En Belgique francophone, le taux de redoublement est particulièrement élevé. Le Pacte pour un enseignement d’excellence comprendra d’ailleurs un groupe de travail consacré à la question. Des études semblent pourtant démontrer l’inefficacité relative de ce système. La Communauté française y est-elle accro? Ou bien existe-t-il d’autres explications? Et quelles sont les solutions alternatives?
Championne du monde. Après la pétanque en 2000, il existe au moins une discipline par équipe dans laquelle la Belgique, ou du moins une de ses parties, se classe au faîte de la hiérarchie planétaire. Il s’agit du redoublement. Du haut de ses 47,1% d’élèves âgés de 15 ans ayant au moins un an de retard dans leurs études, la Communauté française toise effectivement le reste du globe de très, très, haut. En Europe, son plus proche poursuivant est le Luxembourg, caracolant à 34,3%. Alors que des équipes comme l’Islande et la Norvège «montent» respectivement à 1,1% et… 0%. Avec une précision toutefois: dans ces deux pays, la progression des élèves d’une classe à l’autre est presque automatique. Le redoublement y est quasi banni.
A contrario, en Communauté française, la pratique du redoublement commence dès la maternelle. On parle alors pudiquement de «maintien». À partir du primaire, le taux de redoublement passe à plus de 20%. Avant de grimper à la hauteur que l’on sait dès que les élèves ont atteint l’âge de 15 ans. Face à cette situation, un grand nombre d’experts tirent la sonnette d’alarme. Le redoublement a mauvaise presse. Ses effets sur les élèves seraient dévastateurs. Perte de confiance en soi, résultats aléatoires lors de l’année suivant le redoublement, reproduction des inégalités sociales, parcours chaotique sur long terme. Sans compter un coût exorbitant pour la collectivité: plus de 400 millions d’euros chaque année en Communauté française.
D’autres chiffres assènent eux aussi de gros coups de boutoir à la défense du redoublement. D’après plusieurs enquêtes Pisa, les pays privilégiant la progression automatique ou affichant un taux de redoublement faible seraient également ceux où les élèves sont les plus performants. En Communauté française, une étude menée par l’ULg – «Maintien et redoublement en début de scolarité» – tend à confirmer l’inefficacité du «maintien» en maternelle. Vingt-cinq pour cent des élèves maintenus seraient en effet orientés vers l’enseignement spécialisé dans les quatre ans. Et seulement 49% d’entre eux atteindraient «la quatrième primaire sans encombre alors qu’ils sont 85% dans ce cas chez les élèves non maintenus». Le redoublement toucherait aussi bien plus les classe sociales défavorisées. D’après une note de l’Aped (Appel pour une école démocratique), en Communauté française «un enfant issu du premier décile socio-économique (les 10% les plus pauvres) a sept chances sur dix d’avoir redoublé au moins une fois à l’âge de 15 ans. Cette probabilité tombe à deux chances sur dix au dixième décile».
Une maladie culturelle?
Malgré ces constats préoccupants, la situation ne semble guère évoluer. On a bien constaté un léger fléchissement des chiffres du redoublement ces dernières années. Mais la situation reste problématique. Jacques Liesenborghs est le cofondateur de la Confédération générale des enseignants. Cet ancien sénateur Écolo a été successivement directeur des Humanités au Collège Cardinal Mercier et professeur dans l’enseignement professionnel. Il est aussi et surtout connu pour ses prises de position radicales à l’encontre du redoublement. Et pour lui, «il s’agit d’une véritable maladie culturelle en Communauté française». Une maladie qui commencerait par les conditions d’entraînement de «l’équipe Communauté française». Quasi-marché de l’enseignement, concurrence entre établissements – parfois à coups de «qui pétera le plus d’élèves» –, système d’enseignement segmenté et méritocratique, ségrégation sociale, filières dites de relégation, orientation par l’échec. «Nous en sommes encore à l’enseignement tel qu’il a été organisé par les jésuites il y a deux cents ans», continue Jacques Liesenborghs. Avant d’asséner: «Le redoublement est un des symboles d’une crise profonde de notre système scolaire.»
Les parents/supporters, l’équipe des élèves, et les professeurs/entraîneurs seraient eux aussi formatés par ce système particulier. «Tout le monde fait le même constat: malgré les études démontrant l’inefficacité du redoublement, il existe un certain attachement à ce système, constate Joëlle Lacroix, secrétaire générale de la Fapeo, la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel. Au sein de notre mouvement, nous constatons d’ailleurs ce paradoxe: à la vue d’un athénée comptant douze classes de première et trois de rhétorique, certains parents se rendent compte qu’il y a un problème. Mais d’autres sont convaincus que c’est bien.» En gros, une bonne école serait une école qui pète. «Le redoublement est une excellente chose pour les parents et les élèves qui ne redoublent pas. Cela montre qu’ils sont une élite», constate Eugène Ernst, secrétaire général de la CSC-Enseignement. Autre donnée: face aux problèmes de leur enfant, beaucoup de parents opteraient pour un redoublement plutôt que pour une réorientation. L’image et la qualité de l’enseignement qualifiant semblent être pour beaucoup dans ces décisions.
