Un an maintenant que Bruss’Help, organe régional de coordination de l’aide aux personnes sans abri, a vu le jour, absorbant les fonctions de la Strada, structure d’appui au secteur sans-abri (rôle d’observatoire, de recommandations et de mise en réseau), avec deux missions en plus: la coordination de l’ensemble des opérateurs – publics, privés et associatif – en matière d’urgence et d’insertion, et l’orientation des personnes vers les structures d’accueil, une fonction dont le Covid a sonné le lancement en mai. C’est François Bertrand qui est à la tête de ce nouvel organisme – dont la création marque un tournant dans la politique bruxelloise de lutte contre le sans-abrisme – et que nous avons invité pour ouvrir ce numéro rétrospectif sur la problématique du sans-abrisme. Nous avons convié à ses côtés Martin Wagener, fin observateur des politiques sociales qui intervient régulièrement dans nos pages. Avant d’être chercheur et professeur en politiques sociales à l’UCL (FOPES-CIRTES), Martin Wagener a été travailleur social puis directeur de la Strada. Un dialogue constructif et prospectif, sombre dans l’ensemble – le Covid n’a pas arrangé les choses – mais émaillé de pistes encourageantes, sur les enjeux actuels et futurs du sans-abrisme.
Alter Échos: À l’heure actuelle, pouvez-vous déjà évaluer l’existence ou non d’un nouveau public sans abri, conséquence de la crise du Covid?
François Bertrand: Dès les premières semaines de la crise, on s’est retrouvé avec des personnes auparavant hébergées dans le circuit de la débrouille, chez des amis ou dans la famille, dans des logements insalubres ou très exigus. Ils se sont très vite tournés vers Bruss’Help pour trouver d’autres solutions d’hébergement, mais aussi d’aide alimentaire. Cela a constitué une première vague de demandes. Depuis le mois de juin, on est également confronté à une série de personnes en décrochage, qui ont perdu leur emploi ou qui avaient un revenu de remplacement et pour qui le Covid a restreint ou coupé toute ressource financière, les mettant en situation de sans-abrisme. Cela ne fait qu’augmenter. On peut aussi parler dans ce nouveau public des usagers en sortie d’institution – hôpitaux et prisons. Ces personnes étaient des usagers connus, mais la faiblesse des lits hospitaliers et les règles sanitaires ont multiplié le phénomène par dix. Elles se sont retrouvées en rue sans aucune solution. Ce sont nos premières observations. Il est difficile à l’heure actuelle de chiffrer cette augmentation. Le gel des expulsions a permis, entre mars et août 2020, d’éviter des décrochages et situations de tombées en rue des Bruxellois précarisés sur «le fil» juste avant l’épidémie. Le dénombrement de novembre 2020 sera capital car il permettra de dresser une photographie du sans-abrisme dans l’immédiat de la première vague de l’épidémie (et de ses mesures d’aides de crise: soins Covid aux sans-abri, ouverture d’hôtels, gel des expulsions) et de mettre cette photographie en perspective avec le dénombrement 2018 tout en tenant en compte la spécificité de la période de gel des expulsions.
Martin Wagener: On a réalisé durant ces derniers mois des entretiens avec toute une série de services – maisons d’accueil, de rue, Bruss’Help – et il en ressort que partout de nouvelles demandes émergent. Les services de travailleurs de rue découvrent à la fois d’anciens profils et des profils historiquement plus loin du secteur… On peut aussi s’attendre à un nouveau public lié aux séparations et aux violences conjugales renforcées par le confinement. Cela aura un impact non négligeable sur la demande en logement. Comme souvent, ce sera d’abord la famille qui aidera puis cela risque de se transformer en sans-abrisme. On peut craindre aussi une augmentation des demandes de la part des sans-papiers, qui ont perdu leurs revenus informels.
AÉ: La Belgique ne dispose pas de beaucoup de données, mais il semble clair que le public sans abri est plus vulnérable face au virus. Outre la question du logement, se pose la question du soin pour ce public.
