Hospitalisée pendant dix mois au centre neurologique William Lennox (Saint-Luc, Ottignies), Sophie occupait malgré elle un poste d’observation privilégié sur le genre de visites rendues aux autres patientes et patients de son service. «Eh bien, ce sont toujours des femmes, souligne-t-elle. Des épouses, des mères, des filles… qui donnent de leur temps, prennent parfois congé, pour voir et aider leurs proches.» Sophie cite une mère de 90 ans ultra-présente pour son fils de 50 ans, puis deux femmes – la vingtaine, tout au plus – qui venaient quotidiennement aider leur mère hospitalisée à la suite d’un AVC (accident vasculaire cérébral) cognitif, soit une perte temporaire du langage et de la mémoire. La mère avait aussi un compagnon, «que je n’ai pas vu en dix mois, indique Sophie. Je ne dis pas qu’il n’est jamais venu la voir, mais je n’ai aucun souvenir de lui».
Ces filles, cette mère de 90 ans… qui interviennent à un rythme régulier pour aider un membre de leur famille, conscientisent-elles leur fonction (capitale) d’aidantes proches? Pendant les dix mois qui ont suivi l’AVC (en janvier 2022) de la mère de Sophie, son entourage – famille nucléaire en tête – a assuré une série de fonctions essentielles pour l’aider au mieux dans sa revalidation. L’accompagnement était à la fois logistique (la gestion du linge, la préparation de repas de meilleure qualité et de meilleur goût qu’à l’hôpital, les trajets) et émotionnel (soutien moral, présence, écoute, attentions).
Sophie n’utilise pas spontanément ce terme «d’aidant proche» pour décrire le rôle endossé par ses «plus proches» après l’accident, mais aujourd’hui, avec un peu de recul, elle y voit du sens, surtout pour parler de sa mère (Dominique, 61 ans) particulièrement présente tout au long l’hospitalisation, et encore après. «Elle m’a donné des douches, m’a emmenée partout… comme si j’étais à nouveau une enfant. Je me souviens m’être dit: ‘J’ai 33 ans et ma mère est devenue mon aidante proche. Ça devrait pourtant être l’inverse: elle vieillit, je suis jeune, c’est moi qui devrais l’aider’.»
Sophie et Dominique: le privilège de la famille nombreuse
«J’ai la chance d’avoir une grande famille», poursuit Sophie, qui pense au cas d’un autre patient de William Lennox, à peine 40 ans, célibataire, dans une grande solitude, transféré récemment dans une maison de repos spécialisée. «Sa mère ne pouvait pas l’accueillir chez elle et il n’avait apparemment pas d’autre option. Il n’a pas 50 ans et il vit maintenant dans un mouroir… C’est là que j’ai vraiment compris mes privilèges.» Elle pense ici à son cercle d’entraide, à sa famille arrivée rapidement après l’accident, aux soins médicaux bien remboursés… Son employeur, une compagnie d’assurance, l’a bien soutenue et largement couverte après l’accident, privilège non négligeable (stabilité financière et soins médicaux bien remboursés).
Deux ans après son AVC, Sophie a presque totalement retrouvé la mobilité de la partie gauche de son corps, qu’elle avait temporairement perdue après l’accident. «Bouger reste tout de même l’aspect le plus compliqué de mon quotidien. Comment le faire sans me ruiner?», demande-t-elle en réaction aux trajets Uber qui lui coûtent très cher ou aux taxis spécialisés qu’elle doit réserver beaucoup plus tôt. «Les trajets sont le dernier truc pour lequel j’ai vraiment besoin d’aide extérieure, et cette aide-là s’organise, de fait, au niveau de la famille nucléaire.» Le train la fatigue énormément, par exemple. Ses parents, l’une de ses sœurs ou son frère, viennent dès lors deux fois par mois environ la chercher à Bruxelles pour l’emmener dans le Namurois.
Ces filles, cette mère de 90 ans… qui interviennent à un rythme régulier pour aider un membre de leur famille, conscientisent-elles leur fonction (capitale) d’aidantes proches? Pendant les dix mois qui ont suivi l’AVC (en janvier 2022) de la mère de Sophie, son entourage – famille nucléaire en tête – a assuré une série de fonctions essentielles pour l’aider au mieux dans sa revalidation.
«Tu sais, quand ton enfant fait un AVC, tu ne te poses pas 30.000 questions. Tu fonces tête baissée, explique Dominique, la mère de Sophie. J’ai essayé d’être là au mieux, tout en ne l’étouffant pas. Ce n’est pas un équilibre facile à trouver.» Concrètement, lors de l’hospitalisation de Sophie, Dominique se rendait deux fois par semaine à l’hôpital et accueillait Sophie chez elle le week-end, une fois les sorties de William Lennox autorisées.
Dominique établit un lien entre son rôle d’aidant proche (bien qu’elle n’emploie pas directement ce terme) et celui de femme au foyer. «C’est le même principe – et je sais de quoi je parle.» Mère de cinq personnes, désormais grand-mère quatre fois… Elle garde ses quatre petits-enfants chaque mercredi, pour alléger leurs parents qui économisent dès lors un jour de crèche ou disposent d’un après-midi sans enfant. «Et lorsque l’un d’eux tombe malade, on m’appelle. Je le sais: je suis une fameuse roue de secours. Mais garder ces enfants une fois par semaine est aussi une façon pour moi de créer du lien avec et entre eux. Si cette solidarité familiale n’existait pas, ce serait bien triste, selon moi.»
