Le mouvement citoyen en faveur des réfugiés suscite des tensions. Des militants aimeraient qu’on élargisse cet élan aux sans-papiers ou aux Roms. Au risque de brouiller le message?
Publié le 14 octobre.
Le 1er septembre, au parc Maximilien, des bénévoles remplissent des cartons et replient des tentes. C’est la fin du camp de réfugiés bruxellois qui a permis d’accueillir environ 5.000 personnes en un peu plus d’un mois. «Nous nous sommes rendu compte que les responsables politiques se reposaient sur la plateforme citoyenne, qu’ils s’en servaient comme alibi de leur inaction», affirme Elodie Francart, la porte-parole de ce mouvement spontané d’aide aux réfugiés.
Dans les travées du parc subsistaient des messages très visibles clamant que les «réfugiés» et les «sans-papiers» combattaient ensemble, pour la même cause. Ces affiches étaient signées du «groupe 2009» ou de la «Coordination des sans-papiers».
Quelques heures plus tard, on apprenait que ce «groupe 2009», constitué de déçus de la dernière opération de régularisation, avait décidé de ne pas évacuer le camp. Ils se sentaient «trahis» par la plateforme citoyenne et son départ soudain. Mohamed Boumediene, porte-parole du «groupe 2009», regrette que «la politique migratoire et la question de la régularisation n’aient pas été mises à l’agenda. Au lieu de ça, on a divisé les réfugiés, ceux qu’on accepte et ceux qu’on n’accepte pas».
Même amertume du côté de la coordination des sans-papiers – ce mouvement, qui était présent sur le camp «pour sensibiliser à la situation des sans-papiers», a décidé d’évacuer le parc. Pour Mamadou Diallo, l’un de ses membres, il s’agissait «de rappeler que nous sommes là depuis des années, que nous contribuons à la société, à l’économie. Il y a cet élan de solidarité pour les nouveaux arrivants, ça nous a donné l’impression d’un deux poids deux mesures, comme si nous avions été laissés en rade. Une fois qu’on est sans-papiers, on disparaît.»
Des sans-papiers «délaissés»
Très vite, les revendications des sans-papiers se sont greffées sur la mobilisation du parc Maximilien.
Pas évident pour certains bénévoles de la plateforme citoyenne d’aide aux réfugiés de savoir jusqu’où pousser l’élan de solidarité. «Si nous avions milité pour la régularisation pour tous, nous aurions perdu trois quarts des bénévoles qui venaient pour aider les réfugiés qui arrivent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan», nous glisse un membre de la plateforme. Car si le campement s’est arrêté, c’est aussi parce qu’il «générait des tensions, il attirait toute la précarité bruxelloise», confie Elodie Francart.
Cette dernière se débattait entre la volonté d’aider et la nécessité de mettre des limites. Des limites qu’il a bien fallu imposer: «Nous ne refusons jamais de donner à manger à ceux qui en ont besoin. Sans aucune distinction. Les tentes, l’abri de nuit, ça, c’était pour les réfugiés nouvellement arrivés.»
Quant aux mouvements de sans-papiers, la porte-parole admet qu’ils se sentent un peu délaissés. «Un dialogue avait été entamé pour ne pas nous diviser. Car des enjeux se croisent. Beaucoup ont fait une demande d’asile auparavant.» Mais la plateforme évolue. Si elle reste un mouvement pour les réfugiés, elle envisage d’étayer son propos de «réflexions plus globales, sur la question des migrants, en général». L’idée est aujourd’hui d’apaiser les tensions. La plateforme citoyenne participera à la manifestation de soutien aux sans-papiers du 25 octobre.
Le statut de réfugié est défini par la Convention de Genève de 1951. Ce texte énonce cinq motifs de persécution qui permettent d’obtenir le statut de réfugié: la race, la religion, la nationalité, l’appartenance à un certain groupe social, les opinions politiques.
Il existe en Belgique, depuis 2006, une «protection subsidiaire» pour les personnes qui ne correspondent pas aux critères de la Convention de Genève et qui courraient de gros risques en cas de retour au pays d’origine. Il peut s’agir de risques de torture, de traitements inhumains ou dégradants ou de menace contre la vie «en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé».
