L’évolution des sanctions administratives communales favoriserait une justice de «shérif» au détriment de la régulation sociale entre citoyens. À travers elles, ce sont aussi les figures de la précarité qui sont visées.
Article publié le 20 janvier 2016
Les sanctions administratives communales (SAC) ne datent pas d’hier. Depuis la loi du 13 mai 1999, les communes sont en effet compétentes pour prévoir des sanctions administratives en lieu et place des peines de police. Mais les réformes législatives de 2004 et de 2005 ont étendu les SAC aux mineurs de 16 ans au minimum et introduit la notion de sanctions «mixtes»: certains comportements sont depuis considérés comme étant à la fois une infraction pénale et une infraction administrative. Une double incrimination qui garantit la possibilité d’une sanction au niveau communal lorsque les poursuites sont abandonnées au niveau judiciaire. «Si on a instauré les SAC, c’est dès le départ pour lutter contre le sentiment d’impunité. Il faut en effet savoir que 70% des infractions sont classées sans suite par le parquet. L’idée est donc que les communes puissent prendre le relais pour les faits de petite délinquance», analyse la professeure Christine Guillain, coordinatrice du Groupe de recherche en matière pénale et criminelle (Grepec) à l’Université Saint-Louis de Bruxelles.
Inégalité territoriale et conflit d’intérêts
Cette visée initiale de l’effectivité de la sanction a malheureusement laissé place, au fil du temps, à d’autres enjeux. La loi du 24 juin 2013 a marqué un tournant majeur puisque les communes sont désormais compétentes pour prendre toutes les mesures nécessaires afin de combattre les «incivilités». Le champ d’application a été étendu aux infractions relatives à l’arrêt et au stationnement; le montant des amendes administratives relevé de 250 à 350 euros; l’âge des mineurs susceptibles d’être sanctionnés abaissé à 14 ans. Entre autres évolutions, ce sont désormais les gardes champêtres, les agents communaux, les fonctionnaires provinciaux et régionaux qui peuvent constater les infractions, et non plus les seuls agents de police. «Ce qui est susceptible de priver ces personnes du lien de confiance qu’elles entretiennent avec les citoyens», commente Christine Guillain.
Union des villes et communes de Wallonie, Commission de protection de la vie privée, Comité des droits de l’enfant des Nations unies, etc.: les voix d’opposition n’ont depuis cessé de se faire entendre avec quatre recours en annulation devant la Cour constitutionnelle. Selon la chercheuse du Grepec, la délocalisation dans les communes des pouvoirs d’incrimination et de sanction normalement réservés au pouvoir fédéral constitue en soi une source d’inégalité et de discrimination. «Ce transfert contrevient aussi aux garanties d’indépendance des autorités communales, sans compter que, dans certaines situations, comme la dégradation immobilière par les tags, c’est la commune qui est elle-même victime. Elle n’est donc plus impartiale, d’autant que les amendes constituent pour elle une manne financière», analyse encore Christine Guillain.
Selon le rapport 2015 de l’Observatoire bruxellois pour la prévention et la sécurité, quelque 80% des sanctions administratives concernent des infractions en matière de stationnement. Si on ne peut s’empêcher d’y voir une excellente manière de renflouer les caisses, c’est pourtant d’autres types de sanctions qui interpellent. Au-delà des exemples iconoclastes relayés par les médias – l’interdiction de s’adosser à un banc public ou de lancer des boules de neige –, il apparaît que les SAC s’attaquent davantage à certains publics qu’à certains faits. «On assiste à une criminalisation de comportements qui étaient plus ou moins tolérés. Ainsi en va-t-il de la mendicité qui n’est plus une infraction pénale depuis 1993 mais peut être érigée en SAC», illustre Christine Guillain. Selon Manuel Lambert, conseiller juridique à la Ligue des droits de l’homme et assistant chargé d’exercices à l’ULB, il est ici question d’une «repénalisation masquée». «À Liège et à Charleroi, une ‘rotation’ de tolérance à l’égard des mendiants, dans le temps et l’espace, a été organisée: la mendicité est interdite toute la semaine, à l’exception d’un ou deux quartiers bien définis et différents chaque jour», explique-t-il. La commune d’Andenne et celle de Charleroi vont jusqu’à prévoir la saisie de la «recette» du mendiant qui contreviendrait à leur règlement de police. «C’est ce que j’appelle la justice spectacle, qui ne s’attaque pas au fond du problème. Qu’il s’agisse des mendiants, des musiciens dans le métro ou des jeunes, ce sont les figures de la précarité que l’on attaque symboliquement», commente Christine Guillain.
