Les sanctions administratives refont parler d’elles. Fin avril, sous réserve de plusieurs interprétations, la loi relative aux sanctions administratives communales (SAC) était jugée par la Cour constitutionnelle conforme à la Constitution. Ce jugement rejetait les recours en annulation de, entre autres, la Ligue des droits de l’homme. Qui ne désarme pas pour autant.
Carte blanche de Manuel Lambert, juriste à la Ligue des droits de l’homme1.
En 2013, 86 organisations de la société civile aussi différentes que disparates cosignaient un appel à une manifestation de protestation contre les SAC et la loi du 24 juin 2013. Cette alliance hétéroclite rassemblait des organismes aussi divers que des associations syndicales, de lutte contre la pauvreté, de défense des droits des jeunes, des associations de jeunesse des partis politiques et même des associations actives dans le scoutisme.
Cette loi du 24 juin 2013 est le dernier texte né d’une longue tradition politique. Pour mettre sur pied le dispositif des SAC visant à lutter contre les «incivilités», le législateur a eu recours à pas moins de dix lois en une quinzaine d’années, soit en moyenne une loi tous les 18 mois. Si on peut parler d’hyperkinésie du législateur en la matière, le caractère fondamental de ce type d’instrument est aussi évident aux yeux du législateur qu’il est critiquable aux yeux de la société civile.
La Cour constitutionnelle a rejeté les recours en annulation introduits par différentes parties, sous réserve de quelques interprétations pertinentes mais limitées, en postulant la responsabilité et l’intelligence des autorités communales dans l’exercice de leurs prérogatives. Ce postulat est-il raisonnable? Au vu des nombreuses applications concrètes problématiques au niveau local, on peut considérer que ce postulat est, au moins en partie, résolument optimiste…
Pourquoi?
Avec les SAC version 2014, la commune devient un acteur «pénal» de premier plan: il est maintenant possible d’instaurer une chaîne pénale communale complète, au sein de laquelle le constat, la poursuite et l’application de la peine peuvent être confiés entièrement à des fonctionnaires communaux. Le tout sans fournir les conditions d’impartialité et d’indépendance propres au pouvoir judiciaire…
La nouvelle loi communale stipule que la commune est compétente «afin de combattre toute forme d’incivilités», sans toutefois définir ce qu’il faut entendre par «incivilités», qui est une disposition particulièrement floue.
Jouer au ballon? Autorisation du bourgmestre
Dès lors, les communes s’en sont donné à cœur joie. Prenons quelques exemples, parmi de (très) nombreux autres, l’imagination des communes semblant sans limites en la matière. Sont maintenant réprimés, dans différentes communes du pays, le fait d’effrayer des passants (Lokeren) ou de jouer au ballon dans la rue (Lede), de vomir sur la voie publique (Louvain), de dire la bonne aventure (Lokeren), de faire un entretien de sa voiture sur la voie publique (Wijnegem), de couvrir son visage d’un masque autre que celui de Saint-Nicolas, le Père Noël ou le Père Fouettard (Hasselt), de jeter imprudemment sur une personne une chose ou une substance quelconque pouvant l’incommoder (Verviers), de stocker des déchets en vue de les recycler ou de les valoriser (La Louvière), de sonner aux portes dans le but d’importuner les habitants (La Louvière, Louvain-la-Neuve, Termonde), de dresser des animaux sur l’espace public (Ixelles), de brosser ou secouer des tapis aux fenêtres (Namur), de s’asseoir sur le dossier d’un banc public (Hasselt), d’omettre de déclarer la présence de chenilles processionnaires sur son terrain (Arendonk), de grimper aux arbres (Saint-Nicolas), de lancer des boules de neige (Lokeren), de se déguiser en prêtre (Evergem), et on en passe.