Pourquoi eux, pourquoi pas nous?
Des bénévoles par centaines, des dons à ne plus savoir qu’en faire, une manifestation d’importance… la mobilisation pour les réfugiés est exceptionnelle.
Tellement exceptionnelle que des militants aguerris ont regretté qu’on ne se bouge pas autant pour d’autres publics. Certains rappelaient que, au mois de mai dernier, des familles roms campaient au parc Maximilien sans qu’on s’en émeuve outre mesure. Corinne Torrekens, fondatrice de la spin-off Divercity et vice-présidente de l’association Rom-en-rom, admet qu’il existe une «forme de frustration. Il y avait aussi des enfants à la rue lorsque les familles roms campaient au parc. Mais ce public est perçu comme moins légitime car ils véhiculent une casserole de préjugés. Et pourtant, ils fuient des discriminations qui sont catastrophiques.»
Alors pourquoi un tel élan pour les réfugiés? Il y a bien sûr eu la photo du petit Aylan, échoué sur une plage turque, devenu un symbole de cette vague d’exils. Il y a aussi la guerre qui ravage la Syrie et draine des millions de réfugiés. Mais il n’y a pas que ça. Pour Moïse Essoh, membre du Forum des migrants «Share», «la générosité s’est libérée car tous les médias se sont focalisés sur la situation. De plus, les pouvoirs publics se sont mobilisés et n’ont pas totalement fermé les portes. Cela a envoyé un message. Cette mobilisation est à saluer. Cela donne un espoir.» Un espoir qui suscite chez Share une question: «Cet élan ne devrait-il pas être exploité pour s’occuper d’autres groupes fragilisés en Belgique?»
Ces associations appellent à «élargir le combat à l’ensemble des personnes migrantes». Elles rappellent que parmi les demandeurs d’asile d’aujourd’hui, une bonne part se retrouveront sans-papiers demain. «Les situations des personnes migrantes ne sont pas les mêmes à l’origine, détaille Caroline Intrand. Mais ce sont des exilés, des personnes précarisées qui ont besoin de protection. Nous nous mobilisons pour tout le monde.»
Depuis le 1er octobre, la plateforme citoye
nne de soutien aux réfugiés s’est installée dans un local au 22 quai de Willebroek. Le campement, créé pour accueillir les réfugiés, principalement irakiens, syriens et afghans, a été démantelé sur décision de ce collectif. Les bénévoles n’en pouvaient plus de «servir d’alibi» aux autorités. L’idée étant que ce soient bien ces dernières qui remplissent leurs obligations, à commencer par l’offre d’un accueil aux demandeurs d’asile.
Car la Belgique, comme d’autres pays européens, est confrontée à des arrivées en nombre important d’aspirants réfugiés. En septembre, 5.472 demandes ont été adressées à l’Office des étrangers. «Le plus grand nombre jamais enregistré», a affirmé Theo Francken, le secrétaire d’État à l’asile et aux migrations. Selon les chiffres du CGRA et de l’office des étrangers, plus de 22.000 demandes de protection ont été adressées à la Belgique entre janvier et septembre. C’est plus que le total de l’année 2014, qui avait vu 17.213 demandeurs d’asile frapper à nos portes.
Dans ce contexte, l’Office des étrangers a été vite dépassé. C’est auprès de cette administration qu’une demande d’asile doit être enregistrée. D’ordinaire, le demandeur, reçu dans les locaux de l’Office des étrangers, s’identifiait, enregistrait sa demande, laissait ses empreintes digitales et recevait son «annexe 26» – lui permettant d’intégrer le réseau d’accueil de Fedasil – en une journée.
En août, il fallait une dizaine de jours entre le premier contact avec l’administration et la délivrance du document. Par conséquent, les demandeurs d’asile n’avaient accès à aucun logis. L’Office des étrangers a décidé de ne recevoir que 250 personnes par jour, ce que regrettent nombre d’associations estimant ce nombre insuffisant.