Dans cet espace réputé public, tout se passe donc comme si la régulation sociale n’était plus une option. «Ce genre de mesures encourage à prendre son téléphone pour appeler la police au lieu de demander à un groupe de jeunes de faire moins de bruit», commente encore la chercheuse. Alors que jusqu’en 2013, les SAC étaient, dans les faits, très peu appliquées, elles pourraient donc être appelées à prendre de plus en plus d’importance dans notre vie quotidienne. «C’est bien sûr lié à la montée de l’individualisme et à une intolérance grandissante vis-à-vis de certains comportements. Mais aussi au fait que, de manière pragmatique et gestionnaire, le parquet n’a plus le temps de poursuivre. On peut donc s’attendre à des politiques de plus en plus locales où ce sont les communes qui prennent le relais», conclut-elle. À chaque rue sa loi?
Obligatoire pour les mineurs, l’introduction d’une possibilité de médiation pour les SAC est laissée, pour les majeurs, à la discrétion du pouvoir communal. «L’idée est de permettre à la personne de s’investir dans la réparation. Cela peut être une simple lettre d’excuse en cas de problème de voisinage mais, généralement, il s’agit d’une prestation citoyenne», explique Cecilia Sanchez, coordinatrice de l’asbl Bravvo, en charge de la médiation pour la Ville de Bruxelles. Dépendant de la commune, le médiateur peut aussi jouer – comme sa fonction le laisse entendre – un rôle d’intermédiaire entre les deux parties. Mais c’est en réalité l’exception plutôt que la règle. «Quand il y a une victime, celle-ci ne souhaite en général pas s’investir dans le processus. Cela dit, dans la plupart des dossiers qui concernent l’espace public, c’est la commune qui est lésée. Dans ce cas, une personne représentant l’autorité communale vient désormais rappeler la loi, demander une explication et proposer une prestation à l’issue»,
poursuit la coordinatrice. La visée est donc clairement «pédagogique». «L’idée est de conscientiser et de responsabiliser», confirme la coordinatrice.
En pratique, la médiation reste peu appliquée. «Sur un total avoisinant les 3.700 dossiers SAC à la Ville de Bruxelles en 2014, 205 dossiers ont été ouverts en médiation. Quelque 32% sont des dossiers de mineurs», explique Cecilia Sanchez. En plus de n’être pas proposée à tout le monde, la possibilité de ce recours n’est en effet mentionnée que brièvement dans le courrier reçu par la personne sanctionnée. «La question des efforts que fait la commune pour communiquer sur cette possibilité se pose. Une brochure sur la médiation accompagne désormais ce courrier mais elle reste très technique. De même, quand on connaît les publics concernés, on peut se poser la question de l’opportunité d’une brochure multilingue», admet Cecilia Sanchez. «La médiation s’inscrit dans la diversification des réponses, qu’on constate aussi au plan pénal. Celle-ci est censée permettre au juge d’individualiser la sanction mais elle permet surtout d’étendre le contrôle pénal: la peine de travail vient plutôt remplacer l’amende que l’emprisonnement. Cette extension du filet pénal ne vient donc pas nécessairement remplir l’objectif de la diminution de la surpopulation carcérale», analyse encore Christine Guillain. Un parallèle à méditer.
