Le gouvernement français a annoncé début janvier son intention de consulter les citoyens dans le cadre de la stratégie vaccinale, selon des modalités encore floues. Grenoble n’a pas attendu pour répondre à une demande formulée à plusieurs reprises par le Conseil scientifique français, et notamment par son président, Jean-François Delfraissy, infectiologue «enfant du sida», de veiller à associer la société aux prises de décision relatives à cette pandémie. Depuis le mois de novembre, la municipalité verte, rouge et citoyenne, sensible depuis plusieurs années à la participation (avec un budget participatif, notamment), a son comité de liaison citoyen – ou Convention citoyenne – composé de citoyens, d’associations et d’élus, pour mener un débat collectif sur des mesures mises en œuvre en matière de Covid, et pour vivre avec. Une expérience inédite (qui, depuis, a inspiré d’autres villes) de démocratie par le bas, «qui relève à la fois du dispositif et de la démarche», que nous explique Pierre-André Juven, adjoint à la santé et à l’urbanisme à la Ville de Grenoble et sociologue au CNRS sur les questions de santé, qui a, à ce titre, tout récemment sorti avec les historiens Jean-Paul Gaudillière et Caroline Izambert l’ouvrage Pandémopolitique, Réinventer la santé en commun (La Découverte, 2021).
Alter Échos: Comment est né ce comité de liaison citoyen?
Pierre-André Juven: La réflexion a émergé à la fin de l’été. Nous ne voulions pas refaire les mêmes erreurs que lors de la première vague de la crise au printemps, qui nous a pris de surprise. L’urgence a conduit à une centralité des décisions et donc à un abandon absolu de tout ce qui avait été construit en matière de démocratie en santé. On s’est donc dit qu’il fallait gérer ça différemment à l’avenir et mieux intégrer les habitants et habitantes de Grenoble. Sans engager les citoyens, sans qu’ils se sentent concernés, on ne résout pas les problèmes. Dans le domaine de la santé, on a une histoire très riche en matière de démocratie, dont le virus de l’immunodéficience humaine est un emblème. Il a renversé les pouvoirs médicaux et économiques et montré l’impossibilité de résoudre une crise sanitaire sans embarquer les personnes concernées. Et pourtant, en situation de crise, et d’autant plus en «guerre» comme notre gouvernement l’a qualifié, on a tendance à considérer que moins on est nombreux, mieux on gère la situation.
AÉ: Pourquoi les localités sont-elles des actrices incontournables pour «réinventer la santé en commun»?
P-AJ: La Covid impacte la santé – politique de l’État – mais aussi la vie des gens au sens plus large: culturelle, sociale, sportive, économique, etc. Cela touche à un ensemble de compétences municipales. La crise n’est pas que sanitaire, elle est aussi sociale, psychologique, économique. Cette imbrication se reflète dans la cellule Covid mise en place à la mairie qui se compose des élus à la démocratie, à l’égalité des droits, à la santé et à l’action sociale et au personnel.
Composition:
210 habitants des six secteurs de la ville, tirés au sort à partir de listes téléphoniques, sans condition de nationalité, paritaires et avec un tiers de participants de moins de 25 ans. Le comité compte aussi 30 représentants volontaires d’acteurs locaux (association, syndicats, collectifs, etc.), qui ont été sollicités à déposer une candidature, à partir de 12 items (famille, quartiers populaires, résidents étrangers, etc.).
Délibération présentielle et consultation virtuelle: En présence
— Six séances, sur une demi-journée, de novembre 2020 à avril 2021.
— Accompagnement par un tiers professionnel, les participants sont invités à débattre et à dialoguer pour donner leur avis sur les mesures qui leur seront présentées et pour faire remonter leurs préoccupations, relatives à la crise sanitaire. Sans la présence d’élus, garantie d’indépendance.
– Les habitants et associations participent en rotation, «pour éviter que les citoyens et les associations ne deviennent des acteurs institutionnels comme les autres».En virtuel
— Envoi de questions ponctuelles, à la totalité ou à une partie des membres inscrits permettant à la mairie de bénéficier d’un avis citoyen afin d’adapter et d’améliorer ses décisions.
