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Regard critique · Justice sociale

Environnement/territoire

Zone blanche: enjeu de campagne

Direction Gesves en province de Namur. Dans cette magnifique commune, plusieurs villages et quartiers sont situés en zone blanche, c’est-à-dire une région dans laquelle n’existe aucune infrastructure de haut débit. La Wallonie est principalement touchée par le phénomène, les communes rurales en tête, ce qui représentait en 2022 120.000 foyers.

Dans la maison communale, pas un chat. Si ce n’est Nelson, un chien, qui circule au milieu du grand hall comme s’il montait la garde. «Viens donc ici», appelle son maître, Martin Van Audenrode, le bourgmestre de Gesves, en direction de son bureau. Sur la table, des bonbons équitablement répartis en Fruittella et Chocotoff –  par souci du consensus sans doute – se mêlent à un costume traditionnel africain. Nelson arrive enfin près de son maître. L’interview peut commencer et sonne presque comme un bilan de mandat. Car, quand il est devenu bourgmestre en 2018, un problème s’est posé pour l’édile: celui des zones blanches, de la qualité du réseau Internet en particulier, dans un hameau en priorité, celui de Strud, lequel était complètement déconnecté. À l’entendre, c’était Retour vers le futur, et dans une commune qui a livré certaines des plus belles œuvres préhistoriques de ce pays, ce n’est pas rien…

«Tout le village, soit 300 à 400 habitants, avait un accès tellement minime qu’on était dans une situation similaire à celle de la fin des années 90», évoque Martin Van Audenrode. «On en était là effectivement», lancent en chœur Magali et Valérie, deux employées des autocars Roquet, PME située dans le hameau en question, quand on les lance sur le sujet. L’entreprise d’autobus, quasi centenaire, menaçait alors de se délocaliser, faute d’une bonne connexion. «Un sérieux handicap pour une entreprise», résume Valérie.

Dans le quotidien, ce problème d’accès Internet et de connectivité empêchait les deux femmes de travailler correctement. Dès qu’elles recevaient un mail d’un client, Internet se déconnectait. Pour faire des recherches lors d’une réservation d’hôtel, il fallait un temps fou. «Toute démarche, aussi simple fût-elle, nous prenait le double du temps par rapport à quelqu’un d’autre», raconte Magali. Et la situation s’aggravait lors des congés scolaires. «Il était impossible de travailler car impossible de se connecter, le réseau étant saturé.»

Une situation qui a conduit Valérie à faire du télétravail par facilité, «parce que la connexion était meilleure chez moi qu’ici». Pour Magali, impossible par contre d’en faire. Elle a toujours vécu dans les locaux qui accueillent la société depuis 1927. Le cas de cette PME est loin d’être anecdotique. «Une PME avec quelques employés menaçant de partir ailleurs faute d’une connexion correcte, et c’est le tissu économique de la commune qui se réduisait à peau de chagrin», renchérit le bourgmestre de Gesves. À côté de cela, peu de nouveaux ménages venaient s’installer à Strud, notamment à cause de ce problème de connectivité.

Depuis deux ans, pourtant, la situation s’est considérablement améliorée à Strud grâce à des travaux réalisés par Proximus, en collaboration avec la commune qui a dû mettre la main à la poche pour réaliser les tranchées. «Longtemps, les opérateurs n’ont pas voulu investir, parce que cela coûtait trop cher, et un opérateur comme Proximus estimait qu’il n’y avait pas de besoin. C’est le confinement qui a fait exploser les choses parce que c’était la catastrophe dans le village», lance Magali.

Mais à côté de Strud, il reste encore à Gesves des quartiers dans des situations «compliquées, voire catastrophiques», à en croire Martin Van Audenrode. «En matière d’Internet, on reste à la traîne. Ce qui était moyennement acceptable il y a cinq ans encore est devenu médiocre à l’heure actuelle. Avec le développement du télétravail, la demande a explosé, et il y a clairement un encombrement du réseau.»

