Plusieurs sociétés collaborent désormais avec des agences immobilières sociales dans de vastes ensembles. Une nouvelle donne qui change considérablement le métier de ces agences.
Tout est parti d’une déclaration dans la presse, et pas de n’importe qui. En décembre 2017, Serge Kubla, dans un vaste entretien à L’Écho, évoquait sa reconversion comme consultant pour promouvoir l’investissement privé dans le secteur du logement public. Dans l’interview, le libéral, inculpé pour corruption, résumait son rôle comme tel: «Capter l’épargne privée pour financer le logement public.» Plus loin, il ajoutait conseiller le courtier Wilink (assurances, placements, immobilier, etc.), «qui monte un fonds pour financer la construction et la location de logements à des autorités publiques pour répondre à la demande d’habitations, principalement des personnes à revenus modestes». Et ce dernier de préciser: «Je ne participe pas au fonds, je fais de la prospection en Wallonie auprès de partenaires publics potentiels (communes, villes, CPAS, etc.) qui auraient des besoins ou des opportunités. Il y a plusieurs situations possibles.»
Intrigué par ces déclarations, Alter Échos a voulu en savoir plus sur cette mission de consultance et surtout sur ce financement privé de logements publics. Après avoir sondé le terrain, force a été de constater que personne n’avait eu de contact ces derniers mois avec Serge Kubla ni avec la société Wilink. Seul le président du CPAS de Waterloo et échevin du logement Étienne Verdin (MR) a admis avoir été en contact avec l’ancien bourgmestre à ce sujet, mais de façon purement informelle.
Du côté de Wilink, son administrateur délégué, Christophe Dister, par ailleurs ancien député wallon et actuel bourgmestre MR de La Hulpe, candidat à sa propre succession, a tenu à remettre les pendules à l’heure face à ces déclarations. «Kubla, consultant chez nous, c’est totalement faux! Il n’a jamais eu de contrat. Il n’a jamais touché un centime de Wilink», se justifie-t-il. Si Serge Kubla ne conseille pas la société, Wilink a bel et bien un projet de financement de logement public par des investisseurs privés. Pas en Wallonie, mais en région bruxelloise, à Anderlecht plus précisément. Wilink n’est pas le promoteur, mais simplement un intermédiaire pour commercialiser des immeubles avec deux autres sociétés, ION et Alphastone. Il s’agit du projet Central Gardens, un vaste ensemble immobilier de 134 logements, réparti sur six immeubles résidentiels, qui sera géré et donné en location à l’agence immobilière sociale d’Anderlecht, Logement pour tous, pendant quinze ans au minimum.
«C’est un vrai produit de placement», explique Christophe Dister, patron de Wilink. «L’investissement immobilier n’est qu’un produit de diversification et n’est pas du tout dans notre cœur de métier», continue-t-il. Chez Wilink, le courtage en assurances occupe en effet 75% de l’activité de la société et l’immobilier représente 20%. «On fait de la gestion de patrimoine pour des clients partout en Belgique. On cherche des opportunités d’investissement pour nos clients. Comme les marchés financiers sont très volatils, que les taux d’intérêt sont bas, ce genre de partenariat public-privé est intéressant pour tout le monde. Je suis convaincu que le secteur public a besoin du privé pour créer du logement accessible.»
Changement de métier
Du côté de l’agence immobilière sociale responsable de la gestion de ces futurs appartements, Central Gardens est une véritable aventure. «On va se retrouver devant une centaine de propriétaires», explique Pierre Denis, ancien directeur de Logement pour tous. Quand la vente des appartements a commencé, la crainte des investisseurs était d’être cadenassés dans un contrat trop rigide. «À la base, l’objectif était un bail de 30 ans, sans possibilité de résiliation. Mais plusieurs candidats acheteurs se sont montrés réservés sur cette clause de 30 ans.» Logement pour tous a alors pu introduire deux modalités de résiliation anticipée: la première peut se faire après 15 ans, avec trois ans de préavis après ces quinze années. «On a ainsi une garantie de 18 ans», ajoute Pierre Denis. L’autre possibilité est l’occupation personnelle après neuf ans. «En tant qu’AIS, on est resté très vigilant à tous ces aspects pour ne pas perdre la main, prévient l’ancien directeur de l’agence immobilière sociale. Même si cela change incontestablement notre travail quotidien, poursuit-il. D’abord, quand on prend en gestion un appartement, il y a un contact avec le propriétaire, on le visite, on discute des travaux, on présente les garanties que proposent les AIS, une relation de confiance s’installe. Ici, les propriétaires, nous ne les avons jamais vus!» L’agence immobilière sociale a reçu simplement un listing avec des noms et des adresses. «Il y a donc un lien à créer, des points à réexpliquer, d’autres sur lesquels réinsister, comme sur les devoirs des propriétaires pour l’entretien des appartements. C’est évidemment tout à fait différent. Quand on prospecte, cela se fait petit à petit. Ici, c’est 133 logements d’un coup», continue-t-il.
