L’ «Europe sociale». Le fervent Européen Jacques Delors, à la tête de la Commission européenne de 1985 à 1995, ne jurait déjà que par elle. Vingt ans plus tard, cette Europe sociale tient toujours plus du concept que de la réalité. En plaidant pour des salaires minimums «équitables» sur tout le Vieux continent, l’exécutif européen tente d’aller dans son sens. Mais des vents contraires pourraient contrarier ses projets. Pourtant, en matière d’égalité des rémunérations, il y a fort à faire: avec 2.142 euros par mois, le salaire minimum luxembourgeois est en effet le plus élevé dans toute l’Union européenne (UE). En bas du tableau, la Bulgarie ne garantit qu’un revenu minimum de 312 euros mensuels, soit près de sept fois moins.
Pour tenter de réduire ces écarts, le commissaire européen responsable de l’Emploi et des droits sociaux, le Luxembourgeois Nicolas Schmit, a dévoilé en octobre une proposition de directive qui a fait grand bruit. Beaucoup ont cru que l’UE essayait d’instaurer un salaire minimum commun à tous les Etats membres, mais il n’en est rien. La Commission n’a pas cette compétence-là, et même si elle la détenait, rien ne dit qu’elle s’aventurerait sur un terrain aussi glissant. En revanche, rien n’empêche l’exécutif européen d’œuvrer en faveur de l’instauration d’un salaire minimum «équitable» partout en Europe en encadrant la fixation de planchers nationaux.
«Près de 10% des travailleurs de l’UE vivent dans la pauvreté, et cela ne peut plus durer» Nicolas Schmit, commissaire européen de l’Emploi et des droits sociaux
Avec cette proposition législative qui tient en 29 pages, c’est la voie qu’a choisie la Commission, persuadée que son texte pourra aider à égaliser les conditions de vie dans les différents pays et renforcer la concurrence au sein du marché unique. Car selon Nicolas Schmit en effet, «près de 10% des travailleurs de l’UE vivent dans la pauvreté, et cela ne peut plus durer». Aux yeux de l’ex-ministre du Travail du Grand-Duché, «les personnes qui ont un emploi ne devraient pas avoir de mal à joindre les deux bouts». Mieux, «les salaires minimaux doivent rattraper les autres salaires, qui ont augmenté ces dernières décennies et les ont ainsi laissés à la traîne».
La Commission ne tranche pas
Mais pour y parvenir, Nicolas Schmit, soucieux de ne froisser personne, a opté pour une approche plutôt timorée: concrètement, ce projet de directive expose que des critères «clairs et stables» doivent être mis en place dans les Etats en vue de pouvoir vérifier que les niveaux de salaires minimums légaux sont bien adéquats et permettent un niveau de vie décent pour tous les travailleurs. La Commission met notamment en avant l’indice dit «de Kaitz», qui compare le salaire minimum au salaire médian (le niveau de rémunération qui sépare un effectif de salariés en deux moitiés) ou au salaire moyen.
L’institution note qu’à l’heure actuelle, «dans presque tous les Etats», les salaires minimums nationaux sont trop bas, car inférieurs à 60% du salaire médian brut et/ou à 50% du salaire moyen brut. Le Parlement européen, lui, avait recommandé l’instauration «de planchers salariaux […] dans le but de parvenir progressivement à au moins 60% du salaire moyen au niveau national».
Ainsi, la Commission n’a pas tranché de manière chiffrée, mais attend des Etats qu’ils repensent les montants des salaires à la hausse et qu’ils adoptent des mesures pour augmenter la capacité des partenaires sociaux à prendre part à des négociations collectives sur leur fixation. La Commission réclame en outre un plan d’action aux Etats membres où moins de 70% des salariés sont couverts par une convention collective. Elle contraint aussi les 27 à rendre compte de façon annuelle sur leurs mécanismes de fixation des salaires et oblige à la «réévaluation régulière» des salaires minimums.
«En l’état, des travailleurs pourront toujours travailler pour deux euros de l’heure en toute légalité! Autant dire que les mesures envisagées sont loin de mettre fin à la concurrence entre travailleurs ou d’enrayer le problème des travailleurs pauvres» Mounir Satouri, eurodéputé écologiste
Des sceptiques à l’Est
L’ambition d’aller vers plus d’équité en matière salariale n’est pas nouvelle: le droit à un salaire minimal adéquat avait déjà été inscrit dans le Socle européen des droits sociaux, qui a été proclamé conjointement par le Parlement, le Conseil et la Commission européenne à Göteborg en novembre 2017. Jean-Claude Juncker était alors à la barre de la Commission, et défendait, dès qu’il en avait l’occasion, l’idée d’encadrer les salaires minimaux européens pour les rendre plus équitables. L’actuelle présidente de l’institution, l’Allemande Ursula von der Leyen, l’a reprise à son compte dès le début de son mandat. A l’été 2019, pendant son «opération séduction» devant les eurodéputés, elle promettait déjà un «salaire minimum équitable [en vue d’] assurer un niveau de vie décent quel que soit le lieu de travail». En donnant maintenant corps à cette promesse, l’ex-ministre du Travail et des affaires sociales outre-Rhin espère marquer de sa patte la construction de cette fameuse «Europe sociale». Pour sa part, dans son manifeste «pour une Renaissance européenne», le président français Emmanuel Macron plaidait également pour un «salaire minimum européen, adapté à chaque pays et discuté chaque année collectivement».
Si certains pays pensent que la Commission avance dans la bonne direction, d’autres en revanche sont plus sceptiques. A l’Est de l’Europe, les capitales craignent de perdre en compétitivité par rapport à leurs voisins occidentaux si elles doivent revoir à la hausse leur salaire minimum. Et dans les six pays (Suède, Danemark, Finlande, Autriche, Italie et Chypre) où ce dernier n’est pas fixé à l’échelle nationale, mais où des régimes conventionnels établissent des salaires minimums pour certaines branches, on refuse de voir la Commission européenne s’immiscer dans des questions considérées comme purement nationales.
Durant les prochains mois, les Etats négocieront avec le Parlement européen ce projet de la Commission. «En l’état, des travailleurs pourront toujours travailler pour deux euros de l’heure en toute légalité! Autant dire que les mesures envisagées sont loin de mettre fin à la concurrence entre travailleurs ou d’enrayer le problème des travailleurs pauvres», s’alarme l’eurodéputé écologiste Mounir Satouri. Pour sa part, Anne Sander, membre du groupe du Parti populaire européen (PPE), est perplexe: «Si je salue l’absolue nécessité de plus de convergence sociale dans l’UE pour combattre la concurrence déloyale et mieux protéger les salariés, je m’interroge sur les mesures annoncées par la Commission. En réalité, il s’agit de suivi des mesures prises dans les Etats membres et de recommandations. Quelle est l’opportunité de choisir la directive dans ce cas?» Les pourparlers s’annoncent épineux. S’ils aboutissent et que la directive est finalement adoptée, les Etats auront deux ans pour la transposer dans leur droit national.