Il y a quelques mois, suite à diverses interpellations citoyennes, la commune a relayé ces difficultés auprès de Proximus. L’opérateur a répondu, de son côté, à l’appel à projets de la Wallonie, «Last mile», mis en place depuis 2022, de manière à poursuivre ses investissements sur la commune et tenter de rattraper ce retard dans les différents villages. D’ici peu, quatre quartiers devraient bénéficier d’un meilleur réseau, soit 605 ménages pour un budget total de 1.412.665 euros. À l’échelle de la région, ce sont 44.500 foyers, localisés principalement en zones rurales, qui pourront bénéficier d’un accès Internet de qualité grâce à ce financement.

L’accès à un droit

Six ans après sa prise de fonction, le sujet reste donc une priorité pour le bourgmestre de Gesves. «L’accès à Internet devrait être un droit à l’heure actuelle.» Selon une étude réalisée par la Province de Namur sur la fracture numérique en 2023, Gesves fait d’ailleurs partie des 16 communes namuroises les moins bien couvertes tant par le réseau fixe que par le réseau mobile. À l’échelle de la province, 4,4% des ménages ne disposent toujours pas d’une couverture réseau satisfaisante (moins de 30 Mbps), voire très limitée pour 2% d’entre eux et près de 900 ménages ne disposent pas du tout d’une couverture réseau pour cause structurelle, indépendante de leur volonté. Aussi, la province de Namur est, après celle de Luxembourg, la seconde province wallonne la moins bien desservie par une connexion haut débit (100 Mbps) dans les ménages.

«En matière d’Internet, on reste à la traîne. Ce qui était moyennement acceptable il y a cinq ans encore, est devenu médiocre à l’heure actuelle. Avec le développement du télétravail, la demande a explosé, et il y a clairement un encombrement du réseau.»

Martin Van Audenrode, bourgmestre de Gesves

Un vrai enjeu pour l’Agence du Numérique, qui a pour mission à l’échelle wallonne de contribuer à la mise en œuvre et au suivi des politiques publiques en matière de numérique. «Oui, il y a une vraie corrélation entre zone blanche et fracture sociale. Internet permet de diminuer cette fracture sociale, mais si on n’y a pas accès, cela l’agrandit encore plus. À partir du moment où on prive les citoyens de cet accès, on les prive de tout, et on s’en est bien rendu compte durant la pandémie», rappelle Olivier Ruol, expert en usages du numérique par les citoyens. Outre la fracture sociale, c’est aussi l’attractivité d’un territoire qui est en jeu. «C’est le problème de l’œuf et de la poule, résume l’expert. Si les opérateurs décident de ne pas investir dans une zone rurale parce que cela coûte trop cher, que cela concerne peu d’habitants, cela a pour conséquence de détricoter tout un territoire: l’installation d’une PME, d’un indépendant, d’un jeune ménage… Le fait de couvrir au maximum un territoire permet de le rendre plus attractif, et peut pousser l’opérateur à offrir une connexion adéquate, en faisant les travaux nécessaires. Aujourd’hui, c’est parce que la Wallonie investit que l’opérateur s’occupe désormais de ces zones.»

À côté de ces investissements, d’autres dispositifs existent afin de réduire cette fracture sociale et numérique. C’est le cas des EPN, les espaces publics numériques. La Wallonie en compte 166. Difficile de savoir comment ceux-ci se répartissent entre les différents villages en zone blanche. «On ne peut pas dire qu’il y ait une réelle transparence à ce sujet, relève Eric Blanchart, chargé de mission EPN de Wallonie à Technofutur TIC. Cela concerne le sud des provinces de Luxembourg et de Namur, les Cantons de l’Est et la botte du Hainaut. Par contre, c’est une réalité qui est évoquée avec les animateurs et les porteurs de projet. Cette problématique revient fréquemment. À Hastière, Gouvy, Viroinval, Chimay, par exemple, l’EPN peut souffrir d’une bande passante qui n’est pas suffisante pour accueillir une dizaine de personnes.»

«On se sent exclu!»

