La sixième réforme de l’État est un véritable casse-tête pour les secteurs concernés. À quelle sauce vont-ils être mangés ? Quelles conséquences pour les patients ? Alter Échos se lance dans une modeste tentative de décryptage.
Une série de compétences « santé » vont être transférées vers les Communautés dans le cadre de la réforme institutionnelle (voir encadré). Mais, à l’instar de ce qui s’était produit en 1993 avec les accords de la Saint-Quentin, ces compétences vont être déléguées par la Fédération Wallonie-Bruxelles à la Région wallonne d’un côté, à la Cocof de l’autre. Une décision prévue dans le cadre des accords de la Sainte-Émilie scellés en septembre 2013 par les quatre partis francophones.
Ces accords avaient pour objectif de maintenir et de renforcer les liens entre Bruxelles et la Wallonie dans le cadre du transfert de compétences dans les domaines de la santé, des allocations familiales et de l’aide aux personnes. Dans la foulée, deux décrets doivent encore être votés. Le premier, le « Saint-Quentin bis », entérinera le transfert des compétences « santé » de la Fédération Wallonie-Bruxelles vers la Région wallonne et la Cocof. Le second, un projet de coopération Région wallonne/Fédération Wallonie-Bruxelles/Cocof, portera sur les modalités de concertation entre ces trois entités (procédures et lieux de concertation, ainsi que leur composition).
Ces transferts vont-ils amener plus d’homogénéité dans les politiques santé ou vont-ils les complexifier ? « Les francophones ne voulaient pas de cette réforme, rappelle Yolande Husden, conseillère à l’Alliance nationale des mutualités socialistes. Mais elle est une opportunité pour simplifier les choses. » Une opportunité, sans doute. Un défi à relever, assurément. Selon la conseillère, le secteur hospitalier restera peu homogène (le financement reste fédéral, tandis que la fixation des normes est communautarisée), de même que la santé mentale (une réforme du secteur a été lancée en 2010 au niveau fédéral, les hôpitaux psychiatriques restent fédéraux, par contre, les maisons de soins psychiatriques et les habitations protégées sont communautarisées). C’est la politique des personnes âgées qui bénéficiera le plus d’une harmonisation, même si des incohérences subsisteront (les soins à domicile demeurent au Fédéral, or ils touchent en grande partie les personnes âgées).
À la grosse louche, les compétences suivantes vont être transférées:
- la politique des personnes âgées (maisons de repos, maisons de repos et de soins…) ;
- une partie de la politique hospitalière (travaux d’infrastructures des hôpitaux, définition des normes d’agrément) ;
- les soins de santé mentale (maisons de soins psychiatriques, initiatives d’habitations protégées, les plates-formes) ;
- les politiques des personnes handicapées : l’allocation pour l’aide aux personnes âgées (APA) et des aides à la mobilité ;
- une partie de la politique de prévention et de dépistage (entre autres : la vaccination, le Fonds de lutte contre les assuétudes) ;
- un certain nombre de conventions de rééducation fonctionnelle spécifiques (soins aux toxicomanes, prestations de rééducation ambulatoire) ;
- l’organisation des soins de première ligne (cercles généralistes, Fonds Impulseo, services intégrés de soins à domicile…)
- une partie, marginale, du maximum à facturer (MAF), liée aux services G et SP isolés et à certaines conventions de revalidation.
Impact budgétaire : grand saut vers l’inconnu ?
Au premier janvier 2015, ce ne seront pas moins de 20,5 milliards d’euros qui seront transférés aux entités fédérées, parmi lesquels 5,08 milliards pour la santé (2,5 milliards pour les maisons de repos). Dans ses aspects financiers, la réforme de l’État repose sur une plus grande autonomie fiscale des Régions et sur le principe du non-appauvrissement d’une ou plusieurs entités fédérées.
En bref, les Régions étaient jusqu’ici en grosse partie financées sur base d’une dotation de l’État fédéral calculée à partir d’une clef fiscale (l’impôt des personnes physiques). Ce financement entraînait un déséquilibre, puisque plus une Région touchait d’impôts (autrement dit, plus elle était riche), plus sa dotation était importante. Un déséquilibre rectifié par un « mécanisme de solidarité ». Demain, les Régions pourront lever elles-mêmes une part de cet impôt des personnes physiques, comme le fait aujourd’hui l’État fédéral (en contrepartie, cet impôt fédéral sera moindre). « Les Régions seront autonomes pour déterminer le taux, explique Benoît Bayenet, économiste à l’ULB. Elles auront plus de marges de manœuvre pour mener leurs politiques. » En outre, elles bénéficieront de nouvelles dotations pour des compétences qui leur sont transférées, comme l’emploi par exemple.
