L’homme à l’entrée me demande ma carte d’identité et je m’amuse à penser qu’il le fait pour vérifier que j’ai bien plus de 21 ans. Cravate dorée, costume noir, il me gratifie d’un large sourire. «Première fois?», me demande-t-il en insérant mon document dans le lecteur. En fait, il vérifie dans le système EPIS si je fais partie des quelque 180.000 personnes qui n’ont pas le droit d’entrer dans les casinos belges. C’est la première fois que je viens ici, mais pas la première fois que je joue, lui dis-je, me sentant à moitié démasquée. Il me rend mon document, accompagné d’une carte noire portant le logo de l’établissement, et m’invite à entrer.
À l’intérieur, la salle de jeu est plongée dans le noir. La principale source de lumière et de son provient des machines qui, à ma grande déception, sont toutes plates et numériques. Nous sommes une dizaine de joueurs solitaires et silencieux à cette heure de l’après-midi. Un chiffre bien faible si l’on sait qu’un tiers de personnes en plus qu’il y a deux ans tentent leur chance chaque jour dans les casinos belges. Une augmentation qui a poussé le gouvernement fédéral à prendre des mesures contre la dépendance au jeu. Le secteur n’est pas content et la perte potentielle de revenus affecte déjà certaines négociations syndicales.
Finie la pub
Il y a d’abord eu la disparition de la déductibilité d’une taxe cette année, dont le principal bénéficiaire est le budget fédéral, et qui a fait l’objet d’un recours devant la Cour constitutionnelle par l’entreprise qui gère le «Grand Casino» de Bruxelles. Et en septembre, une loi interdira la publicité pour les jeux de hasard, qui sera désormais bannie au même titre que celle du tabac.
Bien que les casinos, tout comme les bars, aient dû fermer pendant les confinements dus au Covid-19, il est clair que les joueurs ont retrouvé leur chemin par la suite. En 2022, les neuf casinos belges ont gagné plus de 500 millions d’euros, soit plus de 30% par rapport à l’année précédente. «Il s’agit d’un montant jamais atteint», cite le dernier rapport de la Commission des jeux de hasard. Pour mettre ce chiffre en perspective, on peut le comparer à celui-ci: le budget fédéral pour la santé mentale lors de la législature qui vient de s’achever s’élevait à un peu plus de 420 millions.
«Nous saluons la protection des joueurs… mais nous restons vigilants vis-à-vis de l’impact de ces mesures sur les travailleurs, qui pourraient se retrouver avec moins de travail», affirme Raymond Vrijdaghs, permanent principal de la Centrale nationale des employés (CNE) à Liège. «Ce n’est pas parce qu’on travaille dans un casino qu’on gagne beaucoup d’argent…» précise le délégué, qui ajoute que le salaire de fin de mois varie beaucoup d’un casino à l’autre, chacun appliquant son propre barème. Quant aux pourboires, ils ne sont pas répartis de la même manière. Le personnel des machines à sous perçoit un salaire fixe, tandis que les travailleurs des jeux classiques, comme la roulette ou le black jack, voient leur salaire complété par une partie de la cagnotte, alimentée par les pourboires de la clientèle (60%). De quoi leur assurer une meilleure rémunération, même si la tradition des pourboires s’essouffle un peu depuis quelques années.
Autre enjeu: bon nombre de travailleurs terminent leur service la nuit, quand il n’y a pratiquement pas ou plus de transports en commun. Lors d’une réunion en avril avec les directions des casinos, les délégués syndicaux ont proposé une meilleure compensation des frais de transport. La proposition a été rejetée par la commission paritaire, car, avec la nouvelle loi, «les patrons se disent: ‘On risque de perdre de l’argent’», explique Raymond Vrijdaghs, qui souligne toutefois que l’indexation d’une prime accordée précédemment a été acceptée.
Des joueurs auto-exclus
Un deuxième employé très attentionné me fait faire le tour des machines et me montre comment charger la carte noire à l’aide de ma carte de banque avant de me proposer un thé offert par la maison. Il n’y a pas d’argent liquide qui circule dans le casino. Il n’y a pas non plus de croupier criant «Rien ne va plus!» ou de joueurs tendant leurs doigts sur le tapis vert. À leur place, j’aperçois une roulette automatique. J’insère la carte noire dans la fente, je choisis mes numéros et appuie sur un bouton. Une petite boule blanche jaillit de l’intérieur de la machine. Je la regarde tourner et tourner sur les bords de la roulette, ce mouvement répétitif a quelque chose de magnétisant. Je perds, j’appuie à nouveau sur le bouton. Et ainsi de suite jusqu’à ce que j’épuise mon solde et que le charme soit rompu.
Nous sommes une dizaine de joueurs solitaires et silencieux à cette heure de l’après-midi. Un chiffre bien faible si l’on sait qu’un tiers de personnes en plus qu’il y a deux ans tentent leur chance chaque jour dans les casinos belges. Une augmentation qui a poussé le gouvernement fédéral à prendre des mesures contre la dépendance au jeu.
Si, à un moment donné, ma relation avec le jeu me semblait problématique – et malgré les efforts législatifs déployés afin que je n’arrive pas à de telles extrémités – je pourrais demander au système EPIS de m’empêcher d’entrer dans mon casino préféré. Cette base de données, qui «fonctionne assez bien et a servi d’inspiration à nos voisins», selon Magali Clavie, présidente de la Commission des jeux de hasard, recense tous les joueurs et joueuses interdit(e)s de casino en Belgique. Parmi eux, on retrouve les personnes qui sont dans un processus de médiation de dettes, mais aussi les notaires, les policiers, les magistrats et les enseignants, cette interdiction allant de pair avec leur travail. Détail intéressant: une bonne partie des personnes reprises dans le système EPIS sont aussi des individus qui ont décidé de faire une pause. Le nombre de nouveaux joueurs auto-exclus, qui était stable depuis 2004 et tournait autour de 2.500 par an, a triplé au cours des trois dernières années pour atteindre près de 50.000 personnes en 2023.
La hausse du nombre de joueurs n’explique pas à elle seule cette augmentation. La raison principale, souligne Magali Clavie, est qu’à partir de fin 2021, les joueurs ont pu s’auto-exclure via l’application Itsme. Jusqu’alors, celui qui ressentait le besoin de s’éloigner du jeu devait attendre le lendemain pour remplir et envoyer un formulaire avec sa demande. Désormais, entre l’impulsion et le passage à l’acte, il n’y a plus que quelques clics…