FB: En effet, une étude est d’ailleurs en cours pour évaluer le lien entre facteurs de risque et précarité, en partenariat avec l’ULB et Médecins du Monde. Dans la palette des services de crise déployés en urgence par Bruss’Help, le premier à avoir été activé a été le centre de confinement médicalisé Covid pour les personnes sans abri. À travers ce dispositif d’orientation médicale, la Région bruxelloise s’est démarquée des autres régions. Derrière cela, il y avait cette idée d’une égale dignité de toute vie humaine au sein de la crise. En clair, nous avons eu très peur d’un taux de non-recours aux services d’urgence des hôpitaux par les personnes sans abri et avons en conséquence monté une centrale téléphonique de signalements (par les organisations d’hébergement et de rue) qui permettait d’intervenir sur le terrain, de prendre en charge, orienter et transporter (via ambulance Bruss’Help) vers la ligne hospitalière classique. Aujourd’hui, il en ressort un point positif et un point d’inquiétude. Ce système a permis que les personnes sans abri les plus durement touchées médicalement par le Covid (avec nécessité de soins intensifs) soient prises en charge avec la même rapidité d’intervention que n’importe quel citoyen. Mais nous sommes également très inquiets de relever que le niveau de risque est décuplé pour ce public en cas d’infection. Et encore plus inquiets de constater le report de soins pour les autres pathologies (tuberculose, HIV…). Cela doit rester au coeur de notre attention pour penser des dispositifs qui assurent une prise en compte globale des personnes sur les plans social et de la santé.
«Nous sommes également très inquiets de relever que le niveau de risque est décuplé pour ce public en cas d’infection. Et encore plus inquiets de constater le report de soins pour les autres pathologies.» François Bertrand
AÉ: À ce stade, quel bilan dressez-vous des hôtels?
FB: Nous avons eu, de la part des personnes qui ont été hébergées, un retour positif. Elles ont souligné une humanisation, la chambre d’hôtel étant considérée comme d’une qualité d’hébergement jamais connue auparavant, un «chez-soi» qui tranchait avec un logement exigu ou insalubre et avec les dortoirs, fuis par de nombreuses personnes à raison. La chambre d’hôtel contraste aussi avec les maisons d’accueil qui impliquent une incitation assez forte à la vie en communauté et une surveillance plus importante. Les hôtels se sont révélés être une solution alternative, se rapprochant davantage de l’approche Housing First, car reposant sur une autonomie accrue.
MW: Nous avons aussi remarqué que tout un travail avec les communes se mettait en place, ce qui est totalement nouveau. Des communes comme Watermael-Boitsfort – qui historiquement n’a jamais eu grand-chose à gérer en termes de sans-abrisme –, ont commencé des collaborations pour ouvrir des hôtels.
AÉ: Ces hôtels vont prochainement fermer, si ce n’est déjà fait… Quelle sera la suite?
FB: Certains hôtels sont fermés, mais nous sommes toujours dans une capacité identique à celle d’avril-mai. Nous avons pu reloger des personnes avec une maximisation des places dans les hôtels restants. Nous menons un grand chantier de captation de nouveaux lieux d’hébergement plus durables: des hôtels pour lesquels il y aurait une possibilité de passer par l’emphytéose, en lien avec les communes et CPAS, mais également des logements en agence immobilière sociale (AIS), des logements sociaux en rénovation ou des bâtiments privés de bureaux convertibles en habitat de qualité pour du moyen terme (un à deux ans).
AÉ: Est-ce donc réaliste de penser qu’aucune des personnes hébergées dans ces hôtels ne se retrouvera à la rue?
FB: Nous avons 700 personnes en hôtel… Mais pas 700 places durables. Il y a quand même eu un engagement des ministres Alain Maron (Action sociale) et Nawal Ben Hamou (Logement) pour capter des logements au niveau des sociétés immobilières de service public (SISP) et dans les agences immobilières sociales (AIS). Mais il y a une autre zone d’incertitude autour des travailleurs, en fatigue et en sous-nombre. Si nous parvenons à capter des logements à plus long terme, il faudra aussi placer des équipes en charge de l’accompagnement des personnes dans ces lieux. Et, on le voit, le secteur sans-abri, comme le social-santé en général, est sur les rotules après cette crise.
«Alain Maron a pensé sa politique sur la sortie de la logique de l’urgence. Avec la crise du coronavirus, il a été amené à renforcer l’urgence. Aujourd’hui se pose à nouveau la question du long terme et du logement durable et de qualité.» Martin Wagener
MW: Alain Maron a pensé sa politique sur la sortie de la logique de l’urgence. Avec la crise du coronavirus, il a été amené à renforcer l’urgence. Aujourd’hui se pose à nouveau la question du long terme et du logement durable et de qualité. Or depuis la fin des années nonante, la part des aides publiques consacrées au logement stagne et celle allouée à la construction de nouveaux logements est carrément en baisse. Même si le secteur sans-abri se met à travailler autrement, il faut des leviers dans le secteur du logement. Car à Bruxelles, il y a toujours plus de demandes mais pas d’augmentation du nombre de logements abordables et de qualité.
