Retour le 17 avril 2018. Devant le parlement bruxellois, douze personnes membres du mouvement Droit à un toit distribuent des tracts. «C’était à l’occasion de la première séance en commission des Affaires sociales de l’examen du projet d’ordonnance relative à l’aide d’urgence et à l’insertion des personnes sans abri», raconte Laurent d’Ursel, secrétaire général du Syndicat des Immenses (Individus dans une merde matérielle énorme, mais non sans exigences) et coordinateur chez DoucheFLUX. Objectif de cette ordonnance: réorganiser le secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri et rééquilibrer le rapport entre travail social et aide d’urgence. «Il y avait des choses formidables dans cette ordonnance, continue-t-il. Elle permettait par exemple au centre de jour de disposer enfin d’un cadre juridique. Mais certains éléments n’allaient vraiment pas dans le bon sens.» Plusieurs éléments font tiquer le mouvement (lire «Sans-abri à Bruxelles: un projet d’ordonnance qui sème le trouble», Alter Échos n°441-442, avril 2017) mais c’est essentiellement autour d’un projet que les crispations se forment: la création d’un dossier social électronique géré par Bruss’Help recensant la situation de tous les sans-abri en demande d’aide.
«C’est dans l’ADN des travailleurs sociaux de se méfier de telles choses», nous avouait à l’époque Christine Vanhessen, directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA). «Ce dossier met en danger notre travail, continue Laurent d’Ursel. Il pose des problèmes de confiance avec les sans-abri, de respect de la vie privée de ces gens, des problèmes techniques pour les travailleurs sociaux, etc.» En mai 2018, et ce malgré l’opposition quasi unanime du secteur envers ce projet, la nouvelle ordonnance est votée par le parlement bruxellois. Trois ans plus tard, après un changement de gouvernement, la mise en fonctionnement du New Samu Social et de Bruss’Help et à cause d’une crise sanitaire qui a mis le secteur sous pression, ce dossier n’est toujours pas en marche. «Ce n’est pas franchement la priorité», répond le ministre bruxellois Alain Maron (Écolo), qui s’était déjà opposé au projet à l’époque. Mais les choses pourraient bien évoluer dans les prochains mois. Si les secteurs semblent aujourd’hui moins tranchés sur la question, y voyant peut-être certains avantages, les crispations pourraient bien renaître d’ici peu.
«Ce dossier met en danger notre travail. Il pose des problèmes de confiance avec les sans-abri, de respect de la vie privée de ces gens, des problèmes techniques pour les travailleurs sociaux, etc.» Laurent d’Ursel, DoucheFlux
Consensus statistique
Pour bien comprendre les colères et les débats qui existent sur ce sujet, il faut d’abord en comprendre les angles précis… qui ne sont pas encore tous connus. Pour le moment, où en est-on? À plusieurs endroits: d’abord, l’arrêté concernant ce dossier est toujours en attente et «n’arrivera pas avant que les résultats émanant de l’étude de faisabilité de Bruss’Help (2022) ne soient connus», confirme Alain Maron. «Le but sera de travailler sur les modalités de fonctionnement et de rendre un rapport sur les avantages et les inconvénients d’un tel dispositif», explique François Bertrand, directeur de Bruss’Help. «Mais aussi pour évaluer les coûts et voir si le jeu en vaut la chandelle», ajoute Alain Maron. Dans le même temps, à partir de septembre, des comités de discussions entre acteurs du sans-abrisme et politiques seront mis en place pour débattre notamment de ce dossier.
Malgré tout, en lisant l’ordonnance de 2018, il est possible de comprendre ce qu’il devrait être et permettre. Lorsqu’un SDF arrivera dans une structure, le travailleur social devra encoder plusieurs informations sur cette personne. «Ce sera des informations sur l’identité du demandeur, sa situation administrative, ses ressources et enfin les causes qui l’ont mené au sans-abrisme», détaille François Bertrand. Ces données, qui seront ensuite transmises à Bruss’Help, auront plusieurs objectifs. D’abord, elles permettront de produire des statistiques au jour le jour – plus précises que l’actuel recensement biennal – afin d’évaluer la situation du sans-abrisme à Bruxelles et pour formuler des recommandations aux acteurs de l’aide et au gouvernement. Un premier objectif que le secteur accueille favorablement. «On manque clairement de données sur le sans-abrisme, confirment plusieurs acteurs. C’est essentiel pour nous, pour voir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Si tout est anonymisé, on est OK.»