Sur la base du Plan bruxellois de prévention et de proximité 2011-2014, qui faisait de la lutte contre les incivilités une des priorités régionales, et sur la base de la nouvelle loi relative aux SAC, les communes bruxelloises ont affecté une partie de leur personnel à cette mission et procédé à diverses embauches. Mais en septembre 2015, une circulaire du Service public régional de Bruxelles a annoncé l’arrêt de la subsidiation communale pour la mise en œuvre des SAC dès janvier 2016.
Trop d’infractions de stationnement?
L’Association de la Ville et des communes de la Région de Bruxelles-Capitale (AVCB) n’a pas tardé à réagir, demandant au ministre-président de la Région bruxelloise un moratoire sur la question. «L’arrêt de ce financement tombe mal puisque ces dernières années, les communes se sont justement organisées pour pouvoir assurer ces missions nouvelles qu’on leur attribuait en matière de SAC. Les communes n’ont pas encore pu engranger les résultats du renforcement de leurs effectifs. Les recettes issues des SAC restent à ce stade largement insuffisantes pour leur permettre de s’autofinancer», explique Isabelle Vincke, conseillère à l’AVCB. Pour les communes bruxelloises, cette coupure de vivres demeure incompréhensible. «La Région a considéré que les SAC étaient une matière fédérale et qu’elle n’avait plus à financer cette matière. Il nous a aussi été dit que les communes avaient essentiellement fait des SAC en matière de stationnement», commente Isabelle Vincke. Un reproche larvé que l’AVCB estime peu recevable. «Les infractions de stationnement constituent une incivilité comme une autre. Par ailleurs, pour que les communes puissent exercer leur mission de manière démocratique, sans être accusées de pratiquer une justice de shérif, il faut qu’elles aient des services qui fonctionnent bien, qui donnent la parole aux parties impliquées, etc. Cela demande certaines ressources. Il n’est donc pas étonnant qu’elles se soient d’abord concentrées sur ce type d’infractions plus faciles à constater», explique la conseillère. Les communes estiment donc aujourd’hui qu’on ne leur a pas laissé le temps de développer plus amplement leur politique SAC. «Du reste, contrairement à ce que l’on croit, ces infractions en matière de stationnement heurtent particulièrement la population, notamment lorsqu’elles ont lieu en face des écoles et qu’elles font courir des risques aux enfants», argumente encore Isabelle Vincke.
Les SAC survivront
Si les communes bruxelloises estiment être mises en difficulté par l’arrêt de cette subsidiation régionale, les SAC ont encore de beaux jours devant elles. «D’après nos informations, aucune commune bruxelloise n’a pris la décision de limiter les SAC ou de les arrêter, même si elles doivent pour cela fonctionner sur fonds propres ou faire glisser des subsides fédéraux sur des postes qui étaient financés par la Région», explique Isabelle Vincke. L’annonce de l’arrêt des subsides n’a ainsi entraîné aucun licenciement au sein du personnel communal. Si l’AVCB a aujourd’hui peu d’espoir de voir la Région revenir sur sa décision, elle espère en revanche un possible soutien du fédéral. «Aujourd’hui, toute l’attention du fédéral se porte sur les phénomènes de radicalisme. Or, la procédure applicable en matière de SAC donne l’occasion aux communes d’être en contact avec le citoyen, notamment lors de la défense orale, et éventuellement de déceler certains phénomènes relevant de la radicalisation. Même dans le cadre de la lutte contre le radicalisme, il y aurait donc une cohérence à financer les SAC», conclut Isabelle Vincke. Des infractions de stationnement au radicalisme, la conversion serait pourtant aussi iconoclaste que risquée. À trop chercher d’arguments pour assurer leurs arrières, pas sûr que les communes gagnent en crédibilité sur le dossier SAC.