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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

Qui pour manier le couteau?

Pénurie… Dès que l’on parle des métiers liés à la viande, tout le monde n’a que ce mot à la bouche. Pénurie de candidats en formation, pénurie de travailleurs, pénurie de boucheries. Au point que l’on finit par s’interroger: assiste-t-on à la disparition progressive d’un secteur?

(c) Bertrand Dubois

Ce qui frappe le plus, littéralement, c’est le froid. Pourtant, pour qui n’est pas habitué à traîner ses guêtres dans un atelier de découpe et de traitement de viande, l’endroit offre bien d’autres sources d’étonnement. Il y a ces morceaux de carcasses qui passent, accrochés à un chariot sur roulettes. Ces immenses frigos où reposent, tels de grands crus bordelais, des morceaux de bœuf maturés que l’on devine valoir des fortunes. Ces machines dans lesquelles entrent des pièces de viande pour en ressortir hachées menues. Ou encore ces stagiaires du Centre anderlechtois de formation (CAF), affairés autour d’une table sur laquelle repose un imposant jarret et jambon de porc encore en un seul morceau. Voilà à peine une semaine qu’ils ont commencé leur formation de huit mois en «manœuvre boucher» au CAF et ils sont déjà au boulot dans les ateliers de «La Boucherie», une boucherie grossiste anderlechtoise où ils passeront quatre jours par semaine en compagnie de leur formateur jusqu’à la fin de leur cursus. Protégés par des morceaux de cotte de mailles recouvrant leur torse, leur ventre et leur avant-bras gauche, ils découpent, désossent plusieurs carrés de porc, s’aidant pour cela du manche de leur couteau, avant de passer la longue lame de celui-ci dans un aiguiseur pour finir par réattaquer la viande.

Si ce ballet a quelque chose d’hypnotique, c’est donc bien le froid qui engourdit le plus en ces lieux. De 0 à 7 degrés selon les zones, il n’est pas aussi piquant que la température qui règne dans les rues en cette froide matinée de janvier (-4 degrés). Malgré cela, il prend les orteils, le bout des doigts, le nez, qui se met vite à goutter. «Travailler dans le secteur de la viande n’est pas facile. En plus du froid et de l’humidité, on est actif à toute heure du jour et de la nuit, debout, et les gestes abîment les articulations, les genoux», constate Vincent Hennebert, directeur pédagogique au CAF, habillé d’un tablier blanc en dessous duquel on devine un «polar» bien chaud. Avant tout de même de tempérer ce constat glacial: «Pour les stagiaires, le froid est moins marquant parce qu’ils sont en mouvement. Alors que nous, on ne fait rien en ce moment.»

Si le mouvement permet donc aux stagiaires de tenir le coup, d’autres éléments les gardent également motivés. Et une perspective d’emploi n’est pas le moindre d’entre eux. Dans les locaux de «La Boucherie» déambulent effectivement entre six et sept anciens stagiaires du CAF (sur une trentaine de travailleurs) qui ont fini par être embauchés, d’après Karim Lebtahi, «Quality assurance director» de la boucherie grossiste. «On a du mal à trouver de la main-d’œuvre, comme des bouchers ou des découpeurs/désosseurs, qui est le poste le plus difficile. Collaborer avec le CAF nous permet de nous constituer une réserve de candidats», explique-t-il.

Étonnamment, malgré cette pénurie de main-d’œuvre et les débouchés potentiels, le CAF peine à attirer du monde au sein de sa formation, singulièrement depuis le Covid. Là où elle suscitait autrefois l’intérêt d’une cinquantaine de candidats pour huit places disponibles, elle est aujourd’hui loin de faire le plein. En témoignent les cinq stagiaires présents dans les ateliers de «La Boucherie» sous le regard de Vincent Hennebert.

Des brutes épaisses?

Abatteur, boucher-charcutier, découpeur/désosseur… les métiers liés à la viande sont nombreux. Mais où que l’on tende l’oreille, un mot revient sans cesse dans la bouche de tout le monde: pénurie. Pénurie de candidats et d’étudiants dans les formations ou les écoles, pénurie de travailleurs, pénurie d’enseignes si l’on parle des boucheries-charcuteries. La situation constatée à Anderlecht ne constitue pas un épiphénomène.