Leadership de Bruss’Help
Ainsi, c’est davantage sur une autre utilisation de ces données que se forment les crispations. Basé sur le modèle parisien ou londonien, Bruss’Help a aujourd’hui un rôle de coordinateur du secteur. Dans ce rôle, il reviendra à ses équipes, en haut de la pyramide, de dispatcher les SDF dans des structures en fonction de leur besoin et de leur situation. «Avant, chaque établissement choisissait les personnes qu’il souhaitait accueillir ou non. Aujourd’hui, le but est d’enfin réaliser une action d’ensemble pour être plus efficace dans l’accompagnement de ces publics fragiles», ajoute François Bertrand. Évidemment, pour réaliser cette mission, Bruss’Help aura besoin d’informations sur les sans-abri. Et c’est ici qu’entre en scène le dossier social électronique. «Le but sera d’utiliser les données transmises par les centres d’aide. Sans données, pas de connaissance, sans connaissances, pas d’action d’ensemble possible», répète François Bertrand.
«Avant, chaque établissement choisissait les personnes qu’il souhaitait accueillir ou non. Aujourd’hui, le but est d’enfin réaliser une action d’ensemble pour être plus efficace dans l’accompagnement de ces publics fragiles.» François Bertrand, Bruss’Help
«L’idée n’est pas mauvaise en soi, répond le vice-président de la Fédération pour centres bicommunautaires d’aide aux sans-abri de Bruxelles, BICO, Daan Vinck. Mais penser qu’une base de données permettrait en un claquement de doigts de mieux gérer les trajectoires de ces gens est très simpliste. Et les réalités de terrain ne sont pas simples.» «Le travail social, c’est discuter directement avec les gens pour mieux les aider. Nous, nous le faisons, pas Bruss’Help, ajoute, véhément, Laurent d’Ursel. Dire que depuis leurs bureaux, grâce à des données, sans connaître toute l’histoire de ces gens, la petite équipe de Bruss’Help pourra mieux définir les trajectoires à suivre, ça me semble délirant.» Première déception pour certains acteurs de terrain: perdre, à cause de ces données, la main sur leur propre politique d’accueil. «Vous savez, le secteur est bien représenté au sein de l’assemblée générale de Bruss’Help, répond François Bertrand. Ces craintes sont légitimes. C’est pour cela que nous devons travailler ensemble, entre représentants politiques qui ont pour rôle de faire avancer les choses et travailleurs sociaux pour connaître les réalités de terrain.»
Seconde chance
Au vu des différents entretiens réalisés, les inquiétudes portent plus largement sur l’idée même d’utiliser des données et des outils numériques. «Il y a toujours eu des réticences de la part des travailleurs sociaux à l’égard du numérique, explique Alexia Jonckheere, chercheuse à l’INCC (Institut national de criminalistique et de criminologie) et auteure d’une thèse sur l’informatisation du travail social. On craint que les données soient mal utilisées ou utilisées à l’encontre des personnes précaires ou encore que le numérique efface l’aspect humain du job.» C’est exactement le cas ici. Plusieurs risques sont soulevés par les travailleurs sociaux. Le premier (on pouvait s’y attendre): le risque d’une fuite des données. «C’est toujours le risque, répond François Bertrand. C’est pour cela qu’il faut mettre des balises et des garde-fous importants en étant notamment stricts sur les règles RGPD.»
Le deuxième concerne l’accès aux données. «Nous craignons que ce dossier inscrive dans le marbre les parcours des SDF, insiste Daan Vinck. Par exemple, qu’une mauvaise relation entre un SDF et un centre d’accueil se retrouve dans le dossier de cette personne et que cela la suive tout au long de sa vie. Cela va créer de la méfiance du côté des établissements d’accueil et ce n’est pas souhaitable. Ces personnes en situation de précarité extrême doivent avoir le droit à l’oubli et à une seconde chance.» Pour faire face à ce risque, François Bertrand rassure: «Dans la configuration qui est la plus probable, les centres vont devoir continuer à faire des entretiens à chaque fois qu’ils accueillent quelqu’un. Tout simplement parce qu’ils n’auront pas accès aux données que nous posséderons ou seulement sous certaines conditions qui restent encore à définir. Pour les entités hors secteur, comme les CPAS ou les structures sanitaires, c’est la même chose, ils n’y auront pas accès.»
