Alter Échos: Il est de plus en plus probable que les allocations de chômage soient bientôt limitées dans le temps. Comment votre Fédération se positionne-t-elle?
Luc Vandormael: Étant donné que nous sommes un organe pluraliste, composé de plusieurs partis, c’est compliqué de nous prononcer sur l’opportunité d’une telle mesure. Mais nous pouvons tout de même analyser l’impact qu’un tel changement aurait sur les CPAS wallons et attirer l’attention des futurs gouvernements lors des réunions de concertation qui se tiennent actuellement.
AÉ: Quelles seraient ces conséquences d’une telle mesure pour les CPAS?
LV: À ce stade (l’interview a été réalisée le 21 juin 2024), il existe au moins trois scénarios qui influencent différemment le nombre de personnes concernées et le coût final d’une telle mesure.
Appliquée de manière maximaliste, elle concernerait 141.000 personnes en Belgique, dont la moitié, n’ayant pas le CESS, est éloignée de l’emploi. En Wallonie, 52.866 personnes seraient concernées selon les chiffres du Forem. Si toutes ces personnes se rendaient demain au CPAS, ce serait une augmentation de 71% des demandes de revenu d’intégration sociale (RIS) (près de 75.000 actuellement). Mais ce ne sera pas le cas.
Un tiers de ces individus sont des cohabitants. En fonction de la législation, si les revenus du ménage sont supérieurs au montant du RIS correspondant, ils pourraient perdre tout droit. Dans ce cas de figure, seulement 35.320 personnes pourraient solliciter le revenu d’intégration dans les CPAS wallons. Mais pour survivre, ces personnes qui vont perdre leurs droits demanderont sans aucun doute une aide complémentaire, qui serait alors complètement sur fonds propres des CPAS (NDLR: alors que le RI est cofinancé par le fédéral à une échelle de 55 à 70% en fonction du nombre de bénéficiaires).
Selon nos calculs, en fonction des différents scénarios évoqués, l’augmentation du nombre de dossiers RIS représenterait un coût pour les CPAS wallons situé entre 71 millions et 219 millions d’euros.
D’autres experts, dont Muriel Dejemeppe de l’UCLouvain, estiment qu’un tiers des personnes exclues pourraient trouver du travail. Si on considère cette information, ça baisse encore le chiffre des recours au CPAS à 17.660 pour la Wallonie, soit une augmentation de 24% du nombre de RIS. Personnellement, vu le faible taux d’employabilité de ces personnes, je n’y crois pas.
Ce sont trois scénarios qui doivent être envisagés en gardant à l’esprit que certains critères sont encore à définir. D’abord, il y a un nombre de chômeurs de plus de 55 ans qui pourraient ne pas être concernés par l’exclusion. C’est une règle envisagée par certains partis. La considération des périodes de travail temporaire, notamment pour les intérimaires, est aussi à décider. Et puis il y a la prise en compte ou non du principe du «standstill», selon lequel il y a des droits sociaux garantis au nom de la dignité humaine, ce qui voudrait dire que le compteur ne démarrerait qu’au moment où la mesure serait décidée.
AÉ: Combien coûterait chacun de ces scénarios?
LV: Selon nos calculs, en fonction des différents scénarios évoqués, l’augmentation du nombre de dossiers RIS représenterait un coût pour les CPAS wallons situé entre 71 millions et 219 millions d’euros. Une somme qui ne tient pas compte des financements nécessaires pour que les CPAS – déjà en manque d’effectifs – accompagnent correctement ces nouveaux publics. L’application de cette mesure sans relèvement du taux de remboursement du RIS par le fédéral serait une véritable catastrophe pour les pouvoirs locaux, puisque les communes interviennent pour les déficits des CPAS. À la Fédération, on revendique le relèvement de ce taux à 95% et des moyens supplémentaires pour engager des assistants sociaux et du personnel administratif, pour payer les frais de fonctionnement et peut-être de nouveaux locaux pour les travailleurs parfois à l’étroit.
AÉ: Plusieurs politiques espèrent qu’une redirection de ces personnes en difficulté vers les CPAS permettra un accompagnement plus individualisé. Qu’en pensez-vous?
LV: L’accompagnement des gens vers l’emploi est une des missions des CPAS. En Wallonie, ils remettent chaque année 10.000 personnes au travail. C’est la preuve qu’ils ne sont pas dans une posture d’encouragement de l’assistanat comme on l’entend parfois. Mais pour ces nouveaux bénéficiaires venant du chômage, je pense qu’il serait inopportun d’exiger des CPAS qu’ils réussissent une mise à l’emploi à laquelle d’autres ont déjà échoué.
Selon le Forem lui-même, une part importante du public est considérée comme fragilisée. Il s’agit souvent de personnes polytraumatisées, avec des histoires familiales compliquées, infraqualifiées, en prise avec des problèmes de santé (mentale surtout), avec des assuétudes, avec souvent d’énormes problèmes d’accès au logement. Il faut donc avant tout travailler sur la stabilisation psychosociale.