Les comportements interdits se multiplient et certaines communes font un usage très peu parcimonieux, voire contestable, de leur prérogative. Cela peut parfois avoir pour conséquence de limiter la liberté des citoyens de manière disproportionnée. Cela peut l’être de manière anodine, voire bénigne. Si l’on a égard à la réglementation communale en matière d’«activités incommodantes ou dangereuses sur l’espace public», par exemple, on constate que de nombreuses communes prévoient qu’«il est interdit de se livrer sur l’espace public (…) à une activité quelconque pouvant (…) compromettre la sûreté et la commodité du passage, telle que: jeter, lancer ou propulser des objets quelconques, sauf autorisation du bourgmestre; cette disposition n’est pas applicable aux disciplines sportives et jeux pratiqués dans des installations appropriées (…)». On constate donc que si un enfant veut jouer au ballon dans la rue, c’est-à-dire veut «jeter, lancer ou propulser un objet quelconque» hors des «installations appropriées», il doit au préalable demander une autorisation au bourgmestre.
Au-delà du caractère cocasse de ces dispositions, il y a là un risque de dérive lié au recours accru aux SAC qui se fait jour: étendre un filet parapénal, tous les comportements «déviants», même les plus mineurs, étant maintenant susceptibles de poursuites «administratives» à caractère punitif.
De plus, ce filet répressif ne s’étend pas de manière uniforme à l’ensemble des citoyens. Certains groupes sociaux plus faibles, tels que les mineurs, les sans-abri, les étrangers, paraissent plus ciblés.
Ainsi, en dépit de la dépénalisation de l’action de mendicité par le législateur fédéral, reconnaissant par là celui qui mendie non comme un délinquant mais comme une personne en détresse sociale, une repénalisation masquée de Charleroi à Etterbeek en passant par Namur ou Liège a lieu par le biais de l’action communale. Sous prétexte de réglementation d’un phénomène, les communes en arrivent à contourner la dépénalisation de la mendicité pour permettre la répression des personnes s’y adonnant.
La sanction prime le procès équitable
Si les prérogatives communales augmentent, les acteurs susceptibles de constater des infractions aux règlements communaux font de même. Sont maintenant également habilités à constater des infractions aux règlements SAC: des agents communaux-constatateurs, des fonctionnaires provinciaux ou régionaux, des membres du personnel des intercommunales, des agents des sociétés de transport en commun, des agents d’entreprises de gardiennage et des membres de l’Agence du stationnement de la Région de Bruxelles-Capitale.
Certains agents font parfois un usage immodéré de leurs prérogatives. À titre d’exemple, citons les procès-verbaux dressés contre une personne souffrant d’un handicap mental parce qu’elle jouait de la flûte traversière dans une rue commerçante (Anvers), contre des mineurs qui mangeaient un sandwich sur le parvis d’une église car cela risquait de provoquer des miettes qui attirent les pigeons (Malines), pour avoir jeté des noyaux de cerise en rue (Bruxelles), pour avoir placé un pot de fleurs sur un trottoir communal par ailleurs manifestement envahi de mauvaises herbes (Schaerbeek), etc.
Si les forces de police jouissent d’une formation relativement poussée et sont spécialement formées, leurs procès-verbaux font régulièrement l’objet d’un examen ultérieur du parquet, voire du pouvoir judiciaire. C’est très rarement le cas pour les SAC. La multiplication d’acteurs
inquiète, d’autant que la formation qu’ils sont tenus de suivre est des plus sommaire: 40 heures ne comprenant aucun aspect de droit pénal ou de procédure pénale, aucune dimension relative au respect des droits fondamentaux des citoyens, alors même qu’ils sont habilités à limiter ces droits. Et, contrairement aux forces de l’ordre, ils ne sont pas soumis à un code de déontologie. Cela explique peut-être une partie des dérives constatées plus haut.
Il est interpellant, sur le plan démocratique, de faire glisser des compétences du judiciaire vers l’exécutif. En effet, ce faisant, le besoin d’efficacité est privilégié par rapport au besoin de justice: la sanction prime le procès équitable. Mais le plus inquiétant en la matière reste sans doute le fait que l’indépendance du «juge» communal n’est pas garantie: le fonctionnaire sanctionnateur est en effet juge et partie, le bénéfice de l’amende revenant au «juge», c’est-à-dire à la commune. C’est d’autant plus discutable quand la commune est elle-même victime de l’infraction.
