On les dit parfois abattus. Ou au contraire déterminés à continuer leur travail, convaincus de l’utilité de celui-ci. À la suite des attentats de Paris, les travailleurs des AMO, maisons et autres centres de jeunes sont en première ligne. Alter Échos est allé à leur rencontre.
Publié le 24 février 2016.
«Ça va changer la donne.» Voilà plusieurs années que Farid Mebarki a créé l’association française «Presse & Cité», qui anime un réseau d’une quinzaine de médias en milieu populaire outre-Quiévrain. Les questions de radicalisme, lui et ses collaborateurs les abordaient jusqu’à il y a peu au travers d’Editos «pas toujours satisfaisants». Par manque de moyens, mais aussi parce «qu’il était compliqué pour un média comme le nôtre de parler d’un sujet aussi clivant, explique-t-il. La plupart des publications issues de notre secteur se sont construit une légitimité journalistique en s’opposant aux médias dominants, qui ont largement investi ce type de sujets de façon souvent anxiogène. Nos lignes Editoriales se prêtent donc assez mal à envisager le fait qu’il existe aussi des mouvements inquiétants dans les quartiers populaires».
Aujourd’hui, Farid Mebarki se dit «K-O debout» face aux attentats ayant ébranlé la France en 2015. Et déplore le traitement «insuffisant» de ces questions par les médias en milieu populaire. Pourtant, il l’a dit, les événements de Paris pourraient changer la donne. Et pas qu’au niveau du traitement de l’information. Les enjeux pour les travailleurs sociaux, singulièrement ceux impliqués dans le travail avec les jeunes, sont également nombreux. En France, mais aussi à Bruxelles.
Dans toutes les bouches
Du côté de la commune d’Evere, Youssef Izarzar dresse un constat similaire à celui de Farid Mebarki. Sauf que Youssef Izarzar n’est pas journaliste mais éducateur spécialisé et directeur délégué à la gestion journalière de la maison de jeunes Regard. «Tous les travailleurs de terrain devraient travailler sur la question du radicalisme, le sujet est dans la bouche de tous nos jeunes, constate-t-il. Mais le sujet est parfois tabou, sensible, et beaucoup d’éducateurs ont peur de l’aborder. Il existe une crainte de renforcer la stigmatisation, peur que certains propos soient sortis de leur contexte et nuisent aux structures.» Un constat effectué également par Alexandre Ansay, coordinateur du Centre régional d’appui à la cohésion sociale du CBAI (Centre bruxellois d’action interculturelle) et bénévole pour l’association «Actes et Paroles». Pour lui, un certain nombre de travailleurs craindraient de se retrouver «en défaut de loyauté» par rapport à leur public s’ils devaient aborder cette problématique.
Il faut dire que le climat actuel peut poser problème. Pour les pouvoirs publics, la tentation est grande de transformer les travailleurs sociaux en «détecteurs de radicaux», comme Alter Échos l’avait souligné dans son dossier «Assistants sociaux: détecteurs de radicaux» (voir Alter Échos n°397 du 17/2/2015). Au risque de venir briser la confiance parfois fragile entre travailleurs et jeunes. Une confiance pourtant indispensable pour que ces derniers se livrent et qu’un travail puisse être mené avec eux sur des sujets sensibles. Car ces jeunes semblent en avoir gros sur le cœur. Tous les travailleurs que nous avons rencontrés décrivent ce même contexte de défiance vis-à-vis de l’ordre démocratique, de sentiment de relégation, de discrimination, de violence symbolique de la part de l’État. «Ces jeunes vivent leur citoyenneté de manière conflictuelle. Ils se sentent belges, mais ont l’impression qu’ils ne sont pas acceptés», souligne Youssef Izarzar. Dans ce contexte, les crispations sont nombreuses. Notamment sur certaines thématiques récurrentes, comme la question du voile et le conflit israélo-palestinien, sorte d’alpha et d’oméga. «On a parfois l’impression que tout tourne autour de ça», entendrons-nous souvent.