Intérêt récent
D’autres sociétés commerciales se sont lancées, à l’instar de Wilink, dans de tels produits destinés à mettre sur le marché des logements qui seront loués par des AIS. Trevi propose ainsi depuis le printemps dernier le «Trevi Valuable Invest». Selon le promoteur privé, il s’agit de faire entrer l’immobilier neuf dans les agences immobilières sociales. «Or, et ce n’est pas une critique, les biens proposés actuellement par ces AIS sont rarement des biens de qualité», indique Eric Verlinden, patron de Trevi. Concrètement, celui qui acquiert un appartement bénéficiera de plusieurs avantages: l’achat d’un bien neuf, une TVA à l’achat réduite à 12% (au lieu de 21%) et une exonération du précompte immobilier. En contrepartie, il doit confier son bien à une AIS pendant 15 ans. Actuellement, Trevi collabore avec l’agence de Woluwe-Saint-Lambert, mais compte toucher l’ensemble de la région bruxelloise dans les prochaines années. «On estime à 400.000 le nombre de personnes qui sont susceptibles de répondre aux critères financiers permettant de bénéficier de ces appartements», poursuit-il.
Pour Laurence Libon, coordinatrice de la Fédération des agences immobilières sociales (FÉDAIS), cet intérêt des promoteurs immobiliers pour les AIS est tout à fait récent. «Leur intérêt s’est clairement développé à partir de 2017. En effet, la TVA pour la construction de logements neufs confiés à une AIS est passée de 21% à 12%.» Et depuis cette année, un autre avantage financier de taille a vu le jour: les propriétaires partenaires des AIS sont exonérés du précompte immobilier. «Parmi ces promoteurs immobiliers, différents profils existent: on retrouve par exemple des fonds d’investissement, des sociétés immobilières de construction…, relève la coordinatrice. Ceux-ci peuvent être propriétaires des logements confiés à l’AIS ou, au contraire, ils peuvent prévoir de revendre les lots à des tiers. Dans ce dernier cas, les propriétaires acquéreurs ont l’obligation de contractualiser avec une AIS.»
Outre leurs objectifs de rentabilité, les projets apportés par les promoteurs privés constituent de réelles opportunités, à entendre Laurence Libon: «Des logements neufs et de qualité sont rendus accessibles à des personnes précarisées. Ils sont construits en nombre important et de l’argent privé est investi de manière utile dans des projets sociaux.» Mais avec l’arrivée grandissante des promoteurs privés, les AIS voient surtout leur métier évoluer. «La manière de négocier les projets est différente – il faut veiller à la taille des projets, à la mixité des logements et des publics, à la qualité des équipements… – et la gestion locative de grands ensembles de logements implique d’autres pratiques et organisations.» Le loyer est également un point fondamental de la négociation auquel les AIS doivent prêter attention. «Elles doivent en effet parvenir à concilier les objectifs de rentabilité des promoteurs avec leurs propres objectifs de socialisation du marché locatif», ajoute Laurence Libon.
Face à ce développement, les AIS s’interrogent toutefois sur les intentions des promoteurs privés sur le long terme: que feront-ils à l’échéance de leur contrat avec l’AIS? Les logements qui sont aujourd’hui pris en gestion par les AIS ne risquent-ils pas de sortir du cadre social dans 15-20 ans? Autant de questions sur lesquelles il n’y a pas encore assez de recul. Face à ces risques éventuels, les AIS peuvent mettre en place une série de garde-fous, comme dans la négociation des contrats de location avec des durées de contractualisation très précises de minimum 15 ans jusqu’à 27 ans, et plus dans certains cas. «Les agences immobilières sociales ont surtout la volonté de garder un équilibre au sein de leur parc locatif, conclut la coordinatrice de la FEDAIS. Si elles sont prêtes à répondre aux nouveaux projets des promoteurs privés, elles veulent aussi et avant tout rester des acteurs au service des plus petits propriétaires, pour les aider à louer leur bien, les aider à rénover leur patrimoine et gérer des biens disséminés sur l’ensemble du territoire bruxellois.»
En savoir plus
«Les agences immobilières sociales partent en campagne», Alter Échos, 24 février 2015, Rafal Naczyk.