Tout commence donc par les formations et les écoles. Un petit monde, comptant tout au plus quelques opérateurs sur l’ensemble de Bruxelles, de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En Région wallonne, Epicuris – le seul centre de compétence nomade de la Wallonie – forme des demandeurs d’emploi aux métiers industriels de la viande, comme découpeur/désosseur, trancheur. «L’industrie agit en amont de la grande distribution, explique Noémie Henry, directrice d’Epicuris. Elle travaille des carcasses et, à la sortie, produit ce qu’on appelle de la viande prête à trancher.» Malgré un «taux d’insertion à l’emploi de 99%» des stagiaires, les formations d’Epicuris dans ce secteur de la viande «n’attirent pas», regrette la directrice.

«Travailler dans le secteur de la viande n’est pas facile. En plus du froid et de l’humidité, on est actif à toute heure du jour et de la nuit, debout, et les gestes abîment les articulations, les genoux.»

Vincent Hennebert, directeur pédagogique au Centre anderlechtois de formation

À Bruxelles, l’EFP (Centre de formation PME) propose quant à lui des formations en alternance pour devenir boucher-charcutier artisan. Ici, on se situe dans un autre monde. Là où Epicuris forme à des «fonctions» selon les propres termes de Noémie Henry, l’EFP enseigne un métier plus complexe incluant de la préparation, des charcuteries. «J’essaie de montrer à nos étudiants que la boucherie, ce n’est pas que couper de la viande», illustre Dimitri Borsu, formateur, alors qu’il fait visiter des ateliers de formation imprégnés de l’odeur caractéristique d’une boucherie et qui comptent, entre autres curiosités, un fumoir à viande. Pourtant, malgré cet aspect plus artisanal, ici aussi, les candidats sont loin de se presser au portillon. Dans sa section destinée aux plus de 18 ans, l’EFP compte ainsi une classe de dix inscrits en première année de boucher-charcutier. Des chiffres «en baisse alors que la boulangerie compte six à sept classes de 16 élèves», compare Grégoire De Backer, responsable alimentation à l’EFP. Un constat de diminution dans le secteur de l’alternance qu’effectue aussi, en Wallonie, Sébastien Wairy, formateur principal au centre IFAPME de Dinant.

Comment expliquer cette situation? Il y a tout d’abord les conditions de travail, déjà évoquées, et qui sont peu ou prou les mêmes que l’on soit découpeur ou boucher-artisan. «Les gens n’ont plus envie de se lever à 3 h du matin pour découper de la viande», schématise Noémie Henry. Et quand ils en ont parfois envie, «certains se rendent compte en chemin que manipuler de la viande, ce n’est pas leur truc, témoigne Catherine Ceuppens, directrice principale de l’Institut Roger Lambion, une école de promotion sociale située à Anderlecht, qui propose des formations en boucherie-charcuterie. Il y a par exemple les abats, qui peuvent être rebutants. Ou le gibier, auquel il faut enlever la peau».

«L’image du boucher, c’est une brute épaisse qui porte de la carcasse et découpe de la bidoche.»

Phillipe Bouillon, coprésident de la Fédération nationale des bouchers, charcutiers et traiteurs de Belgique

Plus généralement, c’est l’image même du secteur qui serait mauvaise. Là où d’autres métiers comme boulanger, pâtissier ou cuisinier bénéficient de l’effet d’appel et du lustre des nombreuses émissions de téléréalité qui leur sont dédiées, «l’image du boucher, c’est une brute épaisse qui porte de la carcasse et découpe de la bidoche», regrette Phillipe Bouillon, coprésident de la Fédération nationale des bouchers, charcutiers et traiteurs de Belgique. Et, dans le secteur de l’industrie, ce n’est pas mieux. Mal connu, le secteur pâtirait d’une réputation entachée par la crise de la vache folle, de la dioxine et de son image sanguinolente alors «qu’il s’agit d’un milieu aseptisé», affirme Noémie Henry. Dans ces conditions «à moins d’être un psychopathe, personne ne dit ‘Je veux être découpeur/désosseur’«, continue-t-elle.

Vive la cinquantaine

Cette pénurie de candidats entraîne une conséquence logique: une pénurie de main-d’œuvre, même si Bruxelles semble constituer un cas à part. Comparée aux deux autres Régions du pays, la ville région ne pèse en effet pas bien lourd en termes d’emplois liés à la viande. Pour le secteur de la transformation et de la conservation de la viande (industrie), elle abritait ainsi 187 emplois sur les 14.011 jobs du secteur en Belgique en 2022, selon les chiffres du SPF Économie. Surtout, d’après Romain Adam, porte-parole d’Actiris, aucune des fonctions liées à la viande ne serait en pénurie sur le territoire de la capitale. Le nombre d’offres reçues par le service de l’emploi serait donc inférieur au nombre de personnes inscrites comme demandeuses d’emploi pour ces fonctions. Une situation que Romain Adam explique par le fait qu’il soit possible «que le nombre d’offres d’emploi soit bas car ce secteur ne passe pas beaucoup par nos services pour recruter», mais qui fait surtout sursauter Karim Lebtahi. «Quand on demande des travailleurs à Actiris, ils n’en trouvent pas», s’exclame-t-il.

