Chaque nuit, aux États-Unis, quelque 2 millions de personnes dorment dehors, 200.000 d’entre elles étant des SDF « chroniques », c’est-à-dire à la rue depuis plus d’un an. En 1992, Sam Tsemberis, un psychologue de l’Université de New York décide de tester un nouveau modèle. Son idée ? Donner d’abord aux sans-abri chroniques un endroit pour vivre, sur une base permanente, plutôt que de les accompagner dans la rue. En quelques mois, Tsemberis et ses associés, réunis sous l’ONG « Pathways to Housing », fournissent des appartements à 242 personnes sans-domicile, sans poser de questions. Pas de tests, pas de programmes contraignants, pas de formulaires à remplir… Les résultats sont remarquables. Après cinq ans, 88 % des bénéficiaires étaient toujours dans leurs appartements, et le coût des soins bien inférieur à celui d’une approche classique. Depuis, le modèle a fait ses preuves dans d’autres villes Outre-Atlantique. Mais tarde à percer en Europe. Chez nous, le projet est à l’essai dans 5 villes depuis seulement deux ans. Il vient d’être étendu à trois autres communes, dont Namur. « Les vieilles pratiques sont parfois difficiles à abandonner, même quand elles ne fonctionnent pas », confie Sam Tsemberis. Invité par le SPP Intégration sociale, le pionnier du « Housing First » était de passage à Bruxelles. Il nous a accordé une interview en exclusivité.
Un grand projet naît souvent de petites idées. Comment est né le vôtre ?
À l’époque, je faisais du travail social de proximité. Ma mission consistait à venir en aide aux personnes sans-abri en prise avec une maladie mentale. C’était un service social d’urgence : le maire de New York avait plutôt mauvaise presse, parce que plusieurs sans-abri avaient été retrouvés morts de froid ou électrocutés dans le métro. Du coup, il a voulu mettre un terme à cette forme d’exclusion en nous donnant l’autorité pour hospitaliser de force tous les sans-abri. C’était une décision terrible. Pendant quatre ans, j’ai vu des gens se débattre parce qu’ils ne voulaient pas être internés. Mais une fois sortis, ils retournaient à la rue. Ça ne fonctionnait pas. Il fallait autre chose pour inverser la mécanique. Or, quand on sonde ces « SDF » pour leur demander quel est leur besoin premier, la réponse est unanime : ils veulent une pièce à eux. Avec quelques collègues, on a calculé que le coût d’une nuit dans un logement est beaucoup moindre qu’en hôpital ou en prison. Alors, j’ai quitté l’hôpital pour lequel je travaillais. Et avec quelques associés et 35 dollars en poche, on a décidé de créer une ONG. L’idée était simple : offrir d’abord un toit aux sans-abri, comme préalable et droit inconditionnel à leur réintégration dans la société. C’est une évidence : un logement personnel simplifie le retour vers le marché du travail et la création d’un réseau social. Même quand on est alcoolique ou toxicomane.
L’idée coule de source… Mais comment la faire valoir auprès d’un propriétaire ou de locataires qui ne sont pas habitués à l’extrême pauvreté ?
OK, ils sont schizophrènes, alcooliques, drogués, traumatisés, le cerveau endommagé… Ils ne sont pas tous aptes à passer des tests, à remplir des formulaires ou même un contrat de bail. Et c’est, en grande partie, la raison pour laquelle ils se sont retrouvés à la rue. Mais au bout des douze premiers mois d’essai, 88 % de ces nouveaux locataires étaient toujours là, dans leur logement. On était les premiers étonnés. Et du coup, c’est moi qui suis devenu « addict » à ce projet. Alors, pourquoi ne pas leur donner un endroit pour vivre et leur offrir des conseils gratuits et de la thérapie, des soins de santé, et les laisser décider s’ils veulent s’en sortir ? Pourquoi ne pas traiter les personnes sans-abri chroniques comme des êtres humains et des membres de notre communauté qui ont un droit fondamental à un logement et des soins de santé? Il faut comprendre, avec des critères qui ne sont pas les nôtres, l’impact des changements occasionnés par l’accès à un logement sur ces personnes « très cabossées ». Une fois logées, les personnes sont plus disposées à s’occuper de leurs problèmes de santé physique et mentale, à renouer avec leur famille, à envisager d’avoir un boulot et à avoir des projets et des ambitions. Aujourd’hui, cela fait plus de 22 ans que ‘Housing First’ fait ses preuves au Canada et aux États-Unis. Mais malgré la durabilité de cette approche, nous faisons toujours face à une guerre des valeurs. Les gens ne comprennent pas que l’on puisse offrir un logement à quelqu’un dans la nécessité, sous prétexte qu’il ne l’a pas mérité. Et surtout, il est difficile d’accepter à quel point on a pu être dans l’erreur – pendant des années – en matière de lutte contre le sans-abrisme… Cette guerre des valeurs est presque impossible à remporter.