D’un autre côté, il y a aussi du positif. Comme François Bertrand le disait, les hôtels ont permis de lancer des projets de travail social qui ne sont pas réalisables dans les gros services, ce lien est à préserver. Cette approche plus humaine est souhaitée du côté des personnes sans abri, qui ne sont plus trop dans l’esprit des hébergements collectifs. Il faut donc des équipes dans les différentes communes. Et dans toutes les communes, pas seulement à Bruxelles et dans les quatre ou cinq communes autour qui, historiquement, sont davantage mobilisées – celles-ci octroient quatre à cinq fois plus d’adresses de référence. Il s’agit là d’une inégalité en termes d’intervention et d’orientation des sans-abri sur le territoire belge. Les petites communes sont complètement débordées et ont encore une vision très «Zola» du sans-abrisme. Pour elles, ce sont des personnes complètement désocialisées. Leur approche selon cette unique catégorie «clochard» les aveugle sur un tas de populations derrière. Mais d’une manière générale, Bruxelles est plutôt un bon élève dans cette crise. On a vu en Wallonie des villes ouvrir des centres sportifs, des zones de camping avec quelques barrières Nadar et des tentes comme «zone protégée corona»…
AÉ: Bruxelles s’en est bien sortie… Vous recevez le compliment, François Bertrand?
FB: Bruss’Help souffrait jusqu’à présent d’une défiance de la part du secteur, notamment autour de la nouvelle ordonnance qui régit l’aide aux sans-abri (lire: «Sans-abri à Bruxelles: un projet d’ordonnance qui sème le trouble», Alter Échos n°441, avril 2017). On partait avec une image assez négative. On se réjouit qu’il y ait eu une reconnaissance de l’ensemble des acteurs du secteur – de jour ou de nuit – de notre coordination pendant la crise et de la mise en cohérence des services.
Au-delà de la recherche de solutions plus durables de logements, un autre grand changement se prépare pour la période automne-hiver et après. Il n’est plus question d’avoir des centres de Samusocial qui fonctionnent «jour par jour» et où les personnes ne peuvent pas rester en journée. C’est un acquis de l’évaluation de cette crise: l’importance pour les personnes d’avoir un accueil de jour de qualité et le fait d’en finir avec la nécessité de téléphoner chaque jour pour obtenir une place pour la nuit. De même, l’inscription au Samu rimera avec un accompagnement social orienté solution.
AÉ: Une grande partie du public hébergé au Samu est composée de personnes migrantes et en situation irrégulière. La question migratoire reste un grand problème à Bruxelles. Quelles solutions envisage-t-on vis-à-vis d’elles?
FB: Le ping-pong Région-fédéral s’est poursuivi pendant la crise et rien n’a avancé. La Région bruxelloise continue de prendre en charge tant bien que mal ce public. Alain Maron et Rudi Vervoort ont financé trois hôtels pour loger ces personnes – afin de déconcentrer la Porte d’Ulysse à Haren, où il devenait difficile de maintenir les distances sanitaires. Au-delà de ça, il a été très compliqué pour la Plateforme citoyenne de maintenir un accompagnement social et juridique pour le public qui veut rester sur le territoire. Quant au public «transmigrant» – qui n’est pas majoritaire –, il était toujours dans l’esprit de rejoindre la Grande-Bretagne. Ce public a aussi été davantage victime de criminalisation dans l’espace public, plus encore que les sans-abri. À Bruxelles notamment, migrants en transit et autres sans-abri étaient contraints de marcher 20 à 30 km par jour, chassés d’un endroit à l’autre vu les interdictions d’ ‘être’ dans l’espace public. C’est pourquoi nous avons aussi dû rouvrir des centres de jour purement humanitaires, avec un accès aux douches, des lessives et de l’aide alimentaire.
«Concernant les migrants et personnes en situation irrégulière, le ping-pong Région-fédéral s’est poursuivi pendant la crise et rien n’a avancé. La Région bruxelloise continue de prendre en charge tant bien que mal ce public.» François Bertrand
MW: Historiquement, il y a eu une rupture avec l’arrivée de la N-VA au gouvernement. Jusque dans les années 2010, cette compétence restait aux mains des socialistes et une aide humanitaire minimum était toujours en place. Aujourd’hui, même ce minimum est remis en question. On se situe davantage dans une chasse, en témoignent aussi les dispositifs anti-SDF rassemblés dans la carte (détachable au milieu de ce numéro, NDLR). Il faut que les gens circulent. Et le coronavirus a aggravé cette injonction ! Cette approche a pris de l’importance dans les années 1990-2000, au moment de la création du Samusocial. Tout le monde pensait que c’était mal que les sans-abri s’installent quelque part. Mais cette activation historique des sans-abri remonte en fait à plus d’un siècle, issue du mouvement ouvrier et de l’esprit chrétien: il faut se bouger, travailler, mériter. Aujourd’hui, les projets de Housing First et de réaffiliation sociale font aussi appel à l’activation, mais avec une approche plus humaniste, d’émancipation.