Noémie: cinq mois d’arrangements en famille et de réduction de salaire
Bruxelles, place Albertine, le 24 avril dernier. Le secteur de la petite enfance manifeste pour dénoncer des conditions de travail «massacrantes». Interrogées sur les stratégies développées au sein des familles pour pallier le manque de places en crèches, compléter les horaires d’ouvertures des lieux d’accueil de la petite enfance ou gérer les enfants malades, un groupe de puéricultrices de Blegny (en province de Liège) cite le cas de deux grands-mères. Ces deux seniors travaillent encore – vu le recul de l’âge de la pension et l’allongement des carrières – et posent des jours de congés sans solde ou payés pour garder leurs petits-enfants. «Elles cherchent à soulager les parents», commente Élodie, l’une des puéricultrices en grève ce jour-là.
En Wallonie comme à Bruxelles, de nombreux ménages essuient des refus d’inscriptions de la part des crèches publiques ou privées et les parents doivent dès lors trouver des plans B pour garder les bébés. Résultat: durant les premiers mois qui suivent une naissance, la famille semble indispensable.
Noémie
Noémie, mère depuis 2023, en couple, vit dans le Brabant wallon. Leur fille n’a pu entrer en milieu d’accueil qu’à 10 mois, soit cinq mois plus tard que prévu… Sans place disponible «rapidement» en crèche publique, une stratégie familiale fut mise en place. Un: Noémie et son compagnon ont diminué leur temps de travail et dans la foulée, leurs revenus. Deux: les grands-parents ont comblé les trous à hauteur de deux (parfois trois) jours par semaine, accompagnés de coups de main occasionnels de sœurs ou d’une cousine. «Autant d’aides précieuses et non négligeables», souligne Noémie, très reconnaissante pour ces cinq mois d’entraide au sein de la famille (nucléaire, surtout).
Mais au fil des semaines, la réduction du temps de travail et le recours à la famille nucléaire ont commencé à peser sur tout le monde. «C’est là qu’on a envisagé de faire appel à une nounou», pour finalement rester sur une garde alternée en semaine entre parents et grands-parents. «Le fait d’avoir été autant en difficulté – alors qu’on était déjà si bien entourés! – montre le niveau de difficulté général pour faire garder son enfant si l’on n’a pas de crèche. Une mère célibataire, qui n’a pas de famille à proximité, qui doit passer par une crèche privée, qui est locataire, dont l’allaitement ne prend pas et qui doit payer du lait en poudre… Il est évident qu’elle se retrouve en précarité.»
Myriam: pas de logement, pas de crèche, le casse-tête infernal
Dans l’accumulation de difficultés, Myriam (26 ans, prénom d’emprunt) en cochait au moins deux: pas de crèche et pas de logement convenable pour une famille naissante. Vu la pénurie de loyers abordables à Bruxelles, et la pénurie de places en crèche publique, Myriam et son mari ont connu la configuration familiale suivante pendant plus d’un an: douze personnes serrées dans un duplex de quatre chambres. Des ados, des adultes, des enfants et un bébé sous le même toit… C’était dur, mais pratique et économique: rejoindre temporairement le foyer de sa belle-famille permettait à Myriam et à son conjoint à la fois d’économiser pour un futur logement, mais aussi de faire garder leur enfant par la grand-mère (qui n’a pas d’emploi) ou le grand-père (lorsqu’il ne travaille pas), tout en permettant aux jeunes parents de garder leurs emplois.
Depuis début avril, la question du logement est résolue. Myriam, son conjoint et le bébé vivent en Flandre. «Je suis hyper heureuse d’avoir trouvé cet appartement, pas trop cher», raconte-t-elle, audiblement soulagée. Le passage chez ses beaux-parents est passé sous le radar de l’administration communale, à Bruxelles, et Myriam a donc évité les conséquences négatives du statut de cohabitant (dont la diminution des allocations et d’accès aux droits selon les revenus) qui auraient compliqué encore davantage sa situation. La question de la crèche, elle, n’est pas encore clôturée et Myriam a tout simplement inscrit sa fille sur une autre liste d’attente: l’école maternelle. Sa belle-mère gardera vraisemblablement sa petite-fille jusqu’au bout, malgré le déménagement en Flandre. «Je la remercie souvent de nous aider de la sorte, souligne Myriam, qui dépose son enfant à Bruxelles chez ses beaux-parents presque cinq jours par semaine. Avec le recul, je vois bien que ça fatigue ma belle-mère. J’aurais peut-être dû insister pour chercher davantage une place à mi-temps dans une crèche, afin de la soulager? Je ne sais pas.» Elle pense que sa belle-mère leur a spontanément proposé de les aider en gardant leur enfant «parce qu’elle est elle-même passée par cette galère-là il y a des années». Cette solidarité familiale, dit Myriam, cette entraide entre une grand-mère, une mère et un enfant, «elle s’est faite naturellement».