Pourtant, en 2003, c’est l’administration Bush – ultra-conservatrice – qui a adopté le projet au niveau fédéral…
Oui, mais le déclic n’est pas venu de Georges W. … On le doit à Philip Mangano, un vétéran de l’action communautaire, qui, à l’époque, avait été nommé à la tête du Conseil interministériel sur le problème des sans-logis, l’organisme fédéral qui coordonne cette charge. Le rêve et la mission de Mangano, c’était de sortir les sans-abri de la rue et d’éradiquer le sans-abrisme comme on a aboli l’esclavage. Après nous avoir rencontrés, son slogan est devenu : éradiquer le sans-abrisme grâce à ‘Housing First’. Mais ce qui a réellement joué en notre faveur, c’est la pertinence de nos résultats. Notre credo, c’est qu’il est presque impossible de changer les mentalités s’il n’y a pas de preuves tangibles et quantifiables à l’appui. C’est la raison pour laquelle, dès le début, nous avons mené des enquêtes. De manière à évaluer l’approche sur le long terme. On a pu, par exemple démontrer qu’à Denver, les coûts des services d’urgence ont chuté de 73 % pour les personnes ayant bénéficié de « Housing First ». Ce qui correspond à une économie annuelle de 31.545 $ par personne. Les hospitalisations pour désintoxication ont baissé de 82 %, pour une économie supplémentaire de 8.732 $. Plus que les considérations morales, humanistes ou idéologiques, c’est l’analyse des coûts et des bénéfices qui sort les gens de la rue. Tout cela peut apparaître « cliniquement glacial », mais à la fin c’est le langage de l’espoir. Cela dit, je ne crois vraiment pas que George W. savait ce que faisait Mangano !
Dans la pratique, est-ce que les équipes d’accompagnateurs doivent accepter tous les publics au nom de l’inconditionnalité ?
Ce n’est pas un programme pour tout le monde. Et il comporte de nombreux risques. C’est la raison pour laquelle nous avons réduit les critères. Certes, il y une responsabilité envers le voisinage. Et il est difficile de prédire comment vont se passer les choses. Certains bénéficiaires, en particulier les toxicomanes, éprouvent des difficultés à rester seuls à la maison. Et le risque est, qu’au bout de quelques jours, ils retournent à la rue… parce qu’ils préfèrent vivre « parmi leurs amis ». Mais il vaut toujours mieux faire une erreur d’inclusion qu’une erreur d’exclusion. Parce que, quoi qu’il arrive, les gens s’en sortent plus facilement de leurs addictions, d’une maladie mentale ou de la solitude que de la pauvreté. Le meilleur moment, pour un accompagnateur, c’est celui où la personne finit par vous virer elle-même ! Cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’a plus besoin de nous… Mais, en tant qu’équipe, il faut toujours contribuer à créer un climat qui favorise le changement positif. Les gens vont mieux si l’on célèbre aussi leurs accomplissements. Il faut leur laisser sentir que « less is mores » !
Propos recueillis par Rafal Naczyk
Focales vous propose une plongée dans le projet Housing First de Charleroi. En 2011, avec le soutien de la ministre wallonne de l’Action sociale Éliane Tillieux, le relais social de Charleroi a mis en place un projet pilote de « relogement prioritaire » qui s’inspirait déjà de la philosophie « Housing First ». Pendant les périodes hivernales 2011-2012 et 2012-2013, il a permis de sortir 25 sans-abri du cycle de l’urgence. Ce projet a reçu le prix fédéral de lutte contre la pauvreté en 2012.
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