Du côté des élèves, la situation serait aussi parfois problématique. Sans la menace de l’échec, beaucoup semblent se démotiver. «On peut trouver ça triste, mais les points et la menace de l’échec sont un facteur de motivation pour les élèves, beaucoup fonctionnent comme ça. C’est le système qui veut ça. Et un redoublement peut parfois être bien accueilli par l’étudiant. Cela lui permet d’être plus à l’aise l’année suivante. Être complètement lâché dans une classe, ça casse aussi un élève», constate Amandine Stévigny, professeure de français en 5e/6e humanités générales. Enfin, les enseignants manqueraient quant à eux d’alternatives pédagogiques au redoublement. «Il faut se mettre à la place des enseignants. Dans le système tel qu’il est organisé aujourd’hui, quelles alternatives ont-ils notamment pour gérer l’hétérogénéité d’une classe», s’interroge Sandrine Grosjean, chargée d’études à Changement pour l’égalité, un mouvement sociopédagogique. «Nous n’avons pas 36 solutions en cas de compétences non maîtrisées», confirme Amandine Stévigny. Avant de se lancer sur la formation: «Je me forme, mais les formations sont souvent complètes. Et je n’ai jamais rien vu concernant les solutions alternatives au redoublement.»
Du courage
Des mouvements sociopédagogiques aux syndicats d’enseignants, en passant par les associations de parents, tout le monde semble pourtant d’accord: il est temps de faire bouger les choses. Mais comment? «Une des causes de cette situation est matérielle, explique Nico Hirtt, membre fondateur de l’Aped. On dit que le budget de la Communauté française pour l’enseignement est le même que celui de la Finlande, dont le système fonctionne mieux. Mais ce qu’on oublie, c’est que la Finlande répartit ces moyens d’une autre manière. Une bonne partie d’entre eux sont engagés au début du cycle scolaire, où les enfants sont à 14 par classe. Ce qui donne de bons résultats.» Amandine Stévigny déplore le manque de moyens mis à sa disposition. «Je veux bien faire de la remédiation, mais il y a de moins en moins de moyens pour l’effectuer, et pas ou peu de temps, souligne-t-elle. Alors certains essaient de bricoler des choses. Nous avons testé un système de parrainage des plus jeunes par les rhétoriques ou encore de l’évaluation formative. Des professeurs ont aussi travaillé en binôme. Il faudrait aussi mieux accompagner le redoublement. Mais il n’y a pas les budgets pour faire cela en Communauté française», explique la professeure.
Serait-ce donc une question de courage politique? C’est ce que certains semblent penser. «Nous sommes dans une politique trop segmentée, avec des réseaux et énormément de pouvoirs organisateurs. Faire bouger cela, c’est compliqué», assène Eugène Ernst. Conséquence: une accumulation de ce que d’aucuns appellent des «réformettes». «En cinq années de mandat, un ministre ne peut pas faire de grandes réformes. On en est donc arrivé à une série de petites mesures. Les professeurs sont parfois présentés comme réactionnaires par rapport au redoublement, mais c’est souvent parce qu’ils n’en peuvent plus de ces mesurettes qui viennent leur compliquer la vie», détaille Pascal Chardome, secrétaire général de la CGSP-Enseignement.
À parler de réformes, une expérience a été tentée dans le premier cycle de l’enseignement secondaire au début des années 90. De 1994 à 2001, le redoublement fut supprimé entre la première et la deuxième secondaire. Avant que l’on ne fasse plus ou moins marche arrière, notamment sous la pression du corps enseignant. À l’origine des tensions: les difficultés rencontrées par les professeurs pour appliquer la réforme sur le terrain. Pour calmer tout le monde, on finit par prévoir une première année «complémentaire» à l’issue de la première année «commune» pour les élèves en difficulté. Dans les faits cependant, cette mesure fut vécue – et souvent appliquée – comme un retour du redoublement.
Les profs pointés du doigt à tort?