Le problème est relevé (avoué?) par les fonctionnaires sanctionnateurs eux-mêmes: «(…) Nous ne sommes pas des professionnels du secteur. (…) [Dans ma ville] (…), je suis le seul à pouvoir prononcer les amendes et les SAC sont bien loin de constituer mon activité principale (…). En conséquence, je gère les procédures au plus vite, veillant à éviter toutes les consommations excessives de temps (…). [Les amendes] sont un excellent moyen de pression sur des citoyens qui se savent coupables (…). J’ajouterai même que c’est une partie de bluff»2. Les droits fondamentaux du citoyen auraient certainement mérité quelques égards supplémentaires.
Libertés de réunion et d’expression bafouées
Mais avec les SAC, tant pis pour sa liberté de réunion.
À Anvers, des citoyens se sont vu infliger une SAC pour avoir pris part à une manifestation contre l’entreprise d’agrochimie Monsanto, qui produit des semences génétiquement modifiées. À Anvers toujours, des citoyens ont été sanctionnés pour avoir… protesté contre les SAC. À Bruxelles, des membres de la Confédération des syndicats chrétiens (CSC) se sont également vus poursuivis pour avoir exercé leur droit de manifestation pacifique.
Autant de décisions contraires au droit fondamental, constitutionnellement et internationalement protégé, de rassemblement pacifique sur la voie publique.
Avec les SAC, tant pis aussi pour la liberté d’expression. De nombreuses communes érigent en infraction le «manque de respect» à des corps constitués, parmi lesquels figurent les forces de police et les agents constatateurs communaux. D’abord, ceux qui sont chargés de faire respecter ces dispositions, ceux qui vont rédiger les procès-verbaux de constatation, vont la plupart du temps être les «victimes» de ces actes ou paroles, et donc nécessairement impliqués dans le conflit. Ensuite, cette atteinte à la liberté d’expression n’est pas simplement théorique. Un citoyen berchemois s’est ainsi vu infliger deux amendes pour avoir critiqué la police, sur la base des procès-verbaux dressés par les deux policiers concernés (un par policier).
Autre exemple d’une interprétation liberticide des règlements communaux: le fait pour les communes de sanctionner administrativement les citoyens distribuant des tracts à caractère politique sur la voie publique sans l’autorisation des autorités communales. La commune d’Ixelles a ainsi infligé des amendes administratives à des citoyens distribuant des tracts sur la voie publique, sur la base du règlement général de police, qui stipule que «(…) la distribution dans un but publicitaire d’imprimés, échantillons, écrits, gravures, photos ou dessins ainsi que de journaux à la criée est interdite sur tout l’espace public sans l’autorisation du bourgmestre (…)». Les personnes poursuivies, deux membres du «Réseau bruxellois des collectifs de chômeurs», distribuaient des tracts appelant à participer à une «Marche contre les chasses aux chômeurs et pour le changement des politiques». Cette distribution était organisée à proximité du congrès d’un parti au pouvoir dans la commune d’Ixelles. Les personnes poursuivies ne troublaient pas l’ordre public ni ne gênaient la commodité du passage: la seule chose qui leur fut reprochée était de ne pas avoir demandé d’autorisation au bourgmestre, conformément au règlement général de police de cette commune.
On le constate, le recours aux amendes administratives par les pouvoirs communaux dépasse la simple répression des incivilités et de la petite criminalité. Il touche également à l’exercice des libertés et droits fondamentaux des citoyens.
1. Cette carte blanche est tirée de l’article de M. Lambert, «Les sanctions administratives: l’insoutenable légèreté communale?» in Les sanctions administratives, sous la dir. de C. Guillain et Y. Cartuyvels, Revue de droit pénal et de criminologie, La Charte, Bruxelles, 2015, p. 147-169.
2. C. Harvard, «Les sanctions administratives communales. Un outil efficace, à condition de ne pas trop charger le baudet», Journal de la police, mars 2014, n°3, p. 14.