Pour Alexandre Ansay, ce malaise serait d’autant plus important que beaucoup de ces jeunes se trouveraient aujourd’hui dans une forme d’insécurité culturelle. «Il faut les mettre en contact avec l’histoire de leur famille, avec ce dont ils sont les héritiers. N’oublions pas qu’un des premiers principes sectaires, utilisé par Daesh, c’est de couper les gens de leur famille, de leur passé», explique-t-il. Face à ce maelström de problèmes, la tentation est parfois de grande pour certains jeunes d’opter pour une forme de radicalité, de rupture censée conférer une structure à celui qui la choisit. «Il faudrait que les jeunes puissent voir leur situation sur le terrain s’améliorer. Sans cela, on va continuer à donner du grain à moudre à ceux qui veulent importer une certaine vision de l’islam», prévient Khaled Boutafala, directeur de l’AMO Atmosphères, située à Schaerbeek.
Ce constat cruel n’empêche pas les travailleurs sociaux de se montrer parfois critiques vis-à-vis de la «communauté». «La communauté musulmane doit aussi se regarder dans un miroir, notamment sur les questions d’homosexualité», ajoute Khaled Boutafalla. Alexandre Ansay admet quant à lui que «l’offre radicale, celle de l’islamisme, existe. Et c’est un courant très puissant, il ne faut pas être naïf par rapport à ça». Pour Youssef Izarzar, si les musulmans se sentent mis de côté, il existerait aussi une responsabilité de leur côté. «Il faut qu’eux aussi soient des acteurs de changement», explique-t-il.
Éviter le frontal
Que peuvent faire les travailleurs sociaux? Tous en conviennent: face à une personne radicalisée, ils se trouvent souvent démunis. «Pour une personne radicalisée, vous êtes le mauvais. Penser que je pourrais retirer cela de la tête de quelqu’un, c’est délicat», explique Khaled Boutafalla. Tous soulignent aussi qu’il est compliqué de déceler une personne se radicalisant. Et la difficulté d’établir des «curseurs», variables par rapport à la sensibilité des travailleurs sociaux. Des travailleurs qui, d’après une source préférant rester anonyme, «doivent aussi pour certains remettre en cause leurs croyances limitantes, leurs dogmes, quels qu’ils soient».
«On écarte parfois des projets parce que des propos inacceptables y sont tenus par les participants. Mais il faut pouvoir entendre cela pour ensuite le contrer (…) », Alexandre Ansay, CBAI
Mais qu’en est-il du travail en amont? Pour beaucoup, y aller de manière «frontale» sur cette question pourrait être contre-productif. «Ce qui est clair, c’est que si on envoie quelqu’un sur le terrain avec un objectif de lutte sous une bannière ‘Lutte contre le radicalisme’, cela ne va pas fonctionner», souligne Alexandre Ansay. Pour Khaled Boutaffala, la situation actuelle ne changera en tout cas rien au travail de l’AMO Atmosphères. «Nous allons continuer à faire sortir les jeunes du quartier, à miser sur la culture, explique-t-il. Cela a juste mis le malaise en lumière. Et cela rappelle que ce que nous disons depuis des années est juste. Notre rôle est aussi de relayer les difficultés. Il faut que
les gens soient entendus.»
D’après Youssef Izarzar, certaines associations se trouvaient jusqu’à il y a peu démunies lorsqu’il s’agissait d’aborder la question du radicalisme, ne sachant pas par où commencer. Pour lui, une pièce de théâtre comme Djihad, d’Ismaël Saidi, a au moins eu le mérite de leur donner un «prétexte» pour lancer le débat. Du côté de la maison de jeunes Regard, on a en tout cas pris la question à bras-le-corps. La structure a décidé de travailler sur les questions de radicalisme après que les travailleurs se sont rendu compte que les jeunes «avaient une volonté d’expression à ce sujet», selon Youssef Izarzar. «Au début, j’y ai été tout doucement, je me demandais s’ils allaient me voir plutôt comme un indicateur que comme un éducateur. Il ne fallait pas les prendre de manière frontale», sourit-il.
