«Messieurs et mesdames les xénophobes, si vous voulez vomir votre haine d’autres humains, merci d’aller le faire ailleurs. Nous nous passerons avec joie de vos fulgurances abjectes. Cette page n’est pas un déversoir à haine de l’autre.» Julien Vlassenbroeck, journaliste web de la RTBF s’adressait récemment par ces mots aux personnes ayant déversé leurs commentaires racistes et injurieux à propos de l’article «La Belgique face à un ‘afflux massif de réfugiés’? La réponse en chiffres». Quelques jours plus tôt, une journaliste de la télévision allemande, Anja Reschke, dénonçait dans un speech de deux minutes la banalisation des messages de haine à l’égard des réfugiés sur Internet. Ces deux initiatives successives mettent en lumière la propagation de haine dans les commentaires postés sur les sites des médias, et relancent la question de leur régulation. Ils interrogent aussi la responsabilité des médias, comme l’écrivait la journaliste italienne Stefania Carboni dans un article sur la question: «Nous nous trompons à ne pas vous éduquer et vous vous trompez à éteindre votre esprit sans outrepasser les slogans et le flux d’informations que vous recevez chaque jour.» En Belgique, le journaliste Fabrice Grosfilley s’inquiète sur son blog de la stigmatisation de l’islam dans le débat public et appelle aussi les médias à prendre leur responsabilité: «Les journalistes ont baissé la garde, nous avons besoin d’un sursaut. En trente ans, le racisme a obtenu droit de cité dans nos colonnes, nos reportages, nos interviews», écrit-il. Comment les médias doivent-ils réagir face aux discours de haine? Les journalistes eux-mêmes ne devraient-ils pas redoubler d’efforts pour éviter de tendre des perches aux discours haineux? Éclairage de Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne du Journalisme (FEJ)(1).
Alter Échos.: Que pensez-vous des initiatives des journalistes allemand et belge qui se lèvent contre les discours de haine?
Ricardo Gutiérrez: J’ai trouvé ces démarches salutaires car je commençais à être inquiet par la propagation des propos haineux et discriminatoires sur les sites des médias. Nous sommes dans une logique de spirale; c’est à celui qui sortira les propos les plus haineux. Le fait que des consœurs et confrères se lèvent contre ces discours discriminatoires et racistes m’a invité à réagir au niveau de la profession à l’échelle européenne.
A.É.: Dans cette réaction publiée sur le site de la FEJ, vous écrivez: «Cela (les prises de position individuelles des journalistes, NDLR) ne suffit pas: il est de la responsabilité éthique des médias d’évincer les messages racistes, discriminatoires, incitant à la violence ou irrespectueux de la dignité des personnes, et de bannir leurs auteurs.» Comment?
R.G.: Il ne s’agit en effet pas d’une question de liberté d’expression mais d’éthique professionnelle et de déontologie. On a la responsabilité de ce qu’on relaye comme propos. Il existe même des lois pour, par exemple, éviter le négationnisme. La profession estime que le journaliste doit baliser. En laissant passer des commentaires haineux, on risque l’enchaînement et l’escalade. C’est une mission journalistique qui n’est pas nouvelle. Auparavant, il existait le courrier des lecteurs, épluché chaque jour par les journalistes avant d’en publier certains. Ce qui est nouveau en revanche, c’est le côté exponentiel des réactions engendré par le web. On ne peut pas rester passif. J’appelle donc les médias à prendre leurs responsabilités. Les groupes de presse doivent donner les moyens aux rédactions de gérer les commentaires. Une régulation des commentaires demande des investissements humains et techniques. Les groupes de presse se sont engagés à le faire auprès du Conseil de déontologie depuis 2011. En juin dernier, le Conseil de déontologie a d’ailleurs condamné un média belge pour l’absence de modération des forums au sujet d’un article inondé de commentaires violents. Le Conseil a par ailleurs été plus compréhensif quand il s’agissait de quelques commentaires seulement.
A.É.: Peu de rédactions s’y attellent aujourd’hui.
R.G.: À l’heure de la conversion au numérique, il y a une démission des moyens. La presse diminue ses effectifs, alors qu’elle devrait les augmenter. On peut néanmoins saluer l’initiative du quotidien italien La Stampa qui décidé de supprimer désormais de sa page les commentaires racistes et d’en bannir les auteurs (une décision prise suite à une déferlante de commentaires anti-roms sur sa page Facebook, NDLR). C’est une attitude difficile à prendre car les médias ont intérêt à montrer qu’ils ont un grand nombre d’amis. La stratégie de La Stampa est intelligente et mesurée. La personne est prévenue avant d’être bannie, ce qui permet de responsabiliser les personnes. Le site américain The Daily Dot a opté pour une solution plus radicale: supprimer les commentaires. Ils justifient cette décision par un manque de moyens. De plus, ils considèrent que les commentaires n’engendraient pas de réel débat, ou de réelles interactions avec la rédaction. Ce qui se confirme en Belgique. Les commentaires sont souvent issus de «non-lecteurs» qui déversent leur haine.