À Gesves, pour se rendre à l’EPN le plus proche, situé à Ohey, la commune voisine, il faut faire quelques kilomètres. 5,5 pour être exact. En 2023, Ohey était encore située en zone blanche. Depuis l’été dernier, des travaux ont été réalisés par Voo, toujours grâce à l’appel à projets régional. Résultat: «Avant la modernisation du réseau, 76% de la commune se situait en zone blanche, et aujourd’hui, 100% des foyers ont accès à l’Internet haut débit», explique le bourgmestre Christophe Gilon. Un déploiement qui a permis de faire sortir les villages d’Evelette, Perwez, Jallet et Goesnes de la zone blanche. Depuis sa prise de fonction en 2012, le bourgmestre se bat pour régler ce problème de connectivité. «Assez rapidement le problème s’est posé. Des citoyens se plaignaient de la lenteur de la connexion Internet et pour certains habitants, il était même impossible de les raccorder. On en était là.» La modernisation a duré dix ans: «Investir en zone rurale pour un opérateur, ce n’est pas rentable. C’est le frein principal. S’il n’y avait pas eu le subside régional, le problème ne serait sans doute pas réglé.»

«C’est le problème de l’œuf et de la poule. Si les opérateurs décident de ne pas investir dans une zone rurale parce que cela coûte trop cher, que cela concerne peu d’habitants, cela a pour conséquence de détricoter tout un territoire: l’installation d’une PME, d’un indépendant, d’un jeune ménage… Le fait de couvrir au maximum un territoire permet de le rendre plus attractif, et peut pousser l’opérateur à offrir une connexion adéquate, en faisant les travaux nécessaires. Aujourd’hui, c’est parce que la Wallonie investit que l’opérateur s’occupe désormais de ces zones.»

Olivier Ruol, expert en usages du numérique par les citoyens à l’AdN

 

Mais revenons à l’EPN d’Ohey où l’on retrouve Marion Mancel, arrivée à sa tête en plein Covid en 2020. «S’il fallait le résumer, l’EPN est un lieu qui s’adapte aux besoins numériques des citoyens afin de ne laisser personne sur le côté.»

Au niveau des utilisateurs, quelques personnes viennent clairement parce que leur connexion n’est pas bonne. «Ils ont Internet, mais souvent la connexion est lente. Cela dit, ce n’est pas représentatif du nombre d’utilisateurs de l’EPN. Les gens viennent avant tout pour une aide pratique davantage que pour des questions de connectivité.»

Beaucoup de Gesvois viennent aussi à l’EPN d’Ohey. C’est le cas d’un couple d’octogénaires, Lucien, 83 ans et Marie-Louise, 82 ans. C’est cette dernière qui est la plus assidue, en suivant des formations dans le but d’améliorer ses connaissances numériques. Et cela depuis près d’un an. «Je ne m’y connais pas trop. J’aimerais avoir des rudiments, surtout pour pouvoir faire des virements bancaires. Pour aller à la banque, il faut aller à Andenne, la ville voisine, d’où la nécessité de faire des virements à domicile.»

À la maison, la connexion Internet du couple est très lente. «Le signal est faible, et pour allumer le décodeur de la télé, cela prend pas mal de temps parce qu’on est en bout de ligne, loin du centre de Gesves», explique Lucien. «Malheureusement, les futurs travaux prévus pour améliorer la connectivité ne concernent pas notre zone.» Mais ce n’est pas ce «problème de connexion» qui les pousse à venir jusqu’à Ohey. «Venir à l’EPN est important: c’est ma seule possibilité d’apprendre à utiliser un ordinateur ou Internet», poursuit Marie-Louise. À l’instar de ce couple, on rencontre surtout un public senior à l’EPN, qui s’est trouvé en «décalage» notamment au moment du Covid, où tout se faisait en ligne. «Au tout début, je devais régler leur facture en ligne et installer tout ce qui est réseaux sociaux pour parler aux petits-enfants. Ce mouvement s’est poursuivi au-delà de la pandémie», indique Marion Mancel. Comme à Ohey, au sein des EPN wallons, les seniors sont le public n°1, «parce qu’ils sont disponibles, demandeurs et concernés par la ‘chose’», résume Eric Blanchart. «Car oui, on se sent exclu, conclut Marie-Louise. S’il n’y avait pas l’EPN, je ne m’en sortirais pas. On va trop loin dans la digitalisation.»

En 20 années d’existence, les EPN sont en outre l’outil historique en Wallonie pour lutter contre l’exclusion numérique. «C’est même l’outil principal, bien qu’incomplet, voire imparfait puisqu’il ne touche qu’une commune sur deux», ajoute Eric Blanchart. Avec une fréquentation de 200.000 à 250.000 personnes par an, alors que 1,5 million de Wallons sont en situation de fracture numérique.

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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