Du côté des Communautés, une grande nouveauté : alors qu’elles étaient globalement financées sur base d’une clef fiscale (mais sans mécanisme de solidarité compensatoire, ce qui explique le définancement de la Communauté française), ce système est aujourd’hui détricoté. Le renforcement de la clef « nombre d’élèves » devrait être favorable à la Communauté française. Les Communautés recevront de leur côté des dotations pour les allocations familiales et pour la santé, qui seront attribuées sur une base démographique. Mais ces budgets atterriront aussitôt dans le panier de la Région wallonne (en vertu des accords de la Sainte-Émilie), et, à Bruxelles, dans celui de… la Cocom… (Voir encadré).
Un mécanisme financier « de transition » devrait permettre qu’au moment du transfert, aucune entité ne soit ni perdante, ni gagnante. Des montants compensatoires seront versés aux entités « perdantes » pendant dix ans, puis, ces montants seront dégressifs pour atteindre zéro en 2035.
Jusqu’ici, tout semble sous contrôle. La suite se révèle un peu plus angoissante, même si elle n’est en réalité pas directement liée à la réforme. Les entités fédérées vont devoir, au même titre que l’État fédéral, participer à l’assainissement budgétaire imposé par l’Europe et qui doit être étalé sur 2015 et 2016. « Une part de l’effort (NDLR 3 milliards d’euros sur 12 milliards pour la Belgique pour les deux années) est transféré avec les compétences », commente Benoît Bayenet. Les entités fédérées devront aussi participer aux besoins liés au vieillissement de la population (en gros, les pensions). « Un effort qu’elles devront fournir sur base de l’ensemble de leur budget, et pas seulement sur celui des compétences transférées », précise l’économiste.
« Avec les évolutions démographiques, l’inflation et la participation des entités fédérées à l’effort budgétaire, aurons-nous les moyens de faire face aux défis ? », s’inquiète Naïma Réguerras, du service étude de la Mutualité chrétienne. Et d’évoquer un petit exercice réalisé au sein des deux grandes mutuelles sur l’évolution du budget des maisons de repos : en appliquant au budget 2001-2011 les paramètres qui seront utilisés pour faire évoluer ce budget dans le cadre du transfert, on aboutit à un demi-milliard de déficit par année par rapport à ce qui a été dépensé. Le risque, dans le cadre d’un sous-financement de la santé, continue Naïma Réguerras : l’arrivée massive d’acteurs privés dans le secteur. « Les secteurs menacés ne sont pas forcément ceux qui sont transférés, précise Yves Hellendorf, secrétaire national du non-marchand à la CNE. Le transfert des maisons de repos aura un impact sur l’ensemble. » Magali Plovie, députée francophone bruxelloise se veut plus rassurante. « Cela ne sera pas le scénario catastrophe. A priori, les mécanismes financiers devraient permettre de ne pas fermer de maisons de repos. Même si cela ne va pas être facile et qu’il faudra être vigilant. »
La santé détricotée ?