Exemples de question: «Êtes-vous favorable à la mise en place de mesures d’isolement contraignantes par la Ville de Grenoble?» «En ce début de confinement, quelles sont les principales difficultés auxquelles vos proches et vous êtes confrontés?»— Les comptes rendus des réunions, réalisés par les services de la Ville, sont ensuite envoyés aux participants et mis à disposition sur le site.
AÉ: Les participants sont invités à débattre et à dialoguer pour donner leur avis sur des mesures et pour faire remonter leurs préoccupations. Un exemple de thématique traitée?
P-AJ: Nous avons parlé des marchés alimentaires. Les citoyens voulaient discuter des décisions prises, demander des inflexions ou des changements. On a discuté du fait de laisser tous les maraîchers venir, ou faire un stand sur deux. Les discussions reflétaient la tension entre économie – et l’importance du commerce de proximité – et santé. Nous avons aussi parlé des fêtes de fin d’année. Les habitants désiraient une communication claire, pratique, qui ne soit pas trop «grave». Les discussions ont débouché sur une campagne de communication avec des affiches plutôt ludiques. La vaccination s’est aussi invitée autour de la table, nous avions anticipé qu’il allait s’agir d’un sujet de controverse. Les habitants ne sont pas favorables à l’injonction, ou à la propagande, mais ont expliqué avoir besoin d’informations, tout simplement. La démocratie, c’est faire participer, mais aussi apporter de l’information. Nous sommes donc en train d’organiser une conférence ouverte sur la vaccination, avec des citoyens, des médecins, mais aussi des anthropologues, des sociologues. Je crois beaucoup dans le rôle des sciences humaines et sociales durant cette crise. Il faut être capable de déplier les controverses. Nous avons aussi fait appel à des associations spécialisées dans la médiation scientifique.
AÉ: Est-ce que ce comité de liaison citoyen vous a conduit à faire des pas de côté ou aller contre des décisions gouvernementales?
P-AJ: Pour l’instant non, il n’y a jamais eu de demande pour aller contre les décisions gouvernementales. Par contre, la question sera posée aux habitants dès que le gouvernement assouplira les mesures. Faudra-t-il être plus prudent à Grenoble, ville très touchée par la Covid? En tout cas, il ne s’agit pas d’aller «contre» le gouvernement mais bien d’adapter localement des décisions qui restent très centralisées. La marge qu’on a par rapport au gouvernement est assez faible, mais entrer dans un rapport de forces n’est pas judicieux.
AÉ: Ce dispositif est-il lourd?
P-AJ: C’est un travail énorme. On a embauché quelqu’un pour gérer l’animation, pour une question de charge de travail mais aussi d’indépendance. Cela requiert beaucoup de créativité et d’imagination. Mais attention, il faut rester humble. Il y a toujours à Grenoble des décisions prises dans l’urgence. On apprend à mesure que nous pratiquons.
AÉ: Quelles sont les éventuelles limites au dispositif déjà observées?
P-AJ: Des sociologues présents en immersion lors des réunions nous ont interpellés sur les efforts à faire en termes de visibilité de ce comité et de ce que s’y dit vis-à-vis du reste de la population.
En savoir plus
– Une webconférence, à laquelle participent notamment Eric Piolle, maire de Grenoble, Pierre-André Juven et Jean-François Delfraissy, tire le premier bilan d’un comité de liaison grenoblois. Disponible en ligne sur https://www.grenoble.fr/1950-convention-citoyenne-covid-19.htm
– Le parlement francophone bruxellois a organisé le 12 janvier dernier une conférence «La démocratie à l’horizon 2030: Quand la crise sanitaire redéfinit la participation citoyenne», en présence notamment de David van Reybrouck, historien, archéologue, écrivain, cofondateur du G1000, et Christine Mahy, secrétaire générale et politique du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. Disponible en ligne sur le site du parlement et sur Facebook.
À lire sur notre site:
«La participation à toutes les sauces», Alter Échos n°482, mars 2020.
«Julien Charles: ‘La participation peut faire mal’», article web, avril 2016.
«La participation, piège à cons?», dossier publié dans Alter Échos n°409, septembre 2015.