Cette mésaventure revient dans toutes les bouches. Et est souvent présentée comme un exemple de résistance au changement, singulièrement de la part du corps professoral, souvent pointé comme une autre source du problème. D’autres avis divergent. C’est le cas de celui d’Hugues Draelants, du Groupe interdisciplinaire de recherche sur la socialisation, l’éducation et la formation (Girsef) de l’UCL. Ce professeur de sociologie et de sociologie de l’éducation a publié en 2009 un bouquin intitulé Réforme pédagogique et légitimation. Le cas d’une politique de lutte contre le redoublement. L’ouvrage se penche sur la réforme de 1994. Ses conclusions sont claires. «J’en suis ressorti avec la conviction que les enseignants, dans leur majorité, ne sont pas attachés idéologiquement au redoublement, explique Hugues Draelants. Ce stéréotype ne leur rend pas justice et occulte le fait que la manière dont les politiques publiques sont pensées et conduites fait aussi partie du problème.»
Pour Hugues Draelants, forts de leurs convictions concernant le côté néfaste du redoublement d’un point de vue pédagogique, les chercheurs et les politiques en sont venus à omettre un «détail» d’une grande importance. Outre sa fonction «pédagogique» tant décriée, le redoublement remplit d’autres fonctions «latentes» pour les enseignants dans le contexte institutionnel de l’enseignement en Communauté française. «La vision des professeurs à ce niveau est influencée par leurs conditions de travail. Le redoublement leur permet de gérer l’hétérogénéité des classes, il agit aussi sur la motivation des élèves et comme un régulateur de l’ordre scolaire. Il a également une fonction de positionnement vis-à-vis d’établissements environnants. Enfin, l’attachement de certains au redoublement peut se comprendre comme l’expression d’un groupe professionnel revendiquant le maintien de son autonomie», explique Hugues Draelants. Pour le chercheur, ce sont ces fonctions latentes qui expliquent un certain attachement pragmatique des enseignants au redoublement. Et l’échec de la réforme de 1994. «La légitimation d’une politique scolaire ne peut se résumer à avancer des idées justes scientifiquement et moralement. Il faut aussi une réflexion pragmatique. Je pense que les professeurs accepteraient les nouvelles prescriptions pédagogiques pour autant qu’elles soient praticables dans l’exercice quotidien de leur métier», assène-t-il.
Pour Hugues Draelants, il convient donc de transformer les règles institutionnelles qui organisent le fonctionnement scolaire à l’heure actuelle. «Il faut mettre en place des conditions rendant possible le changement et les idées qui l’accompagnent. Et promouvoir de nouvelles pratiques pédagogiques tenant notamment compte des fonctions latentes du redoublement», explique-t-il.
Commencer par le primaire
Ce constat rejoint celui effectué par beaucoup d’autres intervenants. «Interdire le redoublement dans l’état actuel des choses serait peine perdue, déclare Jacques Liesenborghs. Ce qu’il faut, c’est un débat de fond à propos de notre enseignement.» Et un ravalement de celui-ci de la cave au grenier. En impliquant les professeurs à la base. Dans ce contexte, les idées fusent. Pédagogie différenciée, remédiation immédiate, mobilisation des jeunes sur des projets, diminution du nombre d’enfants par classe, suppression du «saucissonnage» des matières, évaluation formative sont ainsi cités. Mais dans ce gigantesque melting-pot, le grand gagnant est incontestablement le fameux «tronc commun» jusqu’à 16 ans. Sans redoublement, ou presque. Une manière de permettre à tout le monde d’évoluer à son rythme. «En Belgique, les établissements se spécialisent très vite, explique Nico Hirtt. Cela implique l’organisation de plus de groupes d’élèves, l’achat de matériel. Cela coûte cher. Si on retardait cette spécialisation, l’argent dégagé permettrait de diminuer le nombre d’élèves dans les classes en début de parcours.» En commençant par les primaires. «Lors de la réforme de 1994, on a débuté par le secondaire, avec des élèves déjà ‘formatés’ par le système de redoublement actuel. Ils étaient conditionnés pour fonctionner avec des points et cela peut expliquer les difficultés rencontrées par les enseignants. Il faut commencer par le primaire», explique Hugues Draelants.
La création de nouvelles écoles à la suite du boom démographique pourrait aussi constituer un momentum. «C’est une véritable opportunité, souligne Eugène Ernst. Il faut créer des écoles qui fonctionnent différemment, aussi d’un point de vue architectural.» Même si rien ne pourra tout à fait empêcher un élève de décrocher. «C’est tellement complexe un adolescent, il peut y avoir tellement d’éléments en jeu pour expliquer des difficultés. Certaines sont de mon ressort, mais d’autres dépassent complètement le rôle des enseignants», conclut Amandine Stévigny.
Aller plus loin
Alter Échos n°389 du 21.09.2014: «Un enseignement d’excellence: essayons d’y croire!» (Edito)
Alter Échos n°389 du 21.09.2014: «Inégalités: l’école réussira-t-elle sa seconde sess?»