Confiance
«Même dans cette configuration, nous sommes contre, enchaînent Laurent d’Ursel et certains de ses confrères du Syndicat des Immenses. Car on risque de perdre là l’essence même de notre travail: la relation de confiance.» L’ordinateur comme barrière, certains redoutent que les SDF montent leur garde face à des travailleurs sociaux ayant pour nouvel objectif d’envoyer des informations parfois sensibles à des agents qu’ils ne connaissent pas. «Cela fait partie de notre boulot de ne pas tout savoir. Parfois une personne va nous dire davantage de choses qu’à une autre structure et inversement, explique Daan Vinck. C’est normal, ils se protègent. Avec ce dossier, c’est sûr, certains ne nous parleront plus comme ils le faisaient avant.»
Dans l’esprit de Bruss’Help, cet enjeu est bien présent. «C’est pour cela qu’il va falloir travailler sur les modalités. Par exemple, en encodant les informations une fois l’entretien terminé. Il va également falloir faire beaucoup de pédagogie auprès de ce public défavorisé. De plus, il faut savoir que, dans l’ordonnance et au vu des règles RGPD, les SDF devront donner leur accord sur ce dossier (c’est important) et auront la possibilité d’avoir accès à tout ce qui est dit sur eux et de modifier ce qu’ils souhaitent modifier.» Un argument qui ne tient pas pour bon nombre d’acteurs. «Les SDF ne feront que très rarement cette demande, rétorque Jean Peeters, porte-parole du Front commun des sans-abri. Certains n’ont qu’un accès limité à la connaissance numérique. Comment voulez-vous qu’eux fassent cette démarche alors que personne dans notre société ne le fait?»
«Nous avons très bien travaillé avec Bruss’Help et les associations pendant la crise sanitaire. Nous ne voulons surtout pas que ce dossier mette à mal ces relations.» Alain Maron, ministre bruxellois du Social et de la Santé
Long chemin
Alors maintenant on fait quoi? «Il va falloir s’écouter et parler, c’est essentiel, répond Alexia Jonckheere. La numérisation d’un secteur ça n’a rien d’anodin et c’est bien normal qu’il y ait des inquiétudes et des oppositions.» «Vous savez le secteur, n’est pas fondamentalement contre ce projet, dont nous ne connaissons pas encore toutes les lignes. Il y a des craintes et c’est bien normal. Alors parler, oui, on n’attend que ça, confirme Christine Vanhessen. Il y a encore beaucoup de choses à définir, comme je vous l’ai expliqué, ajoute François Bertrand. Nous allons discuter, écouter l’ensemble des acteurs, étudier les différentes possibilités pour que ce dossier permette, non pas les intérêts du politique ou des associations, mais bien ceux des sans-domicile.»
Mais le chemin sera encore long et semé d’embûches pour ce dossier social électronique. D’autant plus que certains acteurs ont déjà prévenu: le jour où ce dossier sera effectif, ils bloqueront. «Nous prévoyons déjà accrocher des affiches pour encourager les SDF à ne pas répondre à certaines questions ou à répondre ‘raison personnelle’, balance Laurent d’Ursel. Nous ne voulons pas de ce dossier et, si c’est la seule solution pour protéger notre travail et les plus précaires d’entre nous, nous le ferons sans hésiter.» Une situation de conflit que le ministre Alain Maron souhaite éviter à tout prix. «Nous avons très bien travaillé avec Bruss’Help et les associations pendant la crise sanitaire. Nous ne voulons surtout pas que ce dossier mette à mal ces relations. Pour le moment, ce n’est pas la priorité du cabinet. Il va falloir bien réfléchir sur l’outil optimal qui permettra de satisfaire tout le monde.»