C’est dans ce contexte que le campement s’est peu à peu formé et que la notion de «préaccueil» est née. Ce «préaccueil», qui couvre la période entre le premier contact avec l’office des étrangers et la délivrance de l’annexe – a désormais lieu dans des bâtiments du World Trade Center, dont la capacité est aujourd’hui de 740 places et devrait être portée à 1.000 places lors de la parution de ce numéro.
Quant à la plateforme citoyenne, elle accueille désormais des réfugiés en journée et propose un lieu où sont disponibles différents services «sanitaires, juridiques, récréatifs et éducatifs». Lorsque la capacité de préaccueil est à son maximum, la plateforme met en lien les réfugiés avec des familles d’accueil.
Notons enfin que la capacité d’accueil «ordinaire» a été sensiblement augmentée par le gouvernement fédéral. De 16.200 places en juillet, elle devrait passer à 36.000 places à la fin de l’année. Le précédent gouvernement avait, sous l’impulsion de Maggie De Block, fermé de très nombreuses places.
La Convention de Genève, le droit international
La distinction entre «réfugiés» et «migrants économiques» doit-elle pour autant disparaître? Doit-on se battre pour tout en même temps, au risque de brouiller le message?
Pour Jean-Yves Carlier, professeur à l’UCL, cette distinction entre ce qui relève du «droit» et ce qui relève de la «faveur» doit être «maintenue»: «L’asile est un droit issu de la Convention de Genève. Il s’agit d’une limite à la souveraineté nationale lorsque le droit à la vie et à la liberté est menacé. C’est un acquis important. La migration économique reste du domaine de la souveraineté depuis l’origine du droit international.» Ce qui n’empêche nullement Jean-Yves Carlier de souhaiter que «s’engage un débat sur la réouverture de canaux d’immigration légale».
Une position finalement pas si éloignée de celle du Ciré. L’association, si elle milite à terme pour «la liberté de circulation», estime, par la voix de sa directrice, qu’il faut à la fois «sanctuariser la Convention de Genève» et «réhabiliter la notion de migration économique».
D’autres, à l’instar de Moïse Essoh de Share, souhaiteraient que les motifs de persécution couverts par la Convention de Genève soient élargis: «Pour nous, un réfugié est un migrant dont l’histoire intègre une fuite forcée. Si quelqu’un fuit une situation de marasme économique engendrée par un conflit, il devrait être reconnu comme réfugié. La Convention de Genève doit être modernisée, prendre en compte l’environnement des personnes qui fuient.»
Un point de vue que ne partage pas pleinement Jean-Yves Carlier: «La Convention de Genève ne devrait pas être modifiée. La définition du réfugié est souvent plus vaste que ce que l’on pense. Une des causes de persécution est la notion d’appartenance à un ‘groupe social’; cela peut intégrer des dimensions économiques, lorsqu’un groupe ethnique est discriminé pour l’accès à l’emploi par exemple.» Pour le professeur, c’est surtout l’application du texte qui peut poser problème: «Pour certaines catégories d’Irakiens ou d’Afghans, la Convention pourrait être appliquée plus largement.» Idem au sujet des Roms: «Selon une directive européenne (la directive Qualification), les ressortissants européens ne peuvent pas obtenir l’asile en Europe, sauf exception. C’est selon moi une erreur.»
Finalement, l’enjeu se situe peut-être dans ce que l’on fait de ces distinctions. C’est ce que pense Moïse Essoh: «La distinction réfugié/migrant économique est généralement utilisée pour rejeter les autres plus que pour bien comprendre les différentes situations.» Il voit d’ailleurs un signe «positif» dans le fait que, lors de la grande manifestation pour les réfugiés du 27 septembre, «beaucoup de groupes discriminés se sont affichés en solidarité, prouvant qu’ils n’étaient pas là pour faire de la concurrence entre les victimes.»
Rubrique Europe : « Réfugiés : la Belgique ambiguë sur la solidarité européenne », Cédric Vallet, 22 septembre, 2015
Alter Echos N°374 du 20 janvier 2014 : «Afghans en Europe : faut-il suspendre les expulsions?»
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