Est-ce un hasard si le film qui affole le box-office en Belgique comme en France est aujourd’hui une comédie de Dany Boon dans laquelle deux douaniers s’affrontent juste avantl’entrée en vigueur des accords de Schengen ? La communauté européenne est certes désormais « ouverte », mais le concept defrontière a encore de beaux jours devant lui. Conséquence d’une légitime préoccupation identitaire ou crispation vis-à-vis de l’étranger, ceconcept nous interroge sur le visage que l’Europe arborera demain. Exemple français à l’appui.
Le visage de l’Europe n’est pas si souriant que cela, si l’on en juge par l’exemple donné actuellement par la France. « Quand il y en a un, ça va. C’est quandil y en a beaucoup que cela pose des problèmes. » Cette déclaration sur les Maghrébins n’est pas l’œuvre d’un militant aviné du Front national mais deBrice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, lors de l’université d’été 2009 de l’UMP. Au-delà de son caractère nauséabond, une telle sortie dans labouche d’un responsable politique de haut niveau est révélatrice des rapports sous tension que la France entretient avec la question de l’immigration, notamment clandestine. Contexte decrise et période pré-électorale obligent, les considérations sécuritaires sont de retour dans l’Hexagone où l’on considère plus que jamais– comme l’ancien Premier ministre Michel Rocard le faisait déjà en 1989 – que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Loin de toutmanichéisme, la formule n’est sans doute pas dénuée de pertinence, mais il est intéressant de constater que de telles prises de position interviennentgénéralement dans des périodes où les gouvernements ont la popularité en berne… L’heure est donc aux reconduites à la frontière desétrangers en situation irrégulière, avec des objectifs de plus en plus ambitieux – 25 000 en 2008, 26 000 en 2009, 28 000 en 2010… soit une moyenned’environ 75 personnes par jour. Pas étonnant, dans ce contexte, que s’exprime parfois, ici ou là, la tentation d’assouplir les procéduresd’éloignement du territoire…
Reconduite à la frontière, mode d’emploi
Sur le papier, une reconduite à la frontière répond à un certain nombre de critères et passe par des étapes strictement définies par la loi. Elleest une mesure administrative et non une sanction pénale et se distingue à ce titre de l’expulsion. Les personnes visées par une telle mesure sont celles qui entrent ou quise maintiennent illégalement en France, qu’il s’agisse de primo-arrivants ou non. Il convient de distinguer deux systèmes d’éloignement : l’obligation dequitter le territoire français (OQTF), qui concerne les personnes auxquelles on refuse la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour, et l’arrêté dereconduite à la frontière, qui touche tous ceux qui arrivent ou qui se maintiennent en France de façon irrégulière.
Dans le premier cas, une demande de recours peut être effectuée dans un délai d’un mois auprès du tribunal administratif compétent. Dansl’éventualité d’un arrêté de reconduite à la frontière, le délai de recours est réduit à 48 heures. Dans l’attente d’une décision,les personnes concernées peuvent être placées en rétention administrative, pour une durée de 32 jours au maximum. Les centres de rétention – qui sedifférencient des prisons dans la mesure où l’enfermement n’y résulte pas d’une décision punitive – sont gérés par la Gendarmerie nationale et doiventen principe répondre à un certain nombre de normes sur le plan de l’équipement. Les personnes qui y sont transférées ont un accès au téléphoneet peuvent communiquer librement avec leurs avocats ou les associations chargées de les informer et de suivre les recours qu’elles ont engagés. Au terme du délai derétention, si la demande de recours est rejetée, l’éloignement devient effectif et son exécution concrète intervient. Une place est alors réservéedans un vol à destination du pays d’origine et l’embarquement est effectué, de gré ou de force.
De la théorie à la réalité
Tout cela est bel et bien. Mais la gageure qui consiste à reconduire à la frontière près de 30 000 personnes par an mériterait bien, si l’on en croit certainsobservateurs, un assouplissement de ces procédures. « C’est qu’une reconduite, ce n’est pas si simple à mettre en œuvre, explique Sandrine Chebbale, avocate au Barreaude Strasbourg. On est obligatoirement reconduit vers son pays d’origine. Si la personne a un passeport, les autorités consulaires sont prévenues et la procédure suit son cours.Mais si elle n’en a pas, il faut au préalable réussir à s’assurer de son identité, faute de quoi la reconduite ne pourra pas être exécutée. Parailleurs, il existe des catégories de personnes qui sont théoriquement protégées. Par exemple, les conjoints de Français s’il est établi qu’ils viventeffectivement sous le même toit, ou les personnes atteintes d’une pathologie d’une exceptionnelle gravité et qui n’ont pas la possibilité de se faire soigner correctement dansleur pays d’origine. »
La tendance actuelle est donc au durcissement de la loi. Depuis quelques années déjà, la disposition qui permettait d’être protégé si l’on pouvaitjustifier de dix ans de présence – même illégale – sur le territoire français n’est plus en vigueur. Aujourd’hui, on note la volonté affichéed’allonger la période maximale de rétention ou de limiter le droit de séjour des étrangers pour raison de santé – une proposition d’amendementdernièrement retoquée par le Sénat. De même, si les reconduites collectives sont impossibles sur le papier, il en va parfois tout autrement dans la réalité:« On a quand même des cas de figure où une quinzaine de personnes sont reconduites en même temps vers le même pays, déclare maître Chebbale. Dans cecontexte, j’aimerais bien qu’on m’explique ce qu’on entend par reconduite collective… On le voit, les règles sont à géométrie variable. »
Les Roms, enjeu de politique migratoire
