Avril, c’est la fin du «grand froid» et du dispositif élargi d’accueil des sans-abri. C’est aussi l’heure du bilan pour les CPAS wallons et les relais sociaux urbains chargés de gérer le plan hivernal. Des bilans variés mais un constat commun: les abris de nuit ont hébergé un grand nombre de jeunes.
En hiver, la température de l’urgence sociale monte. Dans la plupart des grandes villes wallonnes, on augmente le nombre de places dans les abris de nuit, les abris de jour élargissent leur horaire d’ouverture jusqu’en soirée pour permettre en pratique un accueil 24 heures sur 24, sept jours sur sept.
Cette augmentation de la capacité d’accueil peut être considérable. À Liège, on passe de 82 lits répartis dans quatre abris à un maximum de 106 lits «en cas de conditions hivernales morbides», précise Adrien Fievet, coordinateur du relais social de Liège. À Mons, on passe de 12 à 28 lits. À Namur, on double les places disponibles, de 30 à 60. À Charleroi, on va de 40 à 90 places. «On prévoit aussi un relogement possible chez des propriétaires privés qui donnent accès à leur logement, explique Geneviève Lacroix, coordinatrice générale du relais social. Parfois, cela permet à certains d’y être relogés définitivement.» Les villes ont retenu les leçons du passé et notamment celle de l’hiver 2010-2011, particulièrement rigoureux, au cours duquel la plupart des structures existantes ont été totalement dépassées par le nombre de personnes à héberger dans l’urgence. L’hiver fait aussi sauter certaines barrières: il n’y a plus de quotas de nuitées et l’accueil est inconditionnel à Charleroi et dans certains abris à Mons. Cela n’empêche pas les drames. On l’a vu à Namur avec le décès d’un sans-abri, au début de cette année.
La plupart des coordinateurs des relais sociaux avaient encore le nez dans les chiffres quand nous les avons contactés. Une tendance s’affirme cependant: les abris ont généralement été complets mais nulle part on n’a dû refuser les gens par manque de places. Quant au nombre de personnes accueillies, il varie de 330 à Mons et 700 à Liège mais, globalement, il n’a guère varié par rapport à l’année dernière. Un peu plus à Liège et à Namur. Statu quo à Tournai et à La Louvière. Moins à Mons et à Charleroi. Des progressions ou des augmentations qui méritent souvent d’être analysées. Ainsi, à Charleroi, Geneviève Lacroix, coordinatrice générale du relais social, pense que les politiques urbaines et sociales décidées en été ont un impact en hiver. «La Ville a procédé à la destruction des habitats insalubres. Elle a aussi mis en place une réglementation sur la mendicité qui établit des ‘tournantes’ pour le centre-ville. Cela a eu pour effet de créer des squats dans la périphérie. Nous pensons que cet hiver les gens sont allés dans ces squats plutôt que dans les abris de nuit. On peut aussi voir dans la diminution de 7% de personnes accueillies un effet positif de ‘Housing First’ (un dispositif qui propose aux sans-abri d’abord un logement avant le processus de réinsertion et qui a valu à Charleroi de recevoir le prix fédéral de Lutte contre la pauvreté en 2012, NDLR). En tout cas, nous avons constaté la présence d’un autre public dans les dispositifs d’urgence. C’est un public plus volatil qui complique le travail des équipes de travailleurs sociaux. Avec davantage de personnes différentes, plus de personnes qui ont des problèmes de santé mentale et posent des problèmes de comportement. Elles ont un profil ‘ingérable’. Pas assez malades pour être accueillies en institutions psychiatriques mais trop pour séjourner dans un abri de nuit sans créer de troubles. Nous observons aussi un nombre plus important de jeunes et de mineurs dans les abris de nuit.»
Un comportement plus agressif
Ce tableau du dispositif hivernal 2014-2015, nous le retrouvons quasi partout. À Liège, on a même dû pour la première fois accueillir des mineurs d’âge. «En principe, les mineurs ne sont pas admis dans les abris de nuit parce qu’il y a d’autres structures prévues pour eux, explique Adrien Fievet. Mais cette fois, nous avons dû prendre en charge deux mineurs. C’est un phénomène à surveiller, celui des jeunes de 17, 18 ans, qui vivent dans la rue, dans une grande précarité.» Pour Mandy Destrebecq, chargée de projet au relais social urbain de La Louvière, le rajeunissement du profil des sans-abri est le constat le plus troublant de cet hiver: «La tranche d’âge des 18-29 ans est la plus élevée (plus de 40%). Ce sont des jeunes très démotivés qui se retrouvent dans la rue parce qu’ils sortent d’institutions ou ont été chassés de chez eux par leur famille. Certains disposent du revenu d’intégration sociale mais cela ne leur donne pas pour autant accès à un logement. C’est aussi un public qui pose d’énormes problèmes de comportement: alcool, drogue, violence physique et verbale. Nous avons dû gérer bien plus de problèmes de ce genre que les années précédentes.» À La Louvière comme à Charleroi, on constate également que les sans-abri sont devenus plus mobiles. Ils circulent dans la périphérie à Charleroi. À La Louvière, on a accueilli beaucoup de Montois et de sans-papiers.
À Namur, Harold Houbon, coordinateur-adjoint du réseau social urbain, a une autre analyse du changement de profil des sans-abri. «Le vrai changement, nous l’avons perçu pendant les années 2010 et 2011 avec une progression très importante de l’hébergement d’urgence et un changement de profil des personnes sans abri ou mal logées avec parmi elles un nombre élevé de jeunes. Mais cela, c’est clairement l’effet de la crise économique. En hiver, les fluctuations dans le nombre de sans-abri hébergés sont surtout liées aux températures extérieures. Cette année, nous avons connu une augmentation de 18% de l’hébergement d’urgence par rapport à l’année dernière mais elle s’explique par l’hiver un peu plus rigoureux que nous avons connu.»
Pour les relais sociaux, le dispositif hivernal détecte des problèmes sociaux récurrents sur lesquels il faut ou faudrait se pencher toute l’année. C’est aussi l’analyse plus politique qu’en ont tirée trois présidents de CPAS. Dans une carte blanche publiée dans L’Avenir du 1er avril, Éric Massin, Philippe Defeyt et Claude Emonts, respectivement présidents des CPAS de Charleroi, Namur et Liège disent attendre toujours des solutions structurelles au sans-abrisme. «Créer toujours plus de places en abri de nuit peut apparaître pour l’opinion publique comme une manière de se donner bonne conscience, en mettant à l’abri un maximum de SDF pendant la période de grand froid. ‘Et après?’, s’interrogent les trois présidents. À côté de la politique de l’urgence sociale et du diktat de la température, le temps est venu de consacrer suffisamment de moyens financiers publics à de véritables politiques de remise en logement durable (…). À commencer par des politiques de lutte contre la perte de logement notamment à la suite d’une expulsion.»
Le sans-abrisme recouvre des réalités très différentes, confirment les coordinateurs des
relais sociaux. On peut ne pas être physiquement «dans la rue» tout en l’étant, parce qu’on est hébergé de manière précaire dans la chambre d’un autre ou dans un squat. On peut être à la rue parce qu’on perd son logement mais aussi parce qu’on a divorcé, perdu son travail ou parce que la santé mentale a vacillé. Autant de situations qui ne se résolvent pas dans l’urgence de l’hiver.
Aller plus loin
Focales n°3 (avril 2014): «Housing First, le logement comme priorité, pas comme récompense».