Très vite cependant, la machine s’emballe. Un voyage à La Réunion, terre de cohabitation entre plusieurs religions (christianisme, hindouisme, islam, judaïsme) est prévu pour bientôt. Les jeunes tenteront de répondre à la question de savoir comment concilier citoyenneté, modernité et religiosité. La maison de jeunes met également sur pied des rencontres avec des mères de jeunes partis en Syrie, une visite du Musée juif de Bruxelles. Des débats, de l’impro et des joutes verbales avec d’autres maisons de jeunes wallonnes et bruxelloises – comprenant des populations d’origines différentes de celles des jeunes de la maison Regard – sont organisés. On y parle de sujets pas forcément liés au radicalisme, comme la liberté d’expression, la majorité sexuelle. «Nous essayons de leur montrer qu’on peut s’exprimer autrement que de manière violente, explique Youssef Izarzar. Nous travaillons sur les contacts, les valeurs, la remise en cause de leurs préjugés. C’est parfois compliqué, ces jeunes sont discriminés mais aussi discriminants. Il faut pouvoir les laisser parler et les laisser dire des choses assez dures.» Un commentaire que l’on retrouve également du côté d’Alexandre Ansay. «On écarte parfois des projets parce que des propos inacceptables y sont tenus par les participants. Mais il faut pouvoir entendre cela pour ensuite le contrer, mettre de la complexité, donner accès à la parole, au symbolique», explique-t-il.
Un momentum?
Aussi intéressants soient-ils, ces projets ne constituent malheureusement que des «initiatives citoyennes». L’absence d’une politique concertée et évaluée – en plus de moyens – sur cette question entre les différents niveaux de pouvoir en Belgique est aussi régulièrement soulignée. «On est toujours dans le ‘Allons-y’, sans vraiment d’évaluation, déplore Khaled Boutaffala. Et on cède aussi à la passion.» Une passion symbolisée pour lui par les appels à projets, notamment celui lancé récemment par la Cocof visant «le renforcement des reliances, contre le repli sur soi et la désocialisation dans les quartiers». Celui-ci semble parfois envisagé avec scepticisme. Ce type de mécanisme ne risque-t-il pas de favoriser des projets bien «institutionnalisés», portés par des structures rodées à ce type de fonctionnement? Alors que, pour certains, cette «force de l’habitude» est aussi problématique…
Il n’empêche, le fait que l’appel à projets insiste sur le vivre-ensemble semble positif pour la majorité des intervenants. Un vivre-ensemble dont beaucoup de monde souligne la nécessité. Mais un vivre-ensemble qui ne soit pas trop «bisounours». «Il ne s’agit pas d’avoir un sentimentalisme naïf de l’autre, on n’est pas sur RTL, ajoute Alexandre Ansay. Il s’agit de se donner les moyens de soutenir des méthodologies pour produire des identités partagées, mutualisées.» Pour le travailleur du CBAI, le concept de «vivre-ensemble» a fait face à une certaine hostilité de la part du monde politique ces dernières années. «Charles Picqué appelait ça le ‘Thé à la menthe’. Il y avait cette idée qu’il s’agissait de petites activités difficilement évaluables. Plus difficilement en tous cas que les progrès en français d’une femme inscrite dans un cours de langue.» Se serait ensuivie une approche plus «marxiste», centrée sur l’idée qu’il fallait renforcer les capacités individuelles des individus. Sans travailler sur ce que l’on voulait faire ensemble. Aujourd’hui, le «vivre-ensemble» semble donc avoir à nouveau le vent en poupe dans l’approche des questions liées au radicalisme. L’époque est aussi parfois présentée comme un momentum. Et la situation comme une sorte de levier pour résoudre certains problèmes. «Avant, les jeunes en difficulté étaient toxicos. Cela ne concernait pas beaucoup de monde. Maintenant, ils se radicalisent. Et cela nous concerne tous», avons-nous entendu au détour d’un couloir…
«Assistants sociaux: détecteurs de radicaux», Alter Échos n°397, février 2015 (dossier).
«Farhad Khosrokhavar: former pour prévenir la radicalisation», Fil infos d’Alter Échos, 5 juin 2015, Manon Legrand.
«Anne-Claire Orban, anthropologue: ‘Dans le racisme contemporain, la hiérarchie des cultures a remplacé celle des races’», Fil infos d’Alter Échos, 15 août 2015, Manon Legrand.
«Quand la perte du lien social radicalise les jeunes», Alter Médialab, 13 mars 2015.