L’esprit de la convention que nous avons avec le Forem, c’est «qui peut le mieux s’en occupe», toujours en fonction des individus et des moments.
L’esprit de la convention que nous avons avec le Forem, c’est «qui peut le mieux s’en occupe», toujours en fonction des individus et des moments. Avant d’entamer le chemin vers un travail, il faut d’abord assurer un logement et les soins de santé. Le CPAS a effectivement une certaine expertise pour aider toutes ces personnes éloignées de l’emploi depuis un moment. Mais je pense que le Forem, grâce notamment à ses relations avec le monde de l’entreprise, est plus compétent pour accompagner les gens qui se rapprochent de l’employabilité.
AÉ: Le RIS fait-il l’objet d’évaluations? Est-ce un outil performant?
LV: Le revenu d’intégration, c’est la dernière ligne de protection sociale. C’est, avec l’emploi, une des deux manières d’octroyer le droit à l’intégration sociale. La seule façon de considérer sa performance, c’est le fait qu’une personne sur trois sort du RIS chaque année en Wallonie. En revanche, ce qui fait l’objet d’une évaluation, ce sont les projets individualisés d’intégration sociale (PIIS) qui sont élaborés avec les travailleurs sociaux en fonction des besoins et des ressources des bénéficiaires. Ces projets sont évalués périodiquement. Et selon moi, ça ne doit jamais être un procès à charge de la personne. Les engagements pris par le CPAS doivent aussi être évalués.
AÉ: «Sortir du RIS», c’est-à-dire?
LV: Il y a différents modes de sortie. La majorité de ces personnes n’ont plus droit au RIS parce qu’elles retrouvent du travail, soit de manière pérenne, soit durant une période suffisante pour retrouver le droit au chômage. D’autres sortent du RIS parce qu’elles déménagent, parce qu’elles se mettent en couple, ou parce qu’elles ne viennent plus au rendez-vous, avant de disparaître des radars…
AÉ: Le taux de bénéficiaires d’un RIS chez les 18-64 ans varie fortement selon les régions. Les chiffres de l’Iweps montrent que la Wallonie (3,41%) se situe dans une position intermédiaire entre Bruxelles (taux de 6,07%) et la Flandre (1,16%). Comment expliquez-vous cette surreprésentation des Wallons et des Bruxellois?
LV: C’est un effet miroir de la situation socio-économique des territoires, notamment entre le nord et le sud du pays, mais aussi entre les zones urbaines et rurales, avec des facteurs touchant à tous les éléments qui constituent la pauvreté. Il suffit de regarder les différentes cartes qui indiquent la pauvreté en Belgique. Sur toutes, c’est le bassin mosan qui apparaît. De Mons à Liège, de Liège à Verviers. La pauvreté, elle est là, le long de la Meuse. Ce qui ne signifie pas qu’être pauvre au fond du Luxembourg soit plus simple. Mais les gestionnaires des CPAS n’ont pas la possibilité de peser sur ces facteurs. Ils se trouvent en aval de toutes les décisions politiques.
Avant d’entamer le chemin vers un travail, il faut d’abord assurer un logement et les soins de santé.
AÉ: La secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, Christine Mahy, estime que 70% des demandeurs d’emploi de très longue durée ont eu des contrats de moins de trois mois (trois mois de travail ininterrompu sont nécessaires pour sortir du statut de demandeur d’emploi inoccupé). Partagez-vous ce constat?
LV: Je n’ai pas le chiffre des 70%, mais je fais confiance à Christine Mahy. Il est clair que beaucoup de chômeurs de longue durée travaillent avec des contrats précaires à durée déterminée. Ils font, en fait, des allers-retours entre l’emploi et le chômage.
AÉ: Faut-il revoir à la hausse le différentiel entre le montant des allocations de chômage en fin de droits et le RIS pour davantage «encourager» la recherche d’emploi?
LV: Nous avons toujours demandé que toutes les allocations de chômage soient au moins plus élevées que le RIS. Actuellement, les CPAS doivent accorder des RIS partiels parce que les allocations de certaines personnes sont inférieures au revenu d’intégration leur correspondant (isolé, cohabitant, personne avec famille à charge). Augmenter les allocations permettrait d’éviter que les CPAS versent des compléments RIS de 20 euros (avec toute la charge que représente la constitution d’un dossier) ou un non-recours au droit pour «seulement» 20 euros. Mais augmenter ce différentiel n’a pas grand intérêt pour la remise au travail.
Je pense qu’il faut plutôt jouer sur le différentiel entre les salaires et les allocations. En augmentant les bas et moyens salaires, pas en diminuant les allocations qui sont (tout au moins au CPAS) déjà en dessous du seuil de pauvreté. Tout le monde s’accorde pour que le travail soit mieux rémunéré. Mais sur la méthode pour augmenter les salaires, ce n’est plus à moi de me prononcer.