
PDL: On a pu faire des statistiques grâce aux renseignements récoltés sur la fiche d’inscription. Chez Feed, nous ne demandons aucune justification, uniquement le nom, le prénom, l’adresse e-mail, le code postal de domiciliation et le secteur d’activité. Ainsi, l’on sait qu’il y a 48% d’hommes, 52% de femmes et que 30% viennent d’Ixelles là où se trouve le local. Concernant les métiers, nous les avons classés selon les catégories très normées du ICC (Industries culturelles et créatives). Le secteur le plus impacté est sans surprise celui du spectacle vivant avec 40,8%. Ensuite se suivent de près l’audiovisuel (18,7%), les arts plastiques (13%), l’événementiel (11%) et le multidisciplinaire (6,8%).
AÉ: On sait qu’il existe pléthore de fédérations dans le milieu de la culture et de l’événementiel. Ne devraient-elles pas se mutualiser?
PDL: En théorie, cela pourrait paraître logique, mais en réalité ce serait illusoire d’imaginer toutes ces fédérations professionnelles se mettre autour d’une table et trouver un consensus. Pour certaines, il y a un passif avec vingt années de combats sociaux et des querelles de clocher entre elles avec des coups bas et des victoires. Chacun défend son pré carré, mais c’est aussi à l’image du pays qui est lui-même éclaté.
«Si ce pays veut encore des artistes, des techniciens, des designers et des dramaturges en train d’exercer leurs métiers demain, il faut les aider aujourd’hui, car ils sont dans une précarité extrême.»
AÉ: Comment décririez-vous la situation des travailleurs de ce secteur?
PDL: C’était, déjà avant la crise, un milieu fragilisé, stigmatisé et incompris. Aujourd’hui avec le Covid, on assiste à un cataclysme. La crise ne fait que renforcer les problèmes antérieurs. On peut citer à titre d’exemple l’absence de véritable statut d’artiste, la division entre les francophones et les néerlandophones et la cacophonie des fédérations professionnelles. Il faut aussi mentionner une aberration: l’inexistence de cadastre de l’emploi culturel. On n’a donc aucune idée du nombre que nous sommes et de qui fait quoi! L’Observatoire des politiques culturelles en prévoit un pour 2022, mais il ne concernera que la Fédération Wallonie-Bruxelles… Si ce pays veut encore des artistes, des techniciens, des designers et des dramaturges en train d’exercer leurs métiers demain, il faut les aider aujourd’hui, car ils sont dans une précarité extrême.
AÉ: Y a-t-il une absence de volonté politique?
PDL: Non, je ne le pense pas. La problématique de la culture est bien existante au sein du gouvernement, mais elle est morcelée entre tous les niveaux de pouvoir. Chacun va agir en fonction de ses compétences, et donc de ce qui l’arrange.
AÉ: Quelle solution concrète pourrait-on envisager pour le secteur des industries culturelles et événementielles?
PDL: Selon moi, les politiques attendent que le secteur s’organise, sinon ils n’agiront pas. Je pense sincèrement qu’il faudrait créer un espace physique et virtuel qui soit un lieu de rencontres, d’informations et de défense du secteur. Pour avancer et sortir de cet imbroglio, il faut une politique culturelle clairement établie pour les différents niveaux de pouvoir, et surtout une appétence pour l’intérêt général des travailleurs et des travailleuses de la culture.
Feed the Culture Brussels
Tous les Samedi de 11h à 13h à See U (anciennes casernes d’Ixelles) Rue Fritz Toussaint 8 à Ixelles
Inscription préalable obligatoire
Facebook : Feed the culture Brussels