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Regain de tension autour des social impact bonds

La mission locale de Forest finance un de ses projets via des «social impact bonds», un outil permettant à des investisseurs privés de financer un projet social. Avec retour sur investissement en cas de succès. Jusqu’ici, tous les SIB «belges» concernaient des projets en phase de lancement. Le financement de la mission locale de Forest, opérateur bien implanté, constitue donc un changement de paradigme. Qui vient raviver les débats autour de cet objet controversé.

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La mission locale de Forest finance un de ses projets via des «social impact bonds» (SIB), un outil permettant à des investisseurs privés de soutenir un projet social, avec retour sur investissement en cas de succès. Jusqu’ici, tous les SIB «belges» concernaient des projets en phase de lancement. Le financement de cette mission locale, opérateur bien implanté, constitue donc un changement de paradigme. Qui vient raviver les débats autour de cet objet controversé.

25 degrés Celsius. C’est la température qu’il faisait à Bruxelles il y a cinq ans, le 15 septembre 2014. Si l’époque se prêtait un peu moins à l’angoisse climatique, ce thermomètre largement au-dessus des normales saisonnières n’avait pas empêché plusieurs dizaines de personnes de s’enfermer au troisième étage d’un immeuble pour venir débattre de leurs craintes. Pas au sujet de la concentration de CO2 dans l’atmosphère ou du pergélisol en train de libérer tout le méthane qu’il gardait gentiment prisonnier depuis des millénaires. Mais bien à propos des social impact bonds.

Si les SIB suscitaient tant de remous, c’est qu’ils ont de quoi interpeller. Ils permettent à des investisseurs privés de faire «fructifier» leur argent au bénéfice d’un projet social porté par un prestataire de services à but non lucratif, avec un retour sur investissement si les résultats sont à la hauteur. Les SIB font intervenir quatre partenaires: le pouvoir public, un organisme intermédiaire, des investisseurs privés et le prestataire de services. L’organisme intermédiaire est chargé de lever des capitaux auprès d’investisseurs afin de lutter contre une problématique. C’est généralement le pouvoir public qui identifie cette problématique et qui choisit ensuite le prestataire de services à qui les fonds levés vont bénéficier. Des résultats à atteindre par le prestataire sont fixés. Si le programme est un succès, les investisseurs sont remboursés par le pouvoir public avec un certain taux de rendement. Et ce même pouvoir public peut alors décider de reprendre le financement du projet à son compte de manière structurelle. Si l’expérience se solde par un échec, les investisseurs disent adieu à leur argent.

À l’époque, une première association, «Duo for a job», venait de voir le jour en levant des fonds via ce type de mécanisme. Pour beaucoup d’acteurs du social, présents en ce 15 septembre 2014 à l’invitation de SAW-B – la fédération d’économie sociale –, les SIB recelaient un grand nombre de dangers. Privatisation du social, écrémage du public accompagné afin de favoriser de bons résultats et de bons «retours financiers» pour les investisseurs, remplacement des fonds publics par des fonds privés. La liste était longue… Tout le monde s’était quitté en se promettant d’étudier la question. Et de garder un œil attentif sur l’évolution de ce dossier.

Un basculement?

Cinq ans plus tard, on en est toujours peu ou prou au même point. Les acteurs du social semblent avoir du mal à s’emparer du sujet. «Nous aurions pu nous pencher sur ce dispositif, afin de voir comment le transformer en outil vraiment social. Mais nous n’avons pas trouvé le temps», admet Isabelle Philippe, directrice de Crédal.

Du côté des promoteurs des SIB, par contre, on a continué son petit bonhomme de chemin. À parler de promoteurs, il n’y en a qu’un: KOIS Invest, une société spécialisée dans l’investissement à impact social, que l’on retrouve derrière tous les SIB développés en Belgique. On pense bien sûr à «Duo for a job», mais aussi à un SIB réalisé en compagnie du VDAB ou à un «humanitarian impact bond» pour lequel le gouvernement fédéral s’est engagé à prévoir 8,7 millions d’euros pour tester un projet lancé par la CIR (Croix-Rouge internationale). Et – surtout – à un dernier projet porté par la mission locale de Forest.

Dans ce cas – comme pour «Duo for a job» –, c’est Actiris qui a endossé le rôle de pouvoir public. Depuis 2015, la mission locale de Forest testait le projet «IOD» (intervention sur l’offre et la demande) – centré sur la mise à l’emploi de personnes qui s’en étaient éloignées – sur le territoire de la commune. Le SIB, prévu de 2018 à 2022, vise à le porter sur l’ensemble des 19 communes bruxelloises.

« Les SIB sont le symptôme du non-investissement des pouvoirs publics dans l’innovation sociale. » Joanne Clotuche, chargée de projet à SAW-B

Si ce social impact bond expérimente donc un changement d’échelle du projet IOD, il constitue aussi peut-être un basculement dans le secteur des SIB. Avec la mission locale de Forest, c’est à un opérateur «historique» du social que KOIS Invest et Actiris se sont attaqués. Et non plus à des projets en phase de lancement. La mission locale est d’ailleurs un partenaire d’Actiris. C’est elle qui a démarché le service bruxellois de l’emploi afin de trouver des moyens pour financer le projet IOD. «Actiris nous a confirmé son intérêt et a proposé de financer le changement d’échelle via des SIB», explique Luc Piloy, le directeur de la mission locale. Avant d’admettre qu’il aurait été malaisé pour sa structure de refuser le financement via ce système.

Polémique

Le financement d’un partenaire historique d’Actiris via les SIB constitue-t-il un danger? Assiste-t-on à ce que certains craignaient il y a cinq ans, à savoir à un remplacement des fonds publics par des fonds privés pour financer des projets sociaux? Du côté de SAW-B, on ne cache pas son inquiétude. «Les SIB sont le symptôme du non-investissement des pouvoirs publics dans l’innovation sociale», explique Joanne Clotuche, chargée de projet à SAW-B. Avant de préciser: «Je ne juge pas les asbl qui se font financer via les SIB. Elles vont chercher l’argent là où elles peuvent.»

Si SAW-B prend des pincettes, c’est que le sujet est très sensible au sein du secteur associatif. Entre tenants d’une ligne historique plutôt «a-capitaliste» et acteurs partisans d’une ouverture prudente à des techniques issues de l’investissement à impact social, les dissensions sont parfois importantes. «Pendant des années, notre secteur a appelé à ce que les entreprises s’investissent. Les SIB sont une de leurs manières de répondre. Ce n’est peut-être pas tout à fait adéquat, je ne suis pas dupe, mais si nous disons ‘non’, nous nous mettrons en porte-à-faux», analyse Luc Piloy. Avant de taper un peu plus fort. «Dans notre secteur, il y a une frange réactionnaire. Refuser les SIB sous prétexte qu’il s’agit du grand capital est une erreur. Les opposants se posent-ils la même question lorsqu’ils font une demande de prêt à une banque pour préfinancer les fonds publics avant que ceux-ci n’arrivent sur le compte de leur asbl? Non.»

Le débat n’est donc pas fini. D’autant plus que Grégor Chapelle, le directeur général d’Actiris, déclare avoir demandé 2,5 millions d’euros au nouveau gouvernement régional – pour le budget 2020 – afin d’expérimenter de nouveaux SIB. Avec de nombreux autres partenaires?

En savoir plus

Alter Échos n°438, «Petit à petit, les social impact bonds font leur nid», Julien Winkel, 6 février 2017.

Alter Échos n°389, «Social impact bonds: on n’a pas fini d’en parler», Julien Winkel, 30 septembre 2014.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste (emploi et formation)

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