A.É.: Les commentaires ont-ils encore une raison d’être?
R.G.: Ils sont importants car ils ouvrent les possibilités de sujets, ils permettent au journaliste de sortir de sa tour d’ivoire, ils peuvent parfois contribuer au débat. Mais il faut absolument une modération pour éviter que ces espaces ne soient monopolisés par ceux qui déversent leur haine. Il faut noter aussi le risque de manipulation. Deux ou trois activistes suffisent à faire tourner l’opinion des commentaires. La règle n°1 de la déontologie étant le respect de la vérité, les médias doivent veiller à ne pas laisser circuler le mensonge.
A.É.: Que répondez-vous à ceux qui invoquent la liberté d’expression contre les suppressions ou modérations de commentaires?
R.G.: Tout n’est pas liberté d’expression. Filtrer les commentaires, autrement dit faire le tri de l’expression citoyenne dans les médias, ne doit pas être considéré comme de la censure. N’oublions pas non plus que l’expression publique sur les sites des journaux n’est pas le reflet de l’opinion publique. Comme le journaliste de la RTBF l’écrivait, «si vous voulez vomir votre haine d’autres humains, merci d’aller le faire ailleurs». Rien ne leur interdit de le faire ailleurs que sur les sites d’information.
A.É.: Outre la modération des commentaires, le journaliste doit aussi s’interroger sur ce qu’il relaye. Titres-chocs, amalgames, buzz… N’est-il pas lui aussi incitateur de discours de haine?
R.G.: Les journalistes doivent évidemment éviter de tendre la perche aux haineux, éviter le sensationnalisme, traiter correctement le sujet. Ça n’est pas pour rien que les commentaires haineux sont surtout l’apanage des médias sensationnalistes. L’exemple récent de la certification halal sur le sirop de Liège nous le montre: en remettant tout le temps le sujet sur le tapis, les journaux jouent un jeu dangereux. D’autant que c’est un sujet rêvé pour les commentaires racistes. En effet, il n’y a aucune raison de critiquer la certification halal du sirop de Liège, sauf par racisme. Mais tout n’est pas dû à l’article. On peut écrire un très bon article et qu’il soit pourtant inondé de commentaires discriminatoires. D’ailleurs, certaines personnes qui laissent des commentaires n’ont même pas lu le papier.
A.É.: Partagez-vous le constat assez pessimiste de Fabrice Grosfilley qui considère que «le racisme a obtenu droit de cité dans nos colonnes, nos reportages, nos interviews»?
R.G.: Je m’en inquiète également, mais je suis plus optimiste. Cela m’incite à bouger. Je me réjouis également de voir ce qui se met en place, à l’instar des initiatives des deux journalistes dont nous parlions. D’après nos enquêtes, les journalistes nous disent, et cela est très positif, que l’éthique est leur préoccupation numéro 1. Les journalistes se rendent compte, et cela fait écho à notre slogan «le journalisme est un bien public», que le public est leur vrai boss, et non les intérêts commerciaux. Des outils existent pour les aider, comme la Charte de Rome (Carta di Roma), un code de conduite spécifique aux questions migratoires qui aide notamment les journalistes sur le vocabulaire à utiliser pour ces sujets sensibles. L’Association des journalistes professionnels (AJP, en Belgique) a également établi dans le passé un glossaire en collaboration avec le Haut-Commissariat des Nations unies aux Réfugiés. Cela permet d’éviter de sombrer dans la discrimination et la stigmatisation involontaire. Le journaliste doit prendre conscience de sa propre responsabilité dans la vision du monde qu’il donne. Les tristes événements récents viennent lui rappeler, ils le font réfléchir.
(1) La Fédération européenne du Journalisme (FEJ) est la principale organisation professionnelle représentative des journalistes. Elle fédère 61 organisation dans 41 pays, représentant au total 320.000 journalistes.
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Lire aussi: «Anne-Claire Orban: Dans le racisme contemporain, la hiérarchie des culture a remplacé la hiérarchie des races», Alter Échos, invité du vendredi, 14 août 2015.