Le cas des Roms – récemment ultra-médiatisé – traduit bien la crispation française actuelle sur la question des étrangers. « Il s’agitlà de mettre à l’index une catégorie de population facilement identifiable et qui cristallise beaucoup de fantasmes et de mépris, déclare Maître Chebbale. Lesreconduire à la frontière est une initiative spectaculaire propre à
satisfaire un certain électorat. » Une initiative qui laisse perplexe quand on sait que lesRoms, ressortissants communautaires, peuvent revenir s’ils le souhaitent – ce que nombre d’entre eux ne se privent pas de faire. Un contexte qui peut conduire à des situations ubuesquesdans lesquelles une même personne peut être expulsée à répétition et bénéficier ainsi plusieurs fois des mesures d’aide au retour (300 euros paradulte et 100 par enfant). Le fichier Oscar (pour Outil de statistique et de contrôle de l’aide au retour) est un projet destiné à combler cette faille du dispositif, eninstaurant notamment la relève des empreintes digitales. Beaucoup de bruit pour rien, serait-on tenté de dire… Mais dans la mesure où l’éloignement des Roms faitlittéralement exploser le nombre des reconduites, il n’est pas interdit de supposer que l’intérêt de la démarche est avant tout statistique. De la poudre aux yeux, enquelque sorte…
En 2009 déjà, le journal Le Monde décortiquait les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur et relevait que, sans le départ des Roumains etdes Bulgares, la moitié à peine des objectifs prévus en matière d’éloignement seraient atteints. Rien d’étonnant alors que l’empressement soit demise… « Je me souviens du cas très précis d’un groupe d’une trentaine de Roms arrivés en France en 2009 parce qu’ils étaient victimes d’exactions dansleur pays, la Hongrie, où l’extrême droite monte en flèche, raconte maître Chebbale. Ils demandaient l’asile en France. Ils étaient à la rue et vivaient sousdes tentes. J’ai pris le dossier en main. Ils ont été hébergés et leur demande d’asile a été déposée. Certains d’entre eux ont vu trèsrapidement cette demande rejetée et ils ont été reconduits à la frontière sans possibilité de recours, ce qui est surréaliste et illégal ! Ledossier des autres vient juste d’être refusé. Ils ont lancé une demande de recours dans les délais légaux mais ils ont été eux aussi reconduits. C’està la fois brutal et absurde, puisqu’ils peuvent revenir demain. »
Se mettre à la place de l’autre
Depuis quelques années, le concept d’immigration choisie a le vent en poupe. Dans le discours, tout au moins. Leitmotiv du candidat Nicolas Sarkozy lors de l’électionprésidentielle de 2007, ce concept entend en principe permettre la formation d’élites, supposées enrichir leur pays d’origine dans la perspective d’un retour.C’est dans cette optique qu’a été créée la carte de séjour « Compétences et talents ». D’une durée de cinqans, cette carte concerne donc les personnes dont la présence constitue une chance pour la France et qui pourront plus tard participer au développement du pays d’origine. Unpartenariat gagnant/gagnant, en quelque sorte. Sauf que la réalité n’est pas aussi idyllique, si l’on en croit maître Chebbale : « La tendanceclairement affichée depuis 2007 est de stopper l’immigration familiale et de favoriser une immigration de qualité. La carte Compétences et talents a étélancée dans ce but : on apporte des compétences à la France puis on en fait bénéficier son pays. Sur le papier, c’est très joli. Sauf que, pour mapart, je n’ai jamais rencontré personne qui ait bénéficié de cette carte. »
Effets de manche d’un côté, reconduites à la frontière à tour de bras de l’autre ? Il importe de ne pas tomber dans la caricature : dans uncontexte de mondialisation économique, la question de l’immigration clandestine ne peut pas être éludée, et pas seulement en France. Mais il n’est pas interditde s’interroger sur le principe et les conditions d’exécution des reconduites à la frontière : « Il y a, d’un point de vue éthique,quelque chose de choquant. Les centres de rétention, par exemple. Certes, ce ne sont pas des prisons, il ne s’agit pas de détention au sens strict du terme. Les capacitésd’accueil sont en principe respectées, les gens ont accès libre au téléphone. Mais bon, il existe des centres pour les familles, ce qui signifie qu’en France,des enfants sont enfermés. C’est tout de même bizarre de se dire que quelqu’un qui n’a pas commis de véritable délit peut être privé deliberté… »
Et les reconduites à la frontière ne posent pas problème que sur le plan éthique : leur coût exorbitant se doit également de nous interpeller. Dans unrapport relatif au projet de loi de finances pour 2009, le sénateur UMP Pierre Bernard-Reymond chiffrait le coût des reconduites à la frontière à un peu plus de20 000 euros par personne. « Evidemment que cela coûte très cher, explique maître Chebbale. J’ai vu des gens reconduits à bord d’avionsmilitaires affrétés spécialement pour l’occasion parce que les avions de ligne étaient paralysés par les conditions météorologiques. C’estcomplètement délirant ! »
La question des reconduites à la frontière nous renvoie à celle des inégalités économiques abyssales qui caractérisent notre monde. Sur son blog, unmagistrat anonyme habitué des permanences de reconduite synthétise bien cet état de fait : « Même dans mon tribunal administratif situé en province,nous sentons les effets de la mondialisation. La terre entière défile devant nous : Algériens et Marocains évidemment, Albanais, Turcs, Congolais, Libériens,Maliens, Nigériens, Roumains, Russes (…) Je vais devoir continuer à vider la mer à la petite cuillère. »
On le voit, le problème des reconduites à la frontière s’apparente à la quadrature du cercle… Il n’est pas interdit de faire preuve d’un peud’empathie en se disant qu’on ne quitte pas son pays pour un autre par plaisir. Mais l’empathie n’a sûrement pas grand-chose à voir avec les politiques de fluxmigratoires…