Au-delà du possible sous-financement de la santé, deux enjeux liés à ce nouveau modèle émergent. Alors que la santé est historiquement financée par la sécurité sociale (un budget relativement isolé), le financement des compétences transférées sera désormais noyé, en Région wallonne, dans la manne globale (et dans celle de la Cocom à Bruxelles). Le gouvernement pourrait donc, théoriquement, décider de faire diminuer les budgets de la santé au profit d’une autre politique. « C’est toujours une grande crainte des secteurs, commente Yolande Husden. Mais la santé est une priorité pour le citoyen, et la sécurité sociale est une des choses qui fonctionne le mieux en Belgique. Il n’y a pas d’indicateur pour dire que demain on va détricoter ce système… » Et l’inverse sera aussi possible : favoriser la santé au détriment d’autre chose…
Autre crainte : la solidarité, chère à notre politique santé, est-elle mise à mal par la réforme ? L’Inami reste au Fédéral, l’essentiel est donc sauvé. Pour le reste, beaucoup martèlent que, plus l’assiette de cotisation est restreinte, plus on s’éloigne d’un dispositif solidaire. « Les dotations ont été prises sur le financement alternatif de la sécu, pas sur les cotisations patronales et de l’employé, commente, pragmatique, Yolande Husden. Et des politiques différenciées sont prévues selon les territoires. » « Cela dépendra des politiques menées, précise quant à elle Magali Plovie. À Bruxelles, avec la paupérisation et le boom démographique, les enjeux sociaux pour la prochaine législature sont importants. Ils pourraient être accentués par la sixième réforme. »
« On ne pourra y arriver qu’avec les secteurs »
La concertation entre les partenaires sociaux a toujours été le fondement de la gestion de la sécurité sociale. Quel impact aura le nouveau mode de financement sur le mode de gouvernance de la santé ? Côté wallon, un nouveau modèle « type Inami adapté » a été défini. Un OIP, associant une panoplie d’acteurs, va être mis en place Charleroi (voir encadré). À Bruxelles, cela reste plus flou (voir encadré), tandis que la Flandre a postposé la question à la période post-élections. Si les modèles de gestion diffèrent d’une région à l’autre, ne risque-t-on pas d’entraver la libre circulation des patients dans le pays, s’interroge la Mutualité chrétienne ? Un Wallon pourra-t-il toujours se faire soigner dans un hôpital bruxellois ? Une inquiétude tempérée par Yolande Husden. « Il y aura une reconnaissance des partenaires, des caisses de paiement. Cela ne mettra pas à mal la vie des gens. Après, c’est vrai, tout cela doit se construire étape par étape. »
Une construction qui se fera à petits pas. Au-delà des périodes transitoires déjà prévues pour les allocations familiales et le maximum à facturer, d’autres sont en cours de négociation pour plusieurs matières. « Ce qui importe, au-delà de la mise en place des OIP, c’est qu’il n’y ait pas de rupture de continuité pour les citoyens, les institutions et le personnel », explique Yolande Husden. Et si, à Bruxelles, les élections auront un impact sur les acteurs en présence autour de la table, plus généralement, c’est surtout le calendrier qui risque d’être affecté : plus les gouvernements tarderont à se mettre en place, plus la tuyauterie de la réforme mettra du temps à s’échafauder.
« L’accueil de la réforme, on ne pourra y arriver qu’avec les secteurs », conclut Magali Plovie. Des secteurs jusqu’ici assez peu associés aux discussions. L’initiative Plastic à Bruxelles (2) (Plateforme de suivi du transfert et de l’implémentation des compétences) va dans ce sens. Elle a pour but de faire descendre l’info vers les secteurs et de faire remonter une position commune vers le politique.
À Bruxelles, tous les budgets liés à la santé migrent vers la Cocom, avec un mécanisme de transition. L’objectif étant d’amener plus de cohérence institutionnelle dans les politiques sociales et santé jusqu’ici éclatées entre Cocof, Communauté flamande et Cocom. « Aujourd’hui, on ne sait pas faire de programmation cohérente sur Bruxelles, commente Magali Plovie. Cela devrait aussi aider à harmoniser les normes ou les modes de subvention entre les structures. » Une harmonisation qui, à terme, pourrait se poursuivre au-delà des secteurs concernés par la sixième réforme de l’État.
Concrètement, les structures aujourd’hui dépendantes de la Cocof sont « incitées » à basculer vers le bicommunautaire (Cocom). Car si de manière transitoire, la Cocof va continuer à recevoir un budget pour les structures qui demeureraient dans son giron, non seulement ce budget ne sera pas indexé au cours des années, mais il finira par s’éteindre complètement à la fin de la période de transition (2035). L’enjeu, pour les structures qui basculeront vers la Cocom, sera de réussir à répondre aux exigences d’agrément de cette institution, notamment en termes linguistiques, mais pas uniquement.
Quid d’un OIP pour gérer tout cela ? « On est allés vers les néerlandophones et on leur a présenté les principes des accords de la Sainte-Émilie. Aujourd’hui, c’est là-dessus qu’on travaille, les discussions sont en cours avec les huit partis », explique prudemment Magali Plovie.
Les grands principes liés à la création d’un OIP ont été inscrits dans les accords de Sainte-Émilie. L’organisme sera localisé à Charleroi et le personnel sera transféré sur base volontaire. Deux comités de gestion seront mis sur pied : un « santé/personnes âgées », un autre « personnes handicapées ». Les partenaires qui y seront associés seront : les syndicats et représentants d’employeurs, les mutuelles, des représentants des usagers. Les discussions sont en cours de finalisation.