En Wallonie, en revanche, la situation est plus claire. La moitié des fonctions en pénurie dans le secteur alimentaire en 2023 étaient liées à la viande: abatteur/découpeur, boucher, coupeur/désosseur. En Flandre, même panorama, les aides-bouchers en plus.

«À moins d’être un psychopathe, personne ne dit ‘Je veux être découpeur/désosseur’.»

Noémie Henry, directrice d’Epicuris

Fatalement, avec un tel tableau, il n’est pas étonnant de voir le nombre de boucheries en Belgique fondre comme neige au soleil. D’après les chiffres de Statbel, il serait passé de 4.270 en 2008 à 3.286 en 2022. Un phénomène encore renforcé par le fait que bon nombre de jeunes bouchers préfèrent se diriger vers la grande distribution – en 2023, Colruyt a ainsi recruté 370 bouchers/coupeurs et vendeurs en boucherie – ses salaires garantis et ses horaires plus cléments plutôt que de se lancer comme boucher indépendant. Un chiffre illustre d’ailleurs cette tendance: la moyenne d’âge des bouchers indépendants tournerait autour de 50 ans, d’après Philippe Bouillon.

Au sein de l’industrie, le constat est le même. Patrick Schifflers est administrateur, président de la commission bovine de la Fédération belge de la viande (Febev), qui représente les abattoirs, les ateliers de découpe et les grossistes. Il dirige aussi l’entreprise Jean Gotta, située à Aubel. Et le tableau qu’il dépeint est celui d’un emploi «interne» dont l’âge est situé «bien au-delà des 45 ans». Si Patrick Schifflers mentionne «interne» c’est que les entreprises du secteur de la viande ont pris pour habitude de faire appel à des sous-traitants étrangers afin de faire face à la pénurie de main-d’œuvre. Un «pis-aller» d’après Patrick Schifflers qui peut aussi parfois se transformer en dumping social, si l’on écoute Steve Rosseel, secrétaire national de la CSC Alimentation et Services. «Chez certains sous-traitants, on ne respecte vraiment pas la législation belge, on chipote à 100 à l’heure», affirme-t-il. Semaines de 60 heures avec heures supplémentaires payées au noir, matériel (chaussures de protection, couteaux…) et logements que les travailleurs doivent payer eux-mêmes via une déduction sur ces mêmes heures supplémentaires, Steve Rosseel peint un tableau «difficile à croire, presque mafieux» que le syndicaliste espère voir taclé par un plan d’action bientôt finalisé entre partenaires sociaux; plan d’action qui devra notamment inciter les employeurs à engager ces travailleurs sous leur propre registre de personnel en échange d’aide pour les former.

«Chez certains sous-traitants, on ne respecte vraiment pas la législation belge, on chipote à 100 à l’heure.»

Steve Rosseel, secrétaire national de la CSC Alimentation et Services, à propos des sous-traitants étrangers actifs dans l’industrie de la viande

Reste à savoir si cela suffira. Pour paraphraser Laurent Gall, coordinateur formations Wallonie-Bruxelles chez Alimento, qui regroupe les services sectoriels pour les entreprises alimentaires et leurs travailleurs, il semble qu’il faudra de la «volonté» de la part de toutes les parties – politiques, entreprises, centre de formation, etc. – afin d’assurer un avenir à l’emploi dans le secteur de la viande en Belgique. Sinon, la prédiction de Philippe Bouillon – «On sera bientôt les derniers des Mohicans» – pourrait bien finir par se réaliser.

Abatteurs: il y a quelqu’un?

Il n’existe pas de formation pour devenir abatteur en Wallonie ou à Bruxelles. Outre l’aspect éthique – «Vous ne pouvez pas abattre des bêtes à titre expérimental», souligne Patrick Schifflers –, un aspect pratique peut aussi expliquer cette situation. «Le travailleur est posté sur une passerelle surélevée afin de se situer au niveau de la tête de l’animal, explique Noémie Henry. Or il ne peut que s’y trouver seul, par mesure de sécurité.» Difficile dans ces conditions d’envisager un apprentissage sous forme de tutorat.

Aujourd’hui, les abattoirs forment donc leurs travailleurs sur le tas ou font appel à des sociétés d’intérim. «Cela reste compliqué, on essaie de ne pas perdre ces employés», commente Patrick Schifflers.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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