FB: Tout à fait. Bruss’Help, c’est un peu la tectonique des plaques, avec les différents piliers et approches dans le secteur qui créent un manque de lisibilité et une difficulté pour mettre tout le monde autour de la table – plus à Bruxelles que dans le reste du pays. Bruss’Help apparaît comme un «quasi-service public» qui joue un rôle de connexion entre les différents services. Cette image de neutralité est importante, notamment pour régénérer la confiance.
AÉ: La crise n’a-t-elle pas justement permis de mettre tout le monde autour de la table, dans les projets d’hôtel par exemple?
FB: Le Covid a accéléré la collaboration entre acteurs. Cela a permis à chacun de mettre de côté ses luttes politiques et de méthodes pour avancer, avec les besoins de l’usager au centre. Les hôtels et l’auberge Jacques Brel ont mis ensemble des gens aux façons de faire différentes – comme Médecins du Monde, qui a une approche humanitaire, avec les acteurs de 86.400 (accueil de jour) et la garde médicale bruxelloise. Autre exemple à Anderlecht, où le projet rassemblait infirmiers de rue, Diogènes, le CPAS et la commune. Mais, globalement, le défi est grand. Après l’affaire du Samusocial, on est dans une nouvelle ère. On se retrouve avec un archipel d’acteurs, aux façons de faire et aux idéologies assez différentes, aux approches plus neuves – comme Housing First – et anciennes, qui ne sont pas à jeter.
«Toutes les différences et conflictualités qui étaient gommées par le grand acteur qu’était le Samusocial reviennent aujourd’hui. Chaque service en soi travaille bien, mais l’offre est trop organisée à partir des services et non à partir des besoins.» Martin Wagener
MW: Toutes les différences et conflictualités qui étaient gommées par le grand acteur qu’était le Samusocial reviennent aujourd’hui. Chaque service en soi travaille bien, mais l’offre est trop organisée à partir des services et non à partir des besoins. Il manque des outils qui donnent une cohérence à l’ensemble. Les associations craignent toujours une perte d’autonomie quand on met en place un outil de gouvernance ou d’orientation au niveau régional. La crainte d’une tutelle «CPAS et Ville de Bruxelles» – époque Samusocial – a disparu, mais le secteur reste très méfiant. C’est maintenant le moment de se poser des questions. Pourquoi travaille-ton? Pour faire survivre son asbl ou pour mettre fin au sans-abrisme?
Cette interview a été publiée dans le hors-série «Un toit pour tous. Et pour toujours», disponible ici en accès gratuit.
L’Agence Alter, Articule asbl, Bruxelles-Laïque, le Colectivo Garcia Lorca & Zin TV s’associent pour vous proposer une conférence-débat en ligne:
«LA VILLE VOUS APPARTIENT. COMBATTRE L’ARCHITECTURE DU MÉPRIS»
Dans un contexte de précarité croissante, renforcée par la crise sanitaire que nous traversons actuellement, l’espace public demeure l’ultime refuge pour les exclu.e.s de la société. Rejetées de toutes part, ces personnes à la marge n’ont d’autre choix que de « faire vie » dans un espace a priori ouvert à tou.te.s: l’espace public. Mais la ville, parfois lieu de rencontres et de cohésion, est aussi un espace de contrôle, agissant avec violence à l’égard de ses habitant.e.s. Du mobilier urbain tout sauf convivial aux dispositifs anti-sdf, des législations contraignantes et parfois absurdes accentuent davantage les inégalités: notre manière de penser l’espace commun est en constante mutation, pour le meilleur comme pour le pire.
Cette conférence-débat se veut réflexion multi-facettes sur la thématique, avec, au centre des échanges, Mickaël Labbé, philosophe et auteur de Reprendre place – Contre l’architecture du mépris.
Elle sera diffusée en streaming-live par l’équipe de ZIN TV sur Facebook le vendredi 16 octobre à partir de 18h30 & se clôturera vers 20h30.
L’occasion pour nous de vous présenter :
-> la Brussel’s Prout Map de Design for Everyone, une carte de Bruxelles pas comme les autres, qui répertorie toutes les installations de mobilier urbain aberrantes dans l’espace public.
-> le hors-série que consacre le magazine Alter Échos au sans-abrisme.
Suivez-nous sur la page de l’événement. «Venez» nombreux.ses, parlez-en